Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Septembre 2011 (volume 12, numéro 7)
Caroline Gondaud

La réception des Liaisons Dangereuses depuis 1782 ou plus de deux siècles de « désirs palimpsestueux »

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, édition de Catriona Seth, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, 1040 p., EAN 9782070119370.

1La question que l'on est en droit de se poser en ouvrant cette nouvelle édition des Liaisons dangereuses dans la Bibliothèque de La Pléiade, est bien celle de sa valeur ajoutée. Que peut apporter en effet une nouvelle édition critique après celle de Maurice Allem en 1932 et surtout celle que Laurent Versini, un des meilleurs spécialistes de Laclos et l'auteur d'une thèse faisant date sur Laclos et la tradition littéraire, a réalisée en 1979 et revue au début des années 1990 ?

2Un simple coup d'œil au sommaire de l'édition préparée par Catriona Seth — professeur à l'université de Nancy 2 et spécialiste de la littérature du xviiie siècle ayant elle-même travaillé avec Laurent Versini et Michel Delon — donne d'emblée une réponse: loin de refaire — et osons le dire, de refaire en moins bien le travail de L. Versini et de M. Allem —, cette nouvelle édition se démarque de celles qui l’ont précédée. Elle est avant tout la démonstration que les Liaisons Dangereuses sont bien cette « œuvre ouverte » décrite par Umberto Eco : d’une ambiguïté irréductible à toutes les exégèses, elle fascine et invite à toutes les réécritures.

3L'introduction et le texte du roman lui-même sont suivis d'un dossier textuel et iconographique de près de trois cents pages. Sobrement intitulé « La fortune des Liaisons Dangereuses. Lectures, relectures, images », c'est sans conteste la pièce maitresse de cette nouvelle édition.

De la condamnation à la consécration

4L’introduction donne le ton : ses quatre premières lignes sont une liste d’adjectifs choisis parmi ceux qui, depuis la parution du roman en 1782, ont qualifié Les Liaisons dangereuses. Immoral va de pair avec moral, pernicieux avec utile, infâme avec admirable, mauvais avec bien écrit, etc. « Depuis sa parution, blâme et éloge se sont révélés paradoxaux », souligne C. Seth qui se livre ensuite à une histoire très documentée de la réception des Liaisons en montrant combien ce balancement paradoxal a marqué les lectures successives du roman. Le livre est mis à l’Index en 1827 (comme Justine et Le Portier des Chartreux…) mais on continue de le lire assidûment sous le manteau et surtout, on le réécrit à outrance. Laclos est assimilé à son roman — immoral — et naît alors la légende de « l’homme noir », qui culmine chez Michelet. C. Seth note à cet égard que la confusion fréquente entre l’homme et l’œuvre conditionne la réception des Liaisons au xixe siècle au même titre que la recherche des modèles qui ont inspiré les personnages de Laclos et l’assimilation du roman à un traité de perversion. La critique s’attarde ensuite sur les lectures faites par les écrivains, Baudelaire, bien sûr mais aussi les frères Goncourt et Barbey d’Aurevilly et observe que « le livre touche une corde sensible chez les hommes du xixe siècle finissant ». Paul Bourget fait ainsi des Liaisons « une sombre planche d’anatomie morale » et l’inscrit dans la tradition du roman d’analyse français. Ce jugement ouvre la voie à la réhabilitation du livre au xxe siècle, d’abord dans les milieux littéraires avant de l’être à l’Université. Ainsi Rémy de Gourmont dans ses Promenades littéraires juge incompréhensible que « ce chef d’œuvre du roman français » ait été mis à l’index. Régnier, Gide, Giraudoux, Suarez lui emboiteront le pas. Peu à peu, Laclos va se faire une place dans les ouvrages d’histoire littéraire et en 1932, les Liaisons dangereuses paraissent pour la première fois dans la bibliothèque de la Pléiade, « revanche éclatante s’il en est sur ceux qui condamnaient Laclos comme un auteur de second rang ». L’après guerre confirme cette consécration. La critique universitaire s’empare du roman puis les cinéastes.

