Langage & sujet : deux objets « radicalement historiques »
1Pascal Michon propose dans cet ouvrage une relecture des théories philosophiques, sociologiques et linguistiques du sujet. Il défend l’hypothèse d’une historicité radicale du sujet, celui-ci étant donc une construction et non quelque chose de naturel, en s’attachant à redéfinir les théories contemporaines du sujet pour en montrer les apports à sa propre théorie, mais également les limites.
2Il constate tout d’abord le primat du social sur le sujet. Ayant déjà publié différents ouvrages sur la notion d’individuation, il évoque une intuition de l’historicité radicale du langage. Pour ce faire, il va d’abord s’intéresser à la situation épistémologique de l’histoire du sujet, puis aux fondements théoriques de l’historicité radicale du sujet humain et enfin il conclut son ouvrage sur les dimensions éthiques et politiques du concept du sujet.
3Chaque chapitre est consacré à l’examen d’une théorie sur laquelle P. Michon s’appuie dans sa démonstration. De fait, même si la lecture de cet ouvrage peut sembler ardue, et parfois extrêmement technique, notamment par la très faible présence d’exemples illustrant les démonstrations, l’auteur fait montre d’un sérieux et d’une rigueur tout à fait remarquable. À la fois synthèse des théories contemporaines sur le sujet et œuvre de dépassement de ces théories, le livre de P. Michon apporte des réflexions fondamentales sur le langage, le sujet ou encore les notions d’art et de valeur, qui pourraient sans conteste ouvrir de nouvelles perspectives dans les travaux contemporains en sciences humaines qui touchent, tous, quoi qu’on en dise, à la notion d’humain et de langage.
4Dans cette première partie, P. Michon montre que la question de l’historicité du langage a été abordée par deux écoles, linguistique (de Humboldt à Benveniste en passant par Saussure) et littéraire (par l’intermédiaire de Bakhtine et Jakobson notamment). Ces traditions ont produit l’hypothèse selon laquelle le primat du langage ne saurait être réduit à une simple institution sociale. Cependant, ces auteurs ont souffert d’une lecture réductrice qui s’est notamment attachée à l’aspect discursif et pragmatique du langage en oubliant de le considérer comme un moyen de représentation du réel. P. Michon se propose donc de relire ces théories et d’insister sur leur atout : toutes ont en commun de poser le primat du poétique sur le linguistique, du poème sur la langue en action car « la spécificité du discours poétique est d’offrir une hyper‑expérience du fonctionnement du langage qui conjoint de manière indissoluble des fonctions que les philosophes ont tendance à séparer : la relation au monde, la relation au langage, la relation aux autres et la subjectivation1 ». De fait, P. Michon justifie le fait de s’appuyer sur cette double orientation, linguistique et poétique, pour rétablir les conditions théoriques d’une anthropologie historique du sujet.
5Mais ce n’est que dans la seconde partie que l’auteur va entrer plus en avant dans les spécificités de ces théories. Il consacre en effet l’essentiel de la première partie de son ouvrage à démontrer l’impuissance des sciences sociales et de la philosophie à saisir l’historicité du sujet.
6Les premières ont en effet le tort d’assimiler trop facilement la subjectivation à l’individualisation, notamment en s’appuyant sur une logique historique (conception linéaire d’une Histoire qui va vers l’émancipation du sujet dans une conception occidentale de l’homme moderne) et sur une anthropologie dualiste en opposant constamment l’individu psychologique et l’individu sociologique. Cette sévère analyse des théories des sciences sociales sur l’histoire du sujet est néanmoins nuancée puisque P. Michon reconnait que l’option historiciste est moins utilisée aujourd’hui. Il rappelle que Weber, Durkheim ou encore Dilthey s’opposent au paradigme historiciste sans toutefois parvenir à s’en détacher complètement. Ces trois positionnements, individualisme méthodologique, holisme sociologique et philosophie de la temporalité, ont certes le mérite d’être anti‑historiques, à contre‑courant des théories des sciences sociales habituelles, mais trouvent leurs limites avec la question du langage. Weber bute sur le primat du signe, Durkheim sur l’inclusion du langage dans le social et Dilthey sur le postulat que le temps serait extérieur au langage. Il faudrait, pour résoudre cette difficulté, que les sciences sociales cessent de s’appuyer sur les philosophies du langage pour privilégier la linguistique et la poétique qui, elles seules, remettent en cause l’idée du primat du social. Elles oublient la relation d’interprétance de Benveniste qui signale que le langage n’est pas une institution sociale parmi d’autres, qu’il n’est pas inclus dans le social, mais qu’il est, bien au contraire, la condition première de celui‑ci. L’analyse des théories modernes des sciences sociales permet à P. Michon de poser la première pierre de son édifice : le langage prime sur le social.
