Finitude & expiation, ou le troisième terme encore inexploré de la pensée maistrienne
1Hauteur de ces controverses théologiques qui s’étendent du classicisme du xviie siècle à l’illuminisme du xviiie siècle, profondeur de cette doctrine catholique qui fonde les œuvres érudites du début du xixe siècle, amplitude même de ce déploiement polyphonique qui régit une écriture religieuse assez délaissée par la critique du xxe siècle, nombreuses sont les références que sollicite et requiert pour nous la pensée de Joseph de Maistre. En vue de réduire un hiatus qui semblait d’abord ériger son sens en une inactualité foncière, la critique a souvent choisi les plans particuliers d’une analyse contextuelle (E. Dermenghem), politique (J.‑Y. Pranchère), ou littéraire (P. Glaudes), au risque de perdre de vue l’engagement proprement dogmatique des textes ou leur cohésion même au sein d’un système1. Or c’est à cet aspect proprement religieux que souhaite s’attacher la présente étude, transcendant ainsi tous les plans précédemment évoqués en une très réelle empathie pour son sujet2. Bien plus assurée en son engagement catholique que les illuminismes de Saint‑Martin ou Jung‑Stilling auxquels on a parfois voulu la rattacher, l’écriture de Joseph de Maistre suppose en effet tous ces apologistes de la fin du xviiie siècle (Bergier, Feller, Nonnotte) que l’épopée des Lumières et le renouveau napoléonien ont contribué à faire oublier — lorsqu’il fallait se séparer de l’Ancien Régime puis préférer le style moderne de Chateaubriand. À l’aide de l’histoire doctrinale, l’ouvrage se propose ainsi d’éclairer les hyperboles apparentes d’une parole passionnée, moins singulière que scrupuleusement fidèle à la vulgate combattive de la foi et entées sur une eschatologie leur conférant climat et accent particuliers. Se déploie alors la synthèse d’une pensée non seulement référée aux auctoritates de l’histoire passée mais encore appuyée sur le kaïros de l’histoire présente, et l’actualité révolutionnaire elle‑même s’y comprendra dès lors comme moment d’expiation communautaire intégrée à cet ordre supérieur que l’étude des sources observe déjà tant chez les apologistes français (E. Bergier) que chez leurs correspondants anglais (J. Leland), tant chez les scolastiques médiévaux (via la Somme contre les Gentils) que chez les pères antiques (via le Contre Celse). Un vaste mouvement parabolique se dégage alors de cet ensemble, reproduisant la traditionnelle élancée exitus‑reditus qui composera aussi le plan de l’étude. Articulant donc état antelapsaire et histoire humaine, ce diptyque ne saurait pourtant se comprendre qu’à la condition d’y penser l’homme comme élément nodal, sans lequel temporalité ou discursivité n’auraient plus même aucun sens, et de le réhabiliter par conséquent contre la pensée des Lumières3 ; certes blessé par le péché originel, tout homme demeure en effet la créature élue de Dieu, et si la faiblesse affectant sa volonté aggrave dramatiquement sa propre misère, il n’en est pas moins toujours soutenu par celui qui le forme patiemment, le sauve grâce à des châtiments temporels, et préserve ainsi sa liberté par l’absence de toute automanifestation contraignante.
2Si la sombre rhétorique maistrienne s’emporte ainsi contre la dégradation peccamineuse de l’homme, c’est qu’elle s’est d’abord persuadée qu’une telle corruption n’était en rien nécessaire. L’humanité est du reste toujours magnifiée dès qu’il s’agit d’en affirmer la divine origine ou d’en espérer la bienheureuse restauration. Cette empreinte catholique est exemplairement soulignée par l’interprétation du sixième verset du psaume VIII, « Minuisti eum paulo minus ab angelis », cité par Joseph de Maistre (« même dans notre état de dégradation l’homme n’est placé que pour un instant en‑dessous de l’ange »4), repris à Bossuet (« l’homme a été abaissé un peu au‑dessous de l’ange »5), et immédiatement appliqué à l’homme lui-même — à rebours des lectures de Lemaistre de Sacy ou de Berthier qui n’y entendaient là que figuration univoque des prérogatives du Christ. S’il ne constitue certes pas une opération herméneutique majeure, la traditionnelle « Épître aux Hébreux » proposant déjà une application directement anthropologique de la parole psalmique6, ce choix maistrien révèle pourtant l’élection d’une voie intellectuelle classique, confessant la dignité de l’essence même de l’être et non de sa seule raison. Ainsi peut être renversée la doxa des Lumières7 (p. 33). C’est que l’œuvre dialogue en permanence avec son temps, l’avancée encyclopédique ne lui semblant que la simple reprise quelque argumentation antique.