Fascination et palimpsestes

5C. Seth estime que les Liaisons font partie de ces « grandes œuvres littéraires qui ont suscité ce que l’on peut appeler avec Gérard Genette, des désirs palimpsestueux ». De fait, les multiples avatars du roman ont de quoi donner le vertige. Parallèlement à la frénésie critique, les adaptations et réécritures au théâtre vont se succéder dans la deuxième moitié du xxe siècle. Parmi elles, on peut citer Quartett (1981) de Heiner Muller mais aussi l’adaptation au théâtre de Christopher Hampton (1985). C’est d’ailleurs sur la base de la pièce de Hampton que vont être écrits les films de Stephen Frears et Milos Forman en 1989. C. Seth fait observer que les Liaisons dangereuses doivent l’essentiel de leur célébrité actuelle à des films qui s’inspirent non du roman de Laclos mais d’une pièce de théâtre adaptant le roman en anglais : « l’histoire est plus connue désormais par ses médiatisations que par le texte même de Laclos. » Quant aux réécritures romanesques contemporaines, elles exploitent avec plus ou moins de bonheur les nouvelles formes de communication écrites que sont le courriel ou le SMS, comme par exemple Connexions dangereuses de Valentine Chaumont. « Il est légitime de se demander de quelles Liaisons dangereuses il est question » dans ces multiples références et réécritures. D’ou vient cette « malléabilité extraordinaire » du roman ? se demande C. Seth. « Est-ce une analyse classique et hors du temps ou un ouvrage profondément enraciné dans une époque décadente ? » Ce contexte décadent pourrait expliquer d’ailleurs la fascination qu’elle suscite à notre époque marquée par une post‑modernité problématique. Ce n’est pas le moindre des paradoxes des Liaisons, à la fois très datées, très « Ancien Régime », et en même temps d’une surprenante modernité dans sa description des rapports entre ses deux héros Valmont et Merteuil. L’introduction rappelle aussi que le caractère énigmatique du roman tient aussi à sa polyphonie épistolaire qui permet de « montrer des personnages qui ne sont ni noirs, ni blancs ». Au bout du compte, « comment faut-il lire les Liaisons ? » Comme un « manuel de morale » ? « un règlement de compte avec une société viciée ? » ou à l’inverse comme une « célébration du vice » ? On en revient encore — et toujours — au paradoxe évoqué au début de l’introduction. Et C. Seth de conclure : « l’ambigüité semble inscrite dans le projet même de Laclos ».

Sous le signe de l’ambiguïtés

6Le dossier qui suit le roman est l’illustration — la mise en images et en textes — de ce que l’introduction met en avant.

7C. Seth suit un ordre chronologique. Le dossier s’ouvre par un compte rendu des Liaisons paru en 1782 dans L’Année littéraire pour se clore par une « tentative de réécriture des Liaisons dangereuses en carte postale » parue dans le Magazine littéraire en mai 2005. Les textes alternent avec les illustrations, très nombreuses, les critiques avec les poèmes, les extraits de pièces de théâtre (souvent tombées dans l’oubli comme le drame d’Ancelot et Saintine en 1834, ou celui de Paul Achard en 1952) avec les extraits de romans. Tous les genres sont représentés.