7Avec les théories philosophiques de l’histoire du sujet, le lecteur aborde alors l’histoire de la raison. La modernité apparaît comme une période de liberté de la subjectivité, notamment à partir d’Hegel. Weber développe l’idée que la subjectivation de l’homme occidental est une conséquence de son individualisation. Il y aurait donc une suite logique, une émancipation de la subjectivité à travers l’histoire. En recentrant la question sur la temporalité, la question de l’histoire du sujet est remplacée par celle de son historicité. Là encore, trois positionnements fondamentaux ont redéfini la notion de sujet : soit le penseur vise un sujet pris et tissé par le jeu herméneutique circulaire de l’interprétation et de la tradition (Hegel et Aristote), soit un sujet construit dans l’effort critique individuel et collectif issu de la communication et de l’action (Kant), soit enfin un sujet essentiellement mobile, point instable d’application des forces, ensemble des traces de ses déplacements discursifs et de ses coups dans les jeux de langage (Nietzsche). Mais dans les trois cas, la réflexion sur le sujet se situe toujours dans l’optique d’un éclatement de la raison au profit de trois sphères de valeurs autonomes, savoir, éthique et esthétique, la troisième apparaissant comme la solution à un dualisme opposant les deux premières, selon une tradition dialectique toujours de rigueur. Selon P. Michon, voilà ce qui explique l’incapacité de ces théories à saisir le sujet dans son historicité radicale. La plupart des théories philosophiques modernes s’appuient sur l’idée d’une trinité de la raison. Ces trois sphères de valeur, ou trois points de vue sur le monde, supposent un passage du sujet de l’une à l’autre sphère jusqu’au dépassement final, en se résolvant dans l’art. Celui‑ci apparait donc comme le point d’appui essentiel pour circonvenir le dualisme de la pensée moderne. Pour autant, les réflexions philosophiques sur l’art ont longtemps été réduites à des commentaires sur le jugement, le plaisir, le beau sans observation empirique de l’œuvre et de sa réception. L’apport de ce second chapitre réside dans l’importance accordée à l’art pour comprendre le principe de subjectivation et dans le refus d’une raison diffractée en trois sphères de valeur.
8À l’instar des sciences sociales qui n’étudient pas le langage pour lui‑même, la philosophie analyse l’art à partir de notions déjà abstraites sans l’envisager pour lui‑même, en objet indépendant. Il est rattaché à des considérations esthétiques qui nuisent à sa prise en compte globale. Pour effacer cet inconvénient, les philosophes du langage doivent à leur tour se tourner vers la poétique car, selon l’auteur,
une expérience artistique, qu’elle soit de création, de lecture, d’écoute ou de contemplation, mobilise bien plus que le facteur esthétique du plaisir ou que le facteur anti-esthétique de la nostalgie du sacré, une telle expérience est toujours à la fois cognitive, éthique et politique car elle est toujours expérience de subjectivation2.
9Dans la mesure où l’art consiste à construire des possibilités de subjectivation nouvelles pour les autres — l’auteur s’appuie sur les pratiques artistiques de la modernité telles celles de Baudelaire, du futurisme, du symbolisme, de Proust, Joyce, etc. —, l’art n’apparaît alors plus comme un troisième monde chargé d’atténuer les séparations entre les deux premiers (éthique et scientifique) mais bien comme une activité sémantique et subjective.
10Cette idée a permis de démontrer que l’interprétation qui domine aujourd’hui, dans la droite ligne de Kant, Hegel et Weber, et qui consiste à voir la modernité comme un produit de l’éclatement du monde totalisant traditionnel, que l’art pourrait soigner, ne peut finalement être retenue. La modernité doit être repensée comme multiplicité d’expériences, sans ce dualisme tout/éclatement du tout qui réduit l’activité artistique à un simple éclat de la raison. Pour comprendre le sujet dans son histoire, il convient de redéfinir l’anthropologie historique de la modernité comme multiplicité et spécificités des formes, pourtant toujours universelles de la subjectivation. Ici, P. Michon apporte une seconde pierre, à sa théorie en supposant que le principe de subjectivation implique en même temps, et sans aucune contradiction, une forme spécifique et pourtant universelle.