3Malebranche se fourvoyait donc en posant que l’homme n’avait pas le pouvoir d’être à l’origine de ses actes. S’il faut laisser à Dieu le soin d’être cause première, cette cause même produit en effet un second pouvoir causal s’identifiant à l’esprit humain ; si le Verbe est donc à l’image du Père, les hommes sont eux‑mêmes à l’image de ce Verbe toujours déjà enté en son Père, au sein d’une tension eschatologique très origénienne. Il est important que Joseph de Maistre parle du Christ en cet endroit, tant il est vrai que la présence du Verbe est discrète en son œuvre (Longhaye ou Duhamel l’ont déjà noté). Mais au lieu d’une essentielle défense des intentions de l’auteur (p. 46‑47), on aurait attendu de M. Froidefont qu’il puisse remarquer qu’un tel accent christologique aurait également été très nécessaire au moment d’évoquer le principe de l’expiation, et que l’épaisseur charnelle d’un vécu ayant déjà pathiquement éprouvé le poids de la rédemption pouvait être alors utilement proposé pour repenser l’œuvre maistrienne aujourd’hui.
4L’esprit se trouve ainsi décrit comme principe nodal emplissant l’âme, et rendant cette dernière pensante sans l’identifier à un réceptacle inerte de facultés pensant pour elle comme le postulait précédemment le système matérialisant de Locke. Une transcendance s’affirme par ce primat de la raison sur la volonté : l’arbitraire divin ne se joue pas immédiatement de toute situation concrète, ne réduit pas à néant la notion même de vérité, et continue ainsi à témoigner du sens de sa réelle gouvernance. Ce dépassement du politique par la métaphysique est encore visé par les idées innées, dont on ne connaissait plus l’existence que par leur critique chez Locke ou Voltaire mais que Joseph de Maistre convoque à nouveau par sa solide connaissance d’Aristote et du rôle des sens dans la connaissance8 : ni produites par le sujet ni reçues de l’extérieur, elles respirent en nous pour nous permettre d’atteindre la vérité, aidant l’intelligence à concevoir et s’exprimant par la médiation des sens en un cheminement dynamique fort éloigné des connaissances toute faites auxquelles on a voulu les assimiler (sans quoi, comme le disait Mersenne, même l’homme sauvage aurait été théologien catholique, p. 69). Le terme d’« idée » est pourtant ambigu, comme l’illustrent les Soirées de Saint‑Pétersbourg à propos du sacrifice : si l’idée du devoir religieux semble en effet innée, son application sera quant à elle adéquate ou non dans les cas précis du sacrifice chrétien ou païen, rien ne désignant alors cette idée comme appréciation personnelle9. Mais la louable raison peut tout de même parfois défaillir — si chaque vivant a une connaissance propre de son être, il est ontologiquement censé qu’il demeure pour le sujet des connaissances obscures et seulement accessibles à Dieu. La pensée de Locke ne pouvait trouver plus parfait renversement en cette nouvelle philosophie de la connaissance, combattant matérialisme (p. 81) et scepticisme (p. 82) en lesquels l’existence de différentes coutumes niait dans les faits l’existence de la loi morale et donnait ainsi une grandeur particulière à la pensée de la finitude tout en portant aussi une estime minorée à la valeur de l’intelligence. Mais le risque de théodicée demeure ici évident ?