8Le dossier s’attarde sur les critiques exactement contemporaines des Liaisons, soit celles de l’année 1782 et il est intéressant de constater que les premières réactions à l’égard du roman sont placées sous le signe de l’ambivalence. Même si une filiation est d’emblée établie avec la Clarissa Harlowe de Richardson et Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon, l’étrangeté des Liaisons, leur caractère dérangeant, sont aussi soulignés. On admire l’ingéniosité du romancier et la force de ses caractères mais on reste perplexe à l’égard du projet de Laclos. Les premières lignes du compte-rendu de H.D. Chaillet dans le Journal Helvétique de décembre 1782 sont éloquentes à cet égard : « Je ne sais trop comment je dois parler de ce roman et peut-être ferais-je mieux de ne point en parler du tout. Quoiqu’il m’ait donné beaucoup d’humeur, je n’ai pu m’empêcher de trouver souvent du plaisir à sa lecture ; j’admirais avec humeur… » et il conclut : « moralement parlant, il me paraît incontestable que c’est un mauvais livre » tout en ajoutant presque aussitôt « j’avoue néanmoins que la lecture de ce roman peut faire naître quelques réflexions utiles ». Ce sentiment de malaise est bien résumé par Lesuire dans Histoire de la République des lettres et arts en France : « […] Quoiqu’il y ait beaucoup d’esprit dans cet ouvrage, la lecture en est pénible : les méchants y sont trop supérieurs, les bons trop peu intéressants… Il y a donc du poison dans ce livre et pas assez de contrepoison ». Et comme l’écrit Jacque Brissot de Vanville en 1784 dans Le Journal du lycée de Londres à l’occasion de la parution de la traduction anglaise des Liaisons :« Un roman dont la morale est équivoque est un poison bien dangereux […] il faut peindre le vice ; mais doit‑on le peindre si séduisant ? » Ce qui gêne, c’est moins le caractère pornographique d’un roman qui l’est si peu, ni même la méchanceté du couple de roués, que, au bout du compte, l’ambiguïté fondamentale de la position de Laclos, que l’on sent infiniment plus proche, en termes d’intelligence, de lucidité et d’ironie, de ses méchants héros que de ses personnages vertueux. Comme le souligne encore H.‑D. Chaillet dans son article déjà cité : « On voit bien que [le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil] sont les deux caractères favoris de l’auteur, ceux qu’il a travaillés avec le plus de complaisance et pour ainsi dire le plus caressés : ils éclipsent tous les autres. »

9Autre élément soulevé à plusieurs reprises dans les premières critiques des Liaisons dangereuses : le caractère invraisemblable de certains éléments de l’intrigue, comme la disproportion entre les motivations assez futiles des deux roués et l’ampleur de la machination qu’ils mettent en œuvre ou encore l’inconséquence grave de la Marquise, pourtant si avisée, lorsqu’elle couche ses noirceurs sur le papier…

10Au total, ce qui frappe dans la plupart des jugements des contemporains de Laclos, ce sont leur modernité — on trouve en germe quasiment tous les éléments qui seront développés par les exégètes de Laclos au xxe siècle — et aussi une certaine liberté de ton qui contrastera avec bon nombre de critiques du xxe siècle.

Les lectures capitales des xixe et xxe siècles

11L’extrait des Mémoires d’Alexandre de Tilly apparait comme le trait d’union entre le xviiie siècle et le xixe siècle pour ce qui est de la réception des Liaisons Dangereuses. Le témoignage de Tilly (qu’il soit sujet à caution importe peu finalement) est essentiel à plusieurs égards. Tout d’abord, il conforte l’image d’un Laclos ambitieux déçu par la carrière militaire et cherchant un autre moyen de se faire (re)connaître : la phrase célèbre que Tilly prête à l’auteur des Liaisons pour décrire son projet littéraire : « je résolus de faire un ouvrage qui sortit de la route ordinaire, qui fit du bruit et qui retentit encore sur la terre quand j’y aurais passé … » exprime bien plus la recherche d’un succès de scandale que la volonté de dénoncer une société corrompue. Tilly accrédite aussi la thèse, reprise plus tard par Stendhal, selon laquelle les Liaisons seraient un roman à clé mettant en scène de personnages ayant réellement existé. Enfin, son témoignage ouvre la voie à la légende de « l’homme noir » en faisant du roman de Laclos « l’ouvrage d’une tête du premier ordre, d’une cœur pourri et d’un génie du mal ». Laclos devient un mélange de Sade et de Talleyrand…

12On retrouve aussi dans le dossier réalisé par C. Seth les pages critiques les plus célèbres, de Baudelaire à Malraux, en passant par Gide et Giraudoux.

