L’autre seconde main
1En avril 2011, trois essais sur le plagiat ont été réédités en volume de poche. Bien que les ouvrages de Marie Darrieussecq, Michel Schneider et Hélène Maurel-Indart divergent dans leurs orientations principales1, ils présentent des similitudes notoires : impossible d’éviter un retour vers Martial quand on évoque l’étymologie du « plagiat » (le plagiarus, voleur d’enfant devint alors voleur de mots) ; impossible de ne pas faire appel aux brillants copistes Bouvard et Pécuchet ;impossible pour tous les trois de ne pas gloser Borges, écrivant dans Tlön Uqbar Orbis Tertius que« toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme » ; ou encore, comble de l’impersonnalité, de citer le code de la propriété intellectuelle. Face à cette proximité se profile une interrogation en forme de paradoxe : peut‑on être original avec un sujet tel que le plagiat, toujours « sujet d’actualité », rebattu par les écrivains, journalistes, universitaires et intellectuels de toutes sortes ?
2H. Maurel-Indart nous encourage à répondre par l’affirmative tant l’effort d’éclaircissement et d’assainissement de la notion proposé dans Du plagiat nous aide à réfléchir posément, avant de condamner ou de pardonner. Pour chaque cas litigieux, elle refuse de trancher par avance : et c’est justement cet aveu d’impuissance qui fait la force de son ouvrage. En effet, trop souvent le mot plagiat est synonyme de vol pur et simple, de trahison, d’infamie. On ne retient donc souvent que l’aspect policier de l’affaire ; on dénonce, on cherche à abattre. Le terme prend une connotation disciplinaire alors que, comme le souligne d’entrée H. Maurel‑Indart, il peut tout aussi bien procéder d’un jeu avec la communauté littéraire, d’emprunts volontaires mais innocents ; comme par exemple, ceux de Michel Houellebecq à Wikipedia, afin d’appliquer le ton le plus plat, le plus contemporain et le plus neutre possible, à certaines descriptions de son dernier roman2. À ce titre, le long tour d’horizon entrepris dans Du plagiat permet d’apprécier la diversité des situations ; les ajouts à l’édition de 1999 modernisent, affinent et nous autorisent à effleurer le délicat problème de l’écriture numérique (qui éveille régulièrement des soupçons d’emprunts illégitimes).
Faibles dérobeurs et fiers conquérants
3H. Maurel-Indart place le plagiat dans un entre-deux. Pas de définition péremptoire, ni de recette facile à appliquer, le plagiat est pris dans une zone d’incertitude, il oscille toujours entre deux spectres : « entre emprunt servile et emprunt créatif ». La question se pose alors en ces termes « qui saura définir la limite où doit se fixer le curseur entre ces deux extrêmes ? » De cette dualité, elle tire deux idéaux types de plagiaires : les « conquérants » et les « mélancoliques ». La première catégorie tient d’Alexandre Dumas, fier de dire que « L’homme de génie ne vole pas, il conquiert. » Baudelaire appartiendrait à la deuxième, lui qui s’effondrait en lisant des poèmes de Poe qu’il aurait tant voulu écrire lui-même, et qu’il finit par traduire et par mêler à ses propres vers (p. 11‑16). Entre ces deux grandes figures du xixe siècle résident d’innombrables cas intermédiaires dont certains ont été condamnés par leur époque mais que nous pardonnerions aujourd’hui, alors que pour d’autres, passés entre les mailles du filet judiciaire, ce serait l’inverse. La dualité entre invention et recopiage traverse tout l’ouvrage jusqu’à sa conclusion où elle prend une portée plus métaphysique par la référence au Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Quand le peintre se met à rêver d’originalité complète et à vouloir se débarrasser de toute référence, l’œuvre passe en un instant de l’absolu au vide. Mais H. Maurel-Indart nous avertit : ces questionnements de pure esthétique ne sont souvent que fiction. Aujourd’hui, les conditions de production des livres découlant d’un impitoyable marché de l’édition risquent de condamner les écrivains à se répartir entre deux nouvelles catégories bien viles : celle de plagiaire pressé et celle d’accusateur fâché.
Protéger et valoriser l’auteur, au sens strict
4La notion de plagiat et ses déterminants évoluent rapidement : aussi l’enjeu de l’ouvrage n’est pas proprement définitoire (pour empêcher les lecteurs et les juges de se reposer derrière un slogan qui ne pourrait être qu’incomplet) ; H. Maurel‑Indart entend plutôt « donner des repères » pour cerner le plagiat, notamment en le différenciant des notions qui le circonscrivent. Alors qu’on a l’habitude de lire en creux l’originalité par opposition au plagiat, elle définit le plagiat en le différenciant des modes d’emprunt légitimes : adaptation, collage, citation, centon, traduction, réminiscence ou allusion (ch. 8); ainsi que des procédés littéraires proprement originaux : parodie, pastiche, suites d’ouvrage (ch. 9).