5La liberté de l’homme, déterminée chez Hobbes et indifférente chez Descartes, ne s’épanouit ainsi pleinement que dans une doctrine catholique qui la pense en intime accord avec la raison ; elle appelle donc sous la plume maistrienne les termes d’« attrait » et d’« amour » (p. 102), comme déjà chez Aristote — Éthique à Nicomaque —, Origène — Philocalie —, et Bossuet — Traité du libre‑arbitre. L’omnipotence divine n’en est pas entravée puisque les causes secondes ne contredisent pas le projet supérieur — ce que posait déjà Thomas d’Aquin (Somme Théologique, III, 21, 70 et 148)10. Il convient alors de repenser la Providence, Malebranche donnant « trop à Dieu » et Thomas d’Aquin « pas assez à l’homme » (p. 109). Ce que comprenaient les amis de Joseph de Maistre, Clarke, contrant Hobbes et Spinoza, ou Feller, critiquant Bayle et Voltaire : le vouloir humain est réel, sans devancer l’intelligence ni tomber dans l’indifférence ; il est guidé par l’attrait, sans être jamais forcé par lui ; et son mouvement est solidaire de sa liberté, sans que l’homme ne sache désirer autre chose que ce qui est désirable — Dieu et son amour (p. 118).
6Le péché originel subsiste pourtant, non seulement comme réalité théologique fondamentale mais encore comme problème philosophique central. M. Froidefont propose alors de ne plus le considérer comme un quelconque point nodal au sein d’un christianisme régi par l’ample mouvement binaire exitus et reditus, lui qui n’admet évidemment aucun centre (p. 126), mais de l’appréhender au contraire au sein même d’un déploiement régi par la vaste fresque de l’histoire passée et présente, elle qui fut souvent pensée par Huet, Bossuet et Feller (p. 133). S’il était en effet classique de poser qu’Incarnation et Rédemption venaient en conséquence nécessaire du péché originel par la grâce — quelles que soient par ailleurs les attaques des Lumières contre ce Concile de Trente découvert chez Alletz et Bergier —, il était aussi plus original de tenir que chute et péché ne s’éclairaient qu’en considération factuelle des vicissitudes temporelles par la foi — qu’il s’agisse du mal partout à l’œuvre, de la révélation d’un homme dégradé et puni, ou de la cause nécessairement criminelle de l’un et de l’autre. Joseph de Maistre peut dès lors penser le péché selon une logique causale de facture juridique11 : « les châtiments [étant] toujours proportionnels aux connaissances des coupables » (p. 135), toute peine singulière ne saurait toucher qu’un coupable singulier, et le péché originel ne saurait plus témoigner alors que pour l’éminente dignité humaine. Toute condamnation impliquant le maintien même d’un lien social devant être réparé, il est donc souligné par là que Dieu s’occupe de l’homme. Mais s’il est intéressant de voir le modèle mondain tenter d’enseigner ainsi la science du divin, ce qui ne représente certes pas le moindre acquis de la pensée observée, nous devrons pourtant remarquer que l’ampleur de ses vues en permet aussi et justement la chute, inversement proportionnelle au mouvement que nous décrivions précédemment. S’enraciner en effet dans la finitude pour remonter alors jusqu’au projet divin aurait sûrement nécessité de revenir à la figure incarnée par excellence, celle du Christ, elle qui permet de comprendre comme en creux ce qu’est l’horreur propre du péché. Or la visée apologétique de l’ouvrage de M. Froidefont y porte peu d’attention : soit en admettant que le christianisme n’est qu’un mouvement exitus/reditus dépourvu de centre, ce qui rend du reste inintelligible la littéralité même de son nom fondé en raison sur le nom du Christ, soit en affirmant que la pensée d’un philosophe peut également se passer de tout point nodal de concrétion, ce qui ne permet plus de rendre compte de la portée spécifiquement chrétienne de ses acquis, soit en posant que l’histoire elle-même se déploie comme conséquence d’une chute liminaire utilisée par Dieu pour ramener l’homme à lui, elle que l’on pourrait tout aussi bien penser comme direction d’une voie humaine initiée par le Christ pour libérer l’homme en lui. En somme, l’ouvrage semble ne pas assez comprendre que Dieu ne saurait s’occuper de l’homme en dehors de cette logique d’incarnation christique. De là sans doute quelques explications laborieuses en leur pure abstraction, comme celle de l’hérédité du péché originel (p. 139‑141) ou de la limitation de la force humaine (p. 154‑155)12.
