Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Septembre 2011 (volume 12, numéro 7)
Odile Gannier

Faire le point dans l’océan mythologique du Pacifique : hommage aux femmes de la grande eau

1« Thy name is woman… », « Ton nom est femme… ». On n’attendait pas moins de Serge Dunis, professeur de langue et littérature anglophone, qu’une référence discrète mais littérale à un célèbre monologue de Shakespeare… Mais si Hamlet se lamente sur l’inconstance féminine, S. Dunis montre au contraire dans son étude une remarquable constance : docteur d’État en civilisation des pays anglophones du Pacifique, il a écrit ou dirigé plusieurs livres sur l’histoire de cette aire géographique, dans le domaine de l’anthropologie et de l’ethnoarchéologie, ayant déjà consacré sa thèse, en 1971, aux Maori de Nouvelle‑Zélande. Admirateur de Lévi‑Strauss, auquel il a dédié, en 2008, le volume collectif Sexual Snakes, Winged Maidens and Sky Gods. Myth in the Pacific. An Essay in Cultural Transparency2, S. Dunis poursuit patiemment, presque opiniâtrement, la même enquête, de plus en plus vaste, sur les cultures du Pacifique. En 1984, il avait déjà publié Sans tabou ni totem. Inceste et pouvoir politique chez les Maori de Nouvelle‑Zélande, ouvrage suivi en 1990 d’une Ethnologie d’Hawaii, Homme de la petite eau, femme de la grande eau, en mettant à profit les mêmes voies d’analyse. Dirigeant à l’Université de la Polynésie française le DEA Imago Mundi, animé par l’équipe « Maui », du nom du dieu polynésien qui a « pêché » les îles du Pacifique pour leur donner naissance, S. Dunis a suscité autour de lui de nombreux travaux, dirigeant trois autres volumes, Le Pacifique ou l’Odyssée de l’espèce. Bilan civilisationniste du grand Océan (1996), D’Île en île Pacifique (1999) et Le Grand Océan. Le temps et l’espace du Pacifique (2004). C’est encore par de nombreuses communications et articles que S. Dunis a assis des théories de plus en plus ambitieuses sur le peuplement du Pacifique, élargissant l’aire géographique au‑delà du « triangle polynésien », vers Taiwan et l’Amérique du Sud en particulier.

2Peu à peu, S. Dunis a repris à nouveaux frais l’examen de tous les indices possibles, au lieu de se cantonner dans un seul domaine ou presque, comme l’ont fait la majorité de ses prédécesseurs. Sa méthode apparemment éclectique ne lui a pas valu que des éloges, car il entendait tirer des conclusions d’un faisceau d’explications d’ordre factuel, technique, linguistique, artistique, mais aussi mythologique, botanique, naturaliste, météorologique… Son entreprise est proprement encyclopédique, ce qui peut sembler peu scientifique à certains « spécialistes » — tant le partage des disciplines peut rester férocement défendu — mais apporte en fin de compte la preuve de la fécondité des approches complémentaires. En outre, d’un point de vue académique, le statut de « civilisationniste » pour un angliciste place parfois le chercheur dans une situation plus fragile que, par exemple, des ethnologues patentés. Pacific mythology est la synthèse de près de quarante ans de travaux dédiés par S. Dunis au Pacifique, par‑delà les catégories du savoir et les barrières disciplinaires.

3Comme inclassable, cette affirmation ne s’est pas toujours faite sans difficulté, et il faut bien souligner à quel point cet ouvrage est le résultat de plusieurs combats livrés par S. Dunis. En effet, il a dû affronter d’abord les théories bien implantées concernant le mode de peuplement des archipels du Grand Océan : la recherche sur ce terrain n’est pas, tant s’en faut, le privilège des francophones, relativement moins nombreux que leurs collègues anglophones, habitants du Pacifique ou de l’Amérique du Nord… Il a fallu aussi que S. Dunis s’impose dans ces milieux, ce qui n’était pas nécessairement acquis d’avance ! Du point de vue « théorique », certaines conceptions avaient acquis le statut de vérité intangible : il est toujours difficile de remettre en question des théories bien installées… Thor Heyerdal, par exemple, avait entendu démontrer que les