5À contre-courant des déculpabilisateurs et autres apologues du copier-coller, des foucaldiens traçant la généalogie de la fonction‑auteur, des partisans de Barthes qui préfèrent le texte ouvert à l’œuvre fermée, des derridiens partis à la recherche de la « différance », des émules de Deleuze qui voient dans la répétition parfaite le plus haut degré de différence, des borgésiens fanatiques de Pierre Ménard, ou des artistes appropriationnistes qui font fi de tout espoir d’originalité, H. Maurel-Indart revient vers des notions littéraires traditionnelles pour cadrer le plagiat : auteur, style, littérarité. Ce retour vers le sens commun littéraire (cher à Antoine Compagnon3) serait la condition sine qua non d’une éthique de la littérature et d’une juste protection des créateurs.
6Difficile en effet de se passer de « l’auteur » pour discuter du plagiat dans le monde actuel : le marché de l’édition fonctionne avant tout grâce à des noms célèbres dont la résonnance doit suffire à assoir le succès d’un livre. Derrière ces noms, on trouve parfois quelques surprises : des emprunts à d’autres noms plus ou moins prestigieux. En partant d’un tel constat, H. Maurel‑Indart cherche à décomposer le travail d’écriture, à identifier les couches légitimes et illégitimes qui se cachent derrière chaque texte, reconnaissant en dernière instance que la genèse de son œuvre n’appartient vraiment qu’à l’auteur :
L’écriture ou réécriture, expose l’auteur au risque de l’aliénation comme à la promesse d’une nouvelle naissance. La loi, la doctrine, la critique littéraire, même bardées du nouvel outil informatique, tentent de fixer ce vertige. Elles délimitent, démasquent, dénoncent, car il faut bien trancher. Mais l’auteur reste seul à connaître vraiment les armes de son art.
7En définitive, Du plagiat participe d’une revalorisation de l’auteur contre ceux qui l’avaient enterré trop tôt : l’intertextualité et le jeu des influences ne devraient pas nous faire oublier que l’histoire littéraire est marquée par la singularité de certaines voix qui se distinguent de leurs prédécesseurs et imitateurs. Il faut le reconnaître avec H. Maurel‑Indart : « c’est donc l’auteur que l’on traque, à travers le plagiat » (p. 392). Reste à définir ce qui rend une écriture exceptionnelle, soit absolument non plagiaire. C’est en ce sens que nous devrions chercher ce qui fait « l’essence originale d’un style ». À ce sujet, H. Maurel‑Indart préfère ne pas en dire trop long et suggère des pistes plutôt qu’elle ne propose concrètement les bases d’un stylistique anti‑copiste : à la méthode intuitive de Léo Spitzer pourrait s’associer des études systématiques à l’aide de logiciels d’analyse textuelle afin d’attribuer « une carte d’identité stylistique à chaque auteur ». Ambitieux programme dont elle reconnaît qu’il demandera un long travail (ch. 12).
De la casuistique
8Outre ces choix méthodologiques, le livre d’H. Maurel‑Indart se distingue surtout par ses ressources documentaires, par la diversité des situations et la rigueur de l’analyse, par une érudition qui n’a rien à envier au Dictionnaire des plagiaires de Roland de Chaudenay. L’ouvrage n’avance pas à coups de grandes thèses assenées puis illustrées, mais par de subtils commentaires insérés dans chacune des études de cas. Ainsi les typologies ne sont jamais aussi simples qu’elles y paraissent et la culpabilité du plagiaire toujours encore à discuter. Les annotations permettent de discuter avec un juge imaginaire, un tribunal et même tout un système juridique, pour se demander si telle décision devrait faire jurisprudence, ou pour souhaiter, par exemple, l’intervention d’« experts littéraires » comme on se sert d’experts médicaux pour certains procès (p. 96).