7L’originalité maistrienne elle‑même nuance par endroits cette pensée de la finitude qu’elle avait pourtant avoir initiée : si l’homme a chuté dans la matière à la suite du péché originel et que le corps n’apparait donc que comme simple entité contingente liée aux conséquences de la faute, l’épaisseur propre de l’être mondain disparaît alors derrière ce que l’on peut désigner comme une pure apparition de convenance — l’influence origénienne se discernant donc ici jusqu’en ses accents les plus hétérodoxes. On dira certes qu’une telle pensée se trouve enchâssée en un genre littéraire particulier, celui de ces Soirées qui n’entendent en aucun cas ériger toutes leurs assertions en système mais tisser entre elles positions et fausses positions, affirmations définitives et simples suppositions advenues dans le cours d’un dialogue, et que si aucune nature animale ne paraît en Gn 1, son advenue en Gn 2 constitue bien a priori le nœud qui sauvegarde la bonté divine en posant d’une part l’existence d’un simple corps spirituel dans l’état antelapsaire et en reconnaissant d’autre part l’entrave de l’actuelle corporéité expiatrice dans l’état pérégrin (p. 147). Mais la signification de ce mouvement n’est tout de même pas suffisamment déterminée — s’agit‑il d’un retour de nécessaire obligation ou de libre adhésion ? —, et la forme de cette métaphore semble plus poétique que théologique — pourquoi l’image spatiale de la chute, postulant un haut et un bas, devrait-elle nous renvoyer directement à l’orbe eschatologique ? En lieu et place du « lecteur attentif » dont parlait M. Kohlhauer13, il faudrait alors interroger un lecteur authentiquement imaginatif, et l’on aurait aimé que M. Froidefont puisse reconnaître ici la pratique d’un discours d’abord analogique puis conceptuel — poser que l’état antelapsaire connaissait déjà le corps, mais avec une légèreté qui n’existe plus dans le temps présent et ne se retrouve plus que dans l’extase des saints, c’est s’enraciner en effet en littérature. Il nous semble en somme insuffisant de dire que Joseph de Maistre s’écarte résolument de l’anthropologie de son époque en affirmant que c’est bien l’homme qui pense et non une faculté de son intelligence ; il conviendrait plutôt de souligner la diversité épistémologique des strates de son discours, affirmant, comme par sauts successifs, une unité philosophique entre perception, raison et volonté, à partir d’une distinction littéraire entre pesanteur du corps et apesanteur de l’esprit, pour rejoindre le plan théologique d’une unité de substances similaire à une trinité de puissances — « Il y a dans la trinité humaine comme dans la divine une circumincession (on pourrait dire compénétration). La perception affirme et veut. La raison perçoit et veut. La volonté perçoit et affirme »14.
8Ces considérations méthodologiques n’ont pourtant pas à altérer de réelles découvertes. Si nous partageons avec l’animal un appétit, guidé chez lui par l’instinct et tiraillant chez nous la volonté, nous évitons en fait une inertie en laquelle la notion même d’expiation serait peu concevable — ce dernier principe guidant bien toute la réflexion maistrienne. L’étude retrouve ici l’influence du médecin Barthez, développant un être ternaire (pensée, principe vital et corps) qui ne pouvait pas ne pas plaire à notre auteur : apparaissait en effet une âme distincte de l’âme pensante et nommée esprit (le péché original ne dégradant, pour la pensée maistrienne, que le premier terme). Telle est la gradation nouvelle entre corps, âme (moyenne proportionnelle) et esprit, dont le pôle central se trouve être le plus attaqué en conséquence directe de la chute mais aussi en tant que possible moyen de retour à Dieu ; le corps est alors dédouané de toute faiblesse, ne venant que de Dieu comme conséquence de la chute, et l’âme chargée de la faute, n’usant que du désir comme moyen de retour (p. 177).