11Dans la première partie de son ouvrage, P. Michon envisage successivement le langage et le principe de subjectivation, associé aux théories de la modernité. Dans la seconde partie, il se focalise sur les théories linguistiques pour en montrer tout l’apport dans la réflexion sur l’historicité radicale du langage.
12Il s’intéresse d’abord à Humboldt, dont les théories auraient souffert d’un éclatement à la lecture, empêchant ainsi de constater son refus de distinguer les questions linguistiques, historiques, anthropologiques et philosophiques. En cela, ses idées sont tout à fait innovantes et s’inscrivent dans la lignée minoritaire de Jürgen Trabant et d’Henri Meschonnic. Il développe une théorie subjectiviste et individualiste du langage qui échappe au dualisme traditionnel notamment en envisageant le langage comme un médiateur entre l’esprit individuel et l’esprit objectif, et en le considérant comme une activité, un « travail de la pensée », et non plus comme un outil de la pensée. Le langage en tant qu’activité permet à son universalité de s’individuer dans les langues historiques. Humboldt distingue en effet le langage et l’énoncé, « produit momifié » de cette activité. Les individus, que constituent les langues, peuvent apparaître avec leurs spécificités sans jamais se refermer sur eux‑mêmes mais toujours en étant inscrits dans l’universel du langage.
13Saussure suit une direction sensiblement identique à celle de Humboldt. L’apport de Saussure réside dans sa saisie des contradictions, non pour tenter de les résoudre, mais pour souligner la difficulté à connaitre un objet, la langue, selon un point de vue unique, linguistique par exemple, mais qu’il conviendrait d’envisager constamment dans son rapport au monde. Instrumentalisé par les structuralistes, qui ont négligé cet aspect de sa théorie, Saussure a modifié profondément la notion d’historicité en faisant de l’arbitraire du signe, le concept de l’historicité radicale, et non une caractéristique de la formalisation du langage. Saussure a inscrit son travail dans une perspective anthropologico‑historique dès lors qu’il a redéfini le langage non plus à partir du signe ou du couple signifiant‑signifié, mais à partir des notions de système, de valeur, et surtout d’arbitraire. Cette notion d’arbitraire, opposée à celle de nécessaire, fait du langage un objet fondamentalement historique et non naturel. Saussure n’a pas développé sa pensée sur la question du sujet mais a posé les fondements de l’historicité radicale de celui‑ci. Il a ouvert la voie à une critique de la raison et à une anthropologie du sujet en faisant du langage et de la raison, les deux faces d’une même réalité. Alors que ses contemporains expliquent l’historicité radicale du sujet soit parce que les êtres humains vivent de manière sociale (Durkheim et Weber), soit parce qu’ils sont des êtres vivants (Dilthey, Bergson, Husserl), soit parce qu’ils sont producteurs de signes (Peirce, Frege, Russell), Saussure est le seul à avoir associé l’historicité radicale des êtres humains, donc le sujet, à leur activité langagière. L’adéquation de la connaissance au monde n’est pas exclue de la linguistique mais subordonnée au primat de l’historicité :
Loin d’exister de manière autonome, l’individu, le social, la vie, le temps et les signes sont de simples sous-produits de l’unique principe qui soit radicalement arbitraire, c’est-à-dire, comme le dira plus tard Benveniste, vraiment sui-référentiel : le langage3.