13Les Notes de Baudelaire nous sont familières (« ce livre, s’il brûle, ne peut brûler qu’à la manière de la glace » ou encore le qualificatif de « Tartuffe femelle » appliqué à la Marquise de Merteuil) mais, replacées dans la trame chronologique du dossier, elles apparaissent d’autant plus remarquables de clairvoyance. La lecture baudelairienne des Liaisons est une lecture capitale car elle inaugure les interprétations « sataniques » des Liaisons, interprétation qui sera réfutée avec vigueur par les exégètes de Laclos à partir des années 1950, par L. Versini notamment.

14L’introduction de Heinrich Mann à la traduction allemande des Liaisons de 1905 vaut surtout par la fascination qu’il laisse transparaître pour le personnage de la Marquise de Merteuil qui est selon lui « l’une des plus grandes figures de la littérature mondiale », à côté de laquelle les personnages féminins les plus vénéneux de Balzac, comme Valérie Marneffe, font bien pâle figure… Gide va en 1913 confirmer l’intégration des Liaisons dans le panthéon littéraire : répondant à l’enquête sur ses dix romans préférés, il sélectionne deux titres dans les romans français : La Chartreuse de Parme et le roman de Laclos. La lecture de Giraudoux parachève ce processus en rapprochant Laclos de Racine. Outre la mise en lumière de cette filiation racinienne, les quelques pages fulgurantes qu’il livre à la NRF en 1932 valent aussi par la réflexion sur le couple et le mal, « le mariage du mal » qui constitue selon Giraudoux « la beauté du sujet et le scandale du livre ».

15L’analyse de Malraux est aussi célèbre que celle de Baudelaire et le dossier nous permet de relire ses formules qui font mouche : « les liaisons sont une mythologie de la volonté… une érotisation de la volonté ». Malraux ouvre la voie aux lectures existentialistes des Liaisons, parfois un peu faciles dont Roger Vailland constitue l’exemple sans doute le plus brillant. Faisant des Liaisons l’illustration des quatre figures du libertinage (le choix, la séduction, la chute et la rupture), il les rapproche de celles de la corrida et fait de la rupture, « le défi au commandeur […], la mise à mort, réelle ou symbolique de la victime désignée au cours de la première figure ».

16Les cinquante dernières pages du dossier, pour l’essentiel consacrées aux diverses réécritures, romanesques, théâtrales, cinématographiques, illustrent bien « les désirs palimpsestueux » suscités par les Liaisons dan la deuxième partie du xxe siècle : Vailland, encore, qui collabore avec Roger Vadim pour la transposition du roman de Laclos dans les années 1960, le Quartett de H. Muller déjà cité, et surtout l’adaptation théâtrale de Christopher Hampton qui joue un rôle décisif pour toutes les versions cinématographiques et qui rend familière l’intrigue des Liaisons auprès du grand public.

17Un mot enfin sur la notice et les notes dont l’intérêt paraît moins grand que le dossier qui précède. C. Seth, sans doute consciente qu’en ce début de xxie siècle, l’écriture de Laclos n’a peut‑être plus pour tout le monde cette transparence louée par Lanson et Gide, s’attache à apporter toutes les précisions sémantiques nécessaires en renvoyant souvent au Dictionnaire de l’Académie.

18Cette nouvelle édition des Liaisons dans la collection de la Pléiade complète donc utilement tous les travaux relatifs à la réception du roman de Laclos, inaugurés par André et Yvette Delmas dans les années 1960 et illustrée récemment par la thèse de Marie Luce Colatrella. Mais elle est aussi, pour tous les lecteurs passionnés des Liaisons — et ils sont nombreux —, une occasion de découvrir ou de retrouver les multiples avatars auxquels a donné lieu ce roman énigmatique et désormais (presque ?) mythique.