9L’étude ne conserve pourtant pas la terminologie qu’elle vient de trouver chez Barthez mais reprend au contraire la notion même de principe vital dont parlent abondamment les Soirées ; en faisant du cœur le siège des passions et le lieu du sang, il s’agit en fait de réguler la vie par la mort afin que l’expansion humaine ne devienne pas anarchique — ce qu’appuyaient les théories scientifiques de Buffon. La chute nous faisant rejoindre la nature, il est donc tout naturel que ce qui régule la vie opère aussi par le biais du sang, principe organisateur du vivant (p. 187), en lequel la maladie provient donc aussi du péché originel. On comprend que Cioran ait pu s’en scandaliser15, et que le monde contemporain éprouve bien des difficultés à en apprécier la pertinence anthropologique. Et l’appuyer, comme le fait ici M. Froidefont, sans cette distance critique que requiert pourtant toute parole mythique, par la plane reprise de l’exposition maistrienne quant à une force supérieure des premiers hommes, justifiée par l’épisode du déluge à l’ampleur adaptée à leur méchanceté foncière, relève pratiquement de l’errance conceptuelle. Même si Thomas d’Aquin approche certes cette conviction (Somme théologique II, 1, q. 81, a. 2), il aurait à nouveau fallu conserver l’incarnation comme modèle, le Christ comme horizon, et la sédimentation de la parole comme expression herméneutique. On notera sans doute que Dieu châtie et ne punit pas ; pour les innocents, voilà qui manifeste la puissance de Dieu lorsque la peine est supportée avec patience, donne à comprendre le poids de la nécessité lorsque la finitude provient elle-même du péché originel, et permet de mesurer la faute de ses propres parents lorsque chacun dépend fatalement d’une origine ; mais une telle théodicée ne rassure guère16.
10Penser ainsi la mort permet en revanche à Joseph de Maistre de renverser totalement la philosophie de l’histoire telle qu’elle était classiquement reçue par les Lumières : descendants de ceux qui ont particulièrement affaibli leur humanité, les sauvages ne sont absolument pas de pauvres enfants, comme le pensaient Buffon et Paw, mais reprennent les crimes de leurs ancêtres comme tout un chacun, loin de se rapprocher donc de l’animal ainsi que le voulait Fontenelle ; se mouvant dans l’intuition et non dans la discursivité, les premiers hommes ne sont absolument pas ces primitifs que voulait voir en eux Condorcet, mais ceux à qui Dieu se révélait alors naturellement pour leur enseigner sa présence, et qui développaient corollairement la connaissance et les arts que comprenaient déjà ainsi Ramsay et Leland. Par le détour même du mythe, la pensée s’efforce de rejoindre une historicité contraignante et apte à se repenser elle-même. En somme, et hors même du cas limite du sauvage et du premier homme, le sujet n’existe pas comme entité autonome, à l’inverse de ce que pensent Hobbes ou Rousseau de manière trop désincarnée et de ce que tiennent le protestantisme ou le philosophisme de manière trop absolue.
11Toute histoire se trouve ainsi enchâssée en un plan qui la dépasse, en un projet divin non linéaire mais circulaire, en un élan parabolique fort éloigné de cette croyance farouche en une marche décisive vers le progrès. On songe à l’apocatastase origénienne : l’histoire s’achèvera positivement lorsque chacun aura vaincu le mal en soi, de soi‑même ou par l’intercession d’un autre, et la question même de l’enfer n’aura donc plus à se poser (p. 265). Or c’est le mal qui se trouve mettre en mouvement cette dynamique, non comme une variable mathématique mais comme une ouverture éclectique — à laquelle ne pouvait que répondre l’impressionnante érudition de l’auteur (p. 272). Une authentique pensée de la finitude se retrouve alors, tant il est vrai que tout désordre suppose un ordre antérieur ou coexistant et que le scandale du mal singulièrement observé suppose une référence au bien fondamentalement désiré. La Providence s’étendra dès lors à toute une nation, et se conjoignent pensée politique et pensée eschatologique lorsque l’action de Dieu souhaite ne pas heurter la conscience de l’homme (p. 283) – la royauté s’établit par exemple avec le temps, et un roi indigne ne sait finalement que purger son royaume, mais la Révolution française, ponctuelle et sans assise, se donne comme un châtiment brusquant le cours attendu du temps (hors de tout contractualisme et selon une pensée authentiquement chrétienne, tout pays ayant besoin de la direction d’un homme supérieur guidé par Dieu, sans quoi l’inertie gagne du terrain, les crimes ne sont pas justement punis, et la juste procédure caractérisant temporalité et finitude se trouve bafouée). Dans l’orbe de la finitude, la vertu ainsi exhaussée anticipe par conséquent sur le bien infini de l’état bienheureux, niant encore l’anarchie et confirmant encore la Providence. Si la peine de mort demeure certes une garantie, au nom de l’égalité entre coupable et victime dans le cas où le coupable ne voudrait pas s’amender (pensons à Kant ou à Thomas d’Aquin), il s’agit de punir alors par la violence la partie sensible, l’âme cause du désordre et témoin de la finitude ; mais aucun homme n’étant juste depuis le péché originel, on comprendra que cette peine trouve sa parfaite extension, à l’échelle d’une nation entière, dans l’expérience de la guerre (pensons ici à Bossuet ou à Augustin)17.