14 Benveniste, qui pose dans ses Problèmes de linguistique générale, que « le langage est dans la nature de l’homme », envisage le langage comme la condition première de l’humanité, non pas parce qu’il constituerait le garant transcendantal de la connaissance et de la liberté humaines, mais parce qu’il est le lieu effectif de la signifiance. Il associe universalité du langage et historicité. Contrairement à Habermas qui voit dans la langue ce qui permet aux sujets de dépasser les particularités impliquées par leur appartenance au monde social et à la tradition, Benveniste propose un tout autre rapport de la langue au social. Il récuse l’idée que la langue fonctionne à l’intérieur d’une société, donc qu’elle ne serait qu’une partie alors que la société serait un tout. Il avance au contraire l’idée selon laquelle c’est la langue qui fonderait et engloberait la société. La langue permet le tour de force fondateur par lequel le spécifique, le singulier et le particulier propres à un auteur s’articulent avec le général et le commun des significations reconnues par sa société. On retrouve ici l’idée fondamentale de l’universalité du langage compatible avec l’individuation des langues et des êtres humains. Mais Benveniste va plus loin en supprimant tout dualisme entre subjectivation et sociation. Il postule que la langue serait dotée d’un pouvoir d’effectuation, puisqu’en disant « je », le locuteur suppose nécessairement l’existence d’une autre personne. « Je » et « tu » sont posés simultanément et de façon indissociable non pas dans une relation dialectique au sens hégélien mais dans une relation hiérarchique puisque « je » a toujours une position de transcendance à l’égard de « tu ». Enfin, le langage suppose un mouvement, il est de l’ordre d’une forme assumée par ce qui est mouvant, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de P. Michon, « d’une manière de fluer ». Il est constitué par un rythme qui tient compte du temps et de la succession des événements. Contrairement à ce qu’affirme Habermas, le langage ne serait pas un médium herméneutique. Il ne favorise pas l’accès au savoir et à l’émancipation humaine. La source de l’éthique et du scientifique se situe dans l’activité elle‑même des êtres humains. Chaque acte de langage, individuel, apparaît comme une action sociale par laquelle se réinventent les relations entre les hommes, et donc le sujet. De fait, dans la mesure où c’est le langage qui permet d’instancier des points de repères qui fondent aussi bien la subjectivité que notre perception de l’espace et du temps, aussi bien notre activité référentielle que notre rapport aux autres, c’est bien le langage qui fonde notre historicité et non l’inverse. La subjectivation est donc un phénomène langagier. Le « je » n’est pas un signe puisqu’il ne reçoit sa réalité que de son énonciation. Il n’est donc pas de l’ordre de la signification mais de celui de la signifiance. Avec Benveniste, le point de vue sémantique prime sur le point de vue sémiologique et permet de concevoir la subjectivation comme une aventure anthropologico‑sémantique. Finalement, Benveniste développe une conception rythmique du rapport entre l’universalité du langage et l’historicité des êtres humains dans le sens où elle renvoie à une définition du temps fondée sur un rythme, sur la forme de ce qui est mouvant, sur des manières distinctes de fluer.
15C’est à la notion d’art, seconde clé de toute historicisation du concept du sujet, après celle du langage, que s’intéresse ensuite P. Michon. À partir d’une critique de la pensée de Gadamer, telle qu’elle est exposée dans Vérité et méthode, P. Michon tente de définir le concept de littérarité d’une œuvre. Il aborde une question maintes fois évoquée, la différence entre une œuvre et un texte, c’est-à-dire ce qui constitue la « valeur littéraire » d’une œuvre. À ses yeux, Gadamer réduit le sens à la référence, conduisant à lire ainsi un texte poétique comme n’importe quel autre texte. En simplifiant l’interprétation, — P. Michon s’appuie ici sur une lecture de Celan par Gadamer —, la forme poétique perd toute sa valeur et toute sa spécificité. Cette tradition s’oppose à celle inspirée par Saussure et Benveniste, notamment les théories de Ricoeur, Descombes et Meschonnic qui sont l’objet des chapitres suivants, et dans laquelle la pensée ne peut être dissociée de l’activité langagière dans laquelle elle se produit. Ce contre‑exemple, suscité par la pensée de Gadamer, permet à P. Michon d’avancer une idée fondamentale à sa démonstration : le langage est une activité qui, en interaction avec les pratiques sociales des hommes, leur permet de se développer sous une infinité de formes. Il constitue dont à la fois une activité productrice de signifiance et de transsubjectivité, et la condition de possibilité d’une production infinie de formes de vie nouvelles — une infinité de formes de subjectivation — une infinité de modernités.