9Parler de plagiat, c’est toujours raconter des histoires. Et H. Maurel‑Indart excelle dans cet exercice : en racontant les suspicions qui pèsent sur Jarry, dont L’Ubu roi ne serait que la copie quasi exacte d’un manuscrit remis par des amis lycéens ; en passant par le cas de Céline absolument paranoïaque qui crie à qui veut bien l’entendre qu’on l’a « pillé en tous les sens ! » ; ou encore celui d’Alain Minc, trahi par son « nègre » qui n’avait pas remarqué que la biographie de Spinoza qu’il avait plagiée était une œuvre de fiction. Au fond, ces histoires de plagiat sont souvent des histoires drôles. Tellement bien qu’on en a écrit des romans. William Gaddis a produit un classique de la littérature américaine, A Frolic of His Own, en imaginant les mésaventures juridiques d’un professeur persuadé — à tort ou à raison, on ne le saura jamais — qu’un film hollywoodien est l’adaptation illégale d’une de ses propres pièces de théâtre. En référençant quantités d’autres ouvrages, H. Maurel‑Indart argue que ce sujet est, justement, ce qui « permet à l’écrivain de dire sa hantise de l’impuissance créatrice » (p. 171).
10Parler de plagiat, c’est aussi se plonger dans l’histoire. Vers Montaigne bien sûr, connu pour ces innombrables insertions de fragments de textes classiques, mais aussi vers les œuvres de Molière et Shakespeare dont la paternité est toujours soumise à l’épreuve de nouvelles découvertes philologiques (p. 120‑127). Puis, la Révolution française a consacré l’auteur et ses droits ; mais aujourd’hui, la textualité numérique, par les facilités d’emprunt qu’elle induit, par la confusion qu’elle implique entre auteur et lecteur, ne nous renvoie-t-elle pas vers un régime d’auctorialité prérévolutionnaire ?
Law and Literature
11Plutôt que de se projeter vers d’éventuelles et incertaines alternatives au droit d’auteur tel que nous le connaissons, H. Maurel‑Indart cherche à clarifier pour les non‑juristes les procédures qu’accompagnent habituellement les cas de plagiat. Le plus important est de se rappeler que le terme « plagiat » ne figure pas dans le code de la propriété intellectuelle : c’est un terme que le juge laisse à la critique littéraire. De son côté, il se prononcera pour décider s’il y a contrefaçon, c’est‑à‑dire un plagiat suffisamment grave pour nuire aux droits d’un autre auteur. La transposition en droit de toutes les notions littéraires précédemment évoquées (auteur, citation, style, ou encore originalité) n’est pas sans poser de sérieux problèmes. En plus, le droit d’auteur français voudrait séparer entre l’idée de l’œuvre qui n’est pas protégeable et sa réalisation qui le serait ; sorte de dissociation forcée entre le fond et la forme qui met à l’épreuve plusieurs siècles de critique littéraire.
12H. Maurel-Indart a pris le parti de ne pas ajouter de références anglo-saxonnes à sa bibliographie. Peut‑être parce que l’hystérie anti‑plagiaire qui saisit aux États‑Unis — notamment dans les universités, mais aussi dans le monde littéraire — ne semble pas propice à un serein débat intellectuel4. Il est néanmoins vrai, que depuis déjà une quarantaine d’années, des universitaires américains, qu’ils soient juristes ou littéraires (en tête, ceux du courant « Law and Literature »5) s’évertuent à réconcilier les mécanismes du droit avec les plus difficiles concepts de la critique. Bien entendu, les questions de plagiat sont au centre de leurs préoccupations : en témoigne le récent ouvrage du controversé juge et universitaire Richard Posner, The Little Book of Plagiarism, dans lequel il argue que le plagiat est plus facilement toléré par les intellectuels de gauche qui redoutent les notions de génie, de possession intellectuelle, d’individualisme créatif. Et par‑delà ces provocations politiques, la piste théorique s’avère pleine de promesses, notamment grâce au remarquable ouvrage de Marilyn Randall, Pragmatic Plagiarism, où s’inspirant à la fois de Foucault et Rorty, elle trace une généalogie du concept de « littérarité » en repérant les critères de son antithèse, le plagiat, à différents moments de l’histoire littéraire et juridique6. Mais, comme le rappelle H. MaureI‑Indart, le droit d’auteur et le copyright n’obéissent pas du tout aux mêmes principes (p. 229‑232). Aussi, même si en France, les deux mondes s’ignorent encore, et si notre retard est indéniable dans la réconciliation du droit et des lettres, nous ne pourrons nous contenter de transférer ou d’adopter certaines idées venues d’outre-Atlantique.
13Mais voici qui est déjà l’objet d’un autre livre. Quant à Du plagiat, c’est un ouvrage digne d’être considéré comme un manuel. En respectant une certaine neutralité de jugement, en donnant au lecteur la possibilité de découvrir une multitude de cas finement décortiqués, Hélène Maurel-Indart offre les bases nécessaires à toutes les études ultérieures sur le plagiat. En faisant ainsi œuvre de quasi exhaustivité, elle attise également l’envie de piocher dans la masse des données : par faiblesse ou par soif de conquêtes intellectuelles, cela dépendra de chacun.