12Afin d’évoquer ce dernier sacrifice d’une nation entière, on comprend qu’Y. Madouas ait pu écrire que « le ciel réclame le sang et [que] la guerre devient inévitable comme immense immolation de l’humanité pour plaire à son Dieu et racheter sa vie coupable »18. Mais si prévaut ici la nation sur laquelle agit le gouvernement temporel de la Providence, l’homme ne pouvant s’amender en tant qu’être seulement individuel mais devant se racheter en tant qu’être également social, il faut dire que s’estompe alors la primauté eschatologique liminaire, la nation payant comme par anticipation sur un salut final qui ne peut pourtant être que personnel après la mort. L’ouvrage le comprend en quelques lignes (p. 322), sans pour autant s’y attarder ; méthodologiquement, ce pourrait bien être encore cet oubli d’une incarnation personnelle du salut en une extension peut-être trop abstraite19. L’analyse de la Révolution française révèle du reste de la même compréhension : poser que pour châtier une France qui n’est plus chrétienne, le seuil qu’est 1789 a été préparé par tout ce qui demandait au sujet de juger par lui-même — ce qui semble toujours conduire, et dans le meilleur des cas, vers un déisme pratique —, de s’affranchir de la tradition collective — comme le font le protestantisme, le jansénisme, ou le philosophisme, ce dernier courant représentant la combinaison de toutes les hérésies rassemblées en un pays pourtant fait pour être chrétien (Olavide et Proyart) —, et de relire Malebranche et Descartes de manière biaisée — si la nature ne peut rien et que Dieu fait tout, ce serait alors que l’homme n’a nul besoin de Dieu, et si l’on ne doit s’appuyer que sur des idées claires et distinctes, tout ce que le sujet n’entend pas immédiatement devrait être délaissé —, c’est reconnaître que Dieu se retire devant l’obstination humaine et conduit désormais le monde par une Providence expiatrice (si la médiocrité des chefs révolutionnaires ne pouvait naturellement s’en aviser, ces hommes n’ayant soulevé de montagnes que par la force de la Providence et non par quelque mérite personnel (p. 342), la décadence morale de la noblesse et du clergé a également joué un rôle majeur en cette période), mais c’est développer encore une analyse globale, collective, et la plupart du temps binaire. On aurait aimé que l’étude s’avise de ce paradoxe, postulant que les Lumières se sont aveuglées dans la considération d’un seul principe englobant, la raison, et proposant comme contrepoint à ce funeste choix un principe tout aussi englobant, la mainmise de la Providence sur la conduite générale des nations.