16La critique narrativiste de Paul Ricœur articule deux pôles de sa conception de l’identité : le caractère, ce qui nous distingue socialement, ou mêmeté, et le for intérieur moral, ou ipséité, qui nous permet de répondre de nos promesses et agit comme un principe moral universel. Selon Ricœur, la narration permet, en intégrant l’hétérogénéité et l’instabilité des vies humaines dans un ensemble consistant, d’assurer de la continuité de son propre caractère, donc de son identité. Elle permet de tester les valeurs et jugements de chacun. P. Michon objecte cependant que la narration est un moyen pour assurer cette identité mais qu’elle n’est pas une fin. Finalement, rien ne prouve que le sujet se réalise de cette manière dans la réalité. Il émet alors l’hypothèse que la dynamique de la vie doit être pensée non à partir de la narration mais sur le modèle poétique.
17Quant à Vincent Descombes, il développe une critique syntaxique inspirée à la fois de Wittgenstein et de Tesnières. Il envisage le sujet soit comme un agent, soit comme un patient, soit comme un attributaire. L’approche artistique, qui sert de définition préliminaire au sujet, semble finalement négligée pour fonder les bases d’un sujet qui ne serait qu’un objet désincarné. V. Descombes utilise l’art pour définir le sujet mais le rejette par la suite au profit d’une analyse syntaxique. À chaque fois, Ricœur et Descombes souhaitent démythifier la notion de sujet en introduisant l’idée de valeur littéraire mais sans avoir au préalable élargi leurs perspectives poétiques. Ils ne parviennent pas, de ce fait, à transformer leur impulsion en une véritable anthropologie historique du langage.
18L’art, ou la littérature, constitue un objet résistant ou manquant à la philosophie. La plupart des poétiques, qu’elles soient narrativiste, rhétorique ou génétique, sont de plus en plus coupées de la théorie du langage. Pour P. Michon, qui défend l’idée que le langage est une activité, et non une puissance, la valeur artistique ne peut être réduite à une intrigue ou à des figures. Le sujet serait une émergence liée à cette activité du langage.
19Selon lui, seul Meschonnic a affronté la double question du langage comme activité et de l’art comme sphère éthique et politique. Il a replacé le sujet au centre des débats. Sa poétique a redéfini le sujet non plus comme un individu, comme un moi, qui se serait construit en se séparant du milieu social où il était plongé ou en creusant lui-même une intériorité, ni à l’inverse comme une illusion, un pur effet de surface de la langue, mais comme ce qui est en jeu dans tout discours et dans toute pratique langagière, en particulier dans la littérature et l’art. Le sujet n’est donc ni une substance (pensante, percevante et croyante), ni une forme (unité formelle de l’expérience, de la relation entre les signifiants), ni un nœud de forces (désirantes, sociales, etc.) mais avant tout une instanciation dans l’activité du langage. Ce que l’on appelle communément le sujet (psychologique, individu social, personne, âme, etc.) dépend de cette première émergence subjective. De fait, selon la poétique de Meschonnic, l’individuation des œuvres d’art signifie que l’œuvre est absolument unique mais aussi totalement ouverte sur ses réactualisations. À la différence de l’individu, l’œuvre est un propre, un soi, qui est aussi toujours simultanément un autre, un toi. Le langage explique cette individuation paradoxale des œuvres d’art. L’art porte à un degré extrême l’expérience quotidienne et pourtant étrange, qui fait que le « je » du langage est à la fois ce qui est le plus intime et le plus commun et universel. L’individuation de l’œuvre d’art est identique à une subjectivation. Il est sui‑référentiel. Comme le « je », l’œuvre instaure l’unicité et la spécificité du monde, tout en restant réénonçable de manière infinie. Comme le « je », elle ne réfère ni à une idée toujours identique dans la représentation qu’elle éveille et à laquelle pourraient renvoyer identiquement toutes ses réactualisations, ni à un individu concret dont elle serait l’expression. L’œuvre peut être considérée comme sui‑référentielle, c’est‑à‑dire comme instituant dans son énonciation, un sujet. Il n’y a donc pas sens d’une œuvre mais œuvre du sens. L’idée fondamentale introduite par Meschonnic est donc que la littérature porte à la systématicité une fonction naturelle du langage, la fonction subjective. L’individuation poétique a lieu quand un texte devient sujet. Le sujet n’a donc pas la stabilité d’une substance mais est discontinu dans ses réactualisations successives et à chaque fois différent. Le « je » du poème est, comme le « je » de l’énonciation, une place à la fois extérieure à tout locuteur et totalement disponible pour chacun. C’est le rythme, principal opérateur de sens et opérateur du sujet du discours qui permet cette discontinuité et cette mise à disposition. Meschonnic le définit comme « l’organisation des marques par lesquels les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques, produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul4. »
20P. Michon avance alors une autre idée fondamentale, et déterminante dans la conception de l’art et de la littérature, puisqu’il postule que le rythme, ou plutôt sa catégorie, détermine la valeur littéraire d’une œuvre. Pour lui, il existe trois catégories de rythme : linguistique (celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de phrase), rhétorique (variable selon les traditions culturelles, les époques stylistiques, les registres), poétique (qui est l’organisation d’une écriture). Les deux premiers sont toujours là, le dernier n’a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun une linguistique du rythme, une rhétorique du rythme, et une poétique du rythme. Le dernier présupposant les deux autres. Seul le sujet de l’écriture est lié à une production de valeurs telle qu’elle va permettre l’individuation et le partage de l’œuvre. Le sens de la notion de « sujet du poème » dépend donc en dernier ressort de ce concept de valeur. Il permet de relier les propositions de la poétique à la problématique de l’éclatement des sphères de valeur, de la médiation esthétique et de l’unicité ou pluralité de la modernité. Meschonnic élabore ainsi une poétique des discours : il s’intéresse autant à la valeur sémantique d’un texte qu’à la valeur artistique d’une œuvre. La valeur prend donc une forme linguistique universelle et une forme poétique spécifique.
21De fait, l’individuation d’une œuvre présuppose une subjectivité, qui est aussi une transsubjectivité. Elle inscrit donc en elle les déterminations d’un sujet tout en étant simultanément un « savoir du futur », ce qui invalide toute conception intentionnelle de l’écriture ou de l’art comme vouloir dire… Les différentes positions philosophiques vues précédemment sacralisaient l’art ou le négligeaient. Du coup, elles ne sortaient pas de leurs analyses du modèle de l’unicité de la modernité et de son éclatement en trois sphères de valeurs irréconciliables. La poétique, quant à elle, qui part directement de l’art et de la valeur artistique, propose une conception pluraliste du sujet et de la modernité qui rompt définitivement avec le kantisme plus ou moins assumé des philosophes. Cette réélaboration du sujet ouvre sur une éthique et une politique du sujet.
22Il s’agit dans cette dernière partie de réfléchir à la possibilité d’articuler l’individu, qu’il soit singulier ou collectif, et le sujet ensemble. L’homme se constitue comme sujet dans et par le langage. Le sujet est un universel directement lié à l’universalité de l’activité langagière chez les humains. Subjectivation et individuation sont intimement liées l’une à l’autre. En effet, le locuteur s’inclut et se situe. Il accomplit un double mouvement de reconnaissance mais aussi de positionnement à l’égard du milieu et du social.
23Selon P. Michon, le sujet envisagé d’un point de vue éthique et politique se retrouve notamment dans l’emploi de performatifs, classe qu’il redéfinit comme comprenant les énoncés qui font littéralement ce qu’ils disent, c’est‑à‑dire autant des phrases que des textes entiers : les œuvres littéraires. Néanmoins, contrairement aux énoncés performatifs phrastiques, les effets des œuvres littéraires ne sont pas nécessairement volontaires ou conscients. Le plus souvent, ils se produisent plutôt à l’insu du locuteur ou du lecteur. L’effet de ce performatif est à la fois infini et indéfini. Il ne s’épuise pas dans le temps, il transgresse toutes les frontières de classe, de genres, de nationalité, de races. Pour P. Michon, l’effet de ce performatif se réalise dans des situations nouvelles grâce à un engagement critique ou heuristique des locuteurs. Contrairement au « je » de l’énonciation, le « je » d’un texte littéraire constitue une véritable entité sémantique pleine de sens déjà réalisés mais aussi de sens potentiels.
24Néanmoins, bien que le texte littéraire agisse sur quelque chose dès lors qu’il est énoncé, il ne s’agit pas, contrairement aux autres performatifs, d’un acte d’autorité mais plutôt d’un acte d’engagement de la part de celui qui l’énonce. Le lecteur‑auditeur est engagé, le plus souvent inconsciemment, à adopter une autre manière de vivre le corps, le langage et le social. La participation d’un individu singulier à un sujet poétique implique une « rythmisation de sa vie », soit une mise en forme de son activité de corps‑langage‑social, et ce faisant, donne sens au monde, aux événements, à soi‑même.