13Pour autant, il est encourageant que Joseph de Maistre ne se trouve finalement prôner que la confiance, la reprise en main du cours de l’histoire par une Providence ne pouvant être qu’à la hauteur de la faute commise — et donc parfaite. Certes, le régime de compromission de Louis XVIII est décevant, et l’esprit de 1789 souffle toujours, mais il revient alors à chacun — et l’on pèsera bien sûr cette notation — de favoriser une restauration plus spirituelle que politique, telle que la prônaient aussi les convulsionnaires contemporains — conversion des juifs, renouvellement de l’Église, et rapprochement des peuples renversant les conséquences de Babel. Si les explications usant uniquement des lois naturelles en honneur au xviiie siècle avait rendu la prière inutile, la pensée d’une authentique volonté détachée d’un désir subjectif qui ne lui est d’ailleurs nullement coextensif est capable de redonner au xixe siècle une plus juste compréhension du monde20 : il est possible que les fléaux naturels nous punissent, mais nous avons l’inaliénable liberté de prier pour les éloigner de nous — on aurait simplement aimé, ici encore, que l’étude mentionne que cette interprétation de la punition tombant sur les non croyants est tout de même niée par l’Écriture elle-même (Mt V, 45 ou Jn IX, 2‑3), ce qui aurait en outre permis de ne pas trop simplifier les vues voltairiennes opposées. Mais c’est dès lors la notion de « réversibilité » qui peut être saisie, autant issue de la jurisprudence contemporaine (et de son concept d’équilibre) que de la satisfaction médiévale (et de son origine qu’est le Christ). Si le Catéchisme du Concile de Trente l’avait définitivement comprise (XXIV, 4), elle est pour la pensée maistrienne comme une loi chevillée à un principe moral inné et intérieur à l’homme — pensons au pardon accordé à un enfant turbulent parce que ses deux frères sont sages. Perspectives pénale et eschatologique s’entrecroisent et manifestent s’il en était besoin que l’histoire tend toujours à s’élever — non vers ce progrès que pensaient toujours les Lumières mais vers ce reditus qu’espère à jamais la pensée chrétienne — ; tous devant finalement parvenir à résipiscence, il revient pourtant à Dieu d’accepter que certains compensent le retard des autres et qu’il y ait alors libre circulation des mérites – verser son sang revenant à donner sa vie terrestre, c’est‑à‑dire la conséquence même de la chute. À condition que l’on ne perde pas, de notre côté, cette perspective christique qui s’accorde mal avec la référence à Tite‑Live ici évoquée (p. 405) ; la formulation serait donc à préciser, en évitant peut-être le terme d’ « indifférence » ou l’exemple du « prisonnier », eux qui renouent avec le simple principe du bouc émissaire (p. 407). Si c’est en cette section que le développement maistrien est certes le plus centré sur le Christ, le terme de « théodicée » ne survient donc pas pourtant à contretemps (p. 408) — encore apparaît‑il à l’occasion d’une remarque d’Y. Pranchère, et de toute façon bien tard dans l’économie générale de l’étude. N’est-ce pas là courir un risque herméneutique sérieux, dont on pourrait attendre d’une étude contemporaine qu’elle en ressaisisse les enjeux de manière vigoureuse ? De même, poser que ce mal existe qui peut aider la Providence à gouverner et l’homme à s’exercer à la vertu, n’est-ce pas être plus proche des affirmations du Sénèque antique que des questions de l’homme moderne ?
14Achevons en saluant la grande clarté d’exposition en laquelle a su se déployer l’ouvrage. Même si la syntaxe s’y révèle souvent fort défectueuse, l’exposé de Marc Froidefont ressaisit l’ampleur de la pensée maistrienne en toute son érudition et tous ses détours ; l’influence origénienne, déjà notée par Goreux, Dermenghen et Triomphe, y est comprise tant en sa souplesse qu’en sa capacité corollaire à dialoguer avec un siècle par ailleurs peu enclin à accepter quelque dogmatisme que ce soit ; la grande probité intellectuelle du philosophe est soulignée lors de ses emprunts réels à une pensée des Lumières qu’il ne vouait pas entièrement aux gémonies. On appréciera le recours fréquent à ces textes inédits qui valorisent incontestablement la finesse de l’étude, la prise en compte de ce registre littéraire en lequel s’incarnent notamment les Soirées et qui permet une exposition dialogale entre fiction rhétorique et idées philosophiques, et l’analyse génétique et bibliographique, à la fois ample et parfaitement ordonnée, de tout ce qui fonde l’écriture maistrienne même.