25La valeur éthique du sujet du poème tient à la disponibilité universelle de ce sujet et à l’engagement du locuteur à adopter une autre manière de vivre dans le corps, le langage et le social. Pour les individus singuliers, le sujet du poème est une valeur non parce qu’il est, comme le « je » de l’énonciation, une place vide, universelle, transcendante mais réversible, mais parce qu’il est un « vecteur universellement disponible d’effets de transformation des manières de vivre dans le corps, le langage et le social.[…] Le sujet du poème est une valeur éthique parce qu’il est au sens fort un transsujet5. »
26Quant à la subjectivation des individus collectifs, elle contient la seconde dimension utopique du sujet. La langue organise la vie des hommes, elle institue clairement le collectif et le singulier. Le langage a un pouvoir cohésif et un rôle cognitif puisqu’elle transforme la société en notion intelligible. Elle assure au locuteur la possibilité de s’inclure dans le social et le milieu, tout en lui permettant simultanément de s’en différencier. L’individuation n’est ni seulement collective, ni simplement singulière, mais toujours les deux à la fois du point de vue de la langue. Pour reprendre la formule de P. Michon, le langage est l’interprétant sémiologique de la société du point de vue linguistique, et l’interprétant sémantique du social du point de vue poétique. De fait, il s’attaque aux clichés conceptuels de l’art et de la littérature développés par les sciences sociales et la philosophie. Conçu comme une activité décorative ou compensatoire, ou comme un comportement marginal qui rejetterait les progrès, la froideur ou la dureté du capitalisme, ou encore comme un reflet de la société, l’art est dépolitisé et « déséthétisé », selon le néologisme de P. Michon, au profit de l’esthétique. A contrario, la théorie d’un sujet à la fois éminemment collectif et toujours singulièrement individuel permet d’envisager l’art comme un révélateur politique et éthique de son temps, sans qu’il y ait forcément compensation, représentation ou célébration. Plus grossièrement, l’art fonctionnerait comme une loupe pour mieux comprendre les rouages et fonctionnements de la société, comme le dit P. Michon :
L’art est seulement la pratique humaine qui, parce qu’elle en maximalise les effets, montre le mieux ce qui se passe sur le plan ordinaire […] : une production et une circulation permanente de sujets6.
27Mais ce qui l’intéresse essentiellement, plus que l’effet loupe, c’est plutôt le fait que l’art expose au grand jour la possibilité de création et de mouvement de sujets différents.
28Cette étape essentielle dans le développement de P. Michon l’amène à proposer la définition artistique d’une œuvre : un objet à la fois transsocial, transnational et transculturel. Le sujet du poème, sujet artistique, constitue une valeur politique parce qu’il est l’exemplification et la réalisation, toujours unique, d’une puissance universellement disponible d’invention et de transformation de manières collectives de vivre dans le corps, le langage et le social, qui sont à la fois particulières et pourtant partageables par d’autres. Le sujet peut être l’utopie du collectif parce que le langage offre la possibilité de produire des transsujets. Le langage, principe radicalement arbitraire, c’est-à-dire vraiment sui‑référentiel, est producteur des notions de singulier, de collectif, de temps, de vie, etc.
29P. Michon conclut son ouvrage par une définition des termes « individuation », « subjectivation » et « contradiction ». Si cela permet une mise au point de sa pensée, on aurait pu s’attendre à ce que cela soit fait, au moins concernant les deux premiers termes, dans une introduction. Par ailleurs, la notion de contradiction, qui renvoie à la fois aux théories dualistes et à la mise en avant de la complexité du langage chez Saussure n’apparaît pas forcément comme une notion centrale de l’ouvrage. On aurait pu y préférer celle d’art, ou de littérature, ou encore celles de « valeur » ou de « rythme », plus délicates à circonscrire.
30Finalement, l’individu devient sujet lorsqu’il subi un processus, une transformation. S’il est toujours individu, il n’est pas forcément sujet, et pas forcément non plus dans tous les champs qui constituent sa vie. Le sujet se fait et se défait, la subjectivation n’est pas continue. Les quatre concepts de pluralité, de discontinuité, de disponibilité et de mobilité
permettent de décrire la subjectivité des individus, aussi bien singuliers que collectifs, sans retomber dans le dualisme, c’est-à-dire en ne le rapportant ni à un principe naturel singulier ou collectif, ni à un hylémorphisme retourné, ni à une ipséité, ni à un principe d’autorisation sociale, mais à une aventure de subjectivité7.
31Alors que l’individuation consiste à produire des entités distinctes, singulières ou collectives, la subjectivation implique en premier lieu l’accession d’un individu, singulier ou collectif, à la position d’agent d’un processus. De fait, l’individuation est fluante et continue tandis que le sujet est donné tout entier dans l’acte qui le fait apparaître, et ce, ponctuellement. Le langage, grâce à sa dimension poétique, met sans cesse en circulation à la fois une utopie du sujet et une capacité à transformer celui-ci en transsujet.
32En somme, l’ouvrage de Pascal Michon apporte des éclairages extrêmement convaincants sur la notion de sujet, mais également sur celles de langage et de valeur artistique et littéraire. C’est tout le mérite de son travail que d’avoir voulu se confronter à des théories en place depuis longtemps, extrêmement bien étayées mais qui n’étaient pas satisfaisantes de ce point de vue. À ce titre, son ouvrage replace l’histoire du sujet dans le panorama intellectuel contemporain. Il rend visible les progrès des disciplines et des théories tout en en montrant les limites. Par ailleurs, P. Michon s’est également confronté à des questions qui traversent toute la réflexion théorique depuis l’Antiquité. Langage, sujet, spécificité de l’œuvre littéraire sont des interrogations profondément humaines. Ici, le parti‑pris méthodologique apparaît d’une grande neutralité et témoigne d’une réelle volonté de ne pas simplifier les interrogations mais bien de les rendre dans toute leur complexité. C’est bien ce qui rend parfois l’ouvrage un peu trop théorique, et quelquefois ardu. Il manque d’exemples qui appuieraient le propos et aideraient le lecteur qui n’est pas forcément spécialiste et de poétique, et de linguistique, et de philosophie, et de sociologie. En effet, si les auteurs cités sont largement connus la plupart du temps, leurs théories, analysées dans une grande précision, ne le sont pas forcément autant. Enfin, le principal apport de l’ouvrage, à mon sens, consiste à avoir donné une définition de la valeur littéraire d’une œuvre. Cette question, constante dans les études littéraires, a toujours peiné à trouver une réponse satisfaisante. Cet ouvrage apporte à éclairage nouveau aux études littéraires et invite à revisiter les « canons » et les textes oubliés à la lumière de cette théorie. Langage, sujet et art étaient intuitivement reliés pour permettre de penser la valeur artistique d’une œuvre. Mais c’est bien la notion de rythme, rythme poétique, innovante, qui relie efficacement les trois notions et leur donne sens. Néanmoins, il faudrait encore aborder le problème de la confusion, entretenue par P. Michon, et qui appelle à mon sens des contradicteurs, entre art et littérature. Les deux termes sont employés comme synonymes le plus souvent. Or il apparaît assez approximatif — et c’est d’ailleurs très étonnant de P. Michon qui ne semble pas tomber dans ce piège dans le reste de son ouvrage —, de considérer que le langage de l’art et le langage littéraire sont identiques, qu’ils ont les mêmes effets et produisent des sujets similaires. Le simple fait que le langage littéraire utilise le langage quotidien complique singulièrement la conception de valeur littéraire, ce qui pose moins de question dans le cas d’un tableau ou d’une sculpture, dont la valeur artistique suppose, d’entrée de jeu, l’usage d’un langage différent.
33L’ouvrage de P. Michon représente un apport de taille tant pour les sciences sociales, que la philosophie, les sciences du langage et les études littéraires. Il propose une analyse complète et détaillée de ce qui constitue l’individu et son rapport aux autres, de ce qui lui permet d’accéder au statut de sujet, par l’intermédiaire du langage, outil au fondement même de toute société. Langage et sujet, loin d’être naturels, sont des objets « radicalement historiques » au sens où ils sont vecteurs des transformations sociales et individuelles, littéraires, scientifiques et politiques, qui ont jalonné la vie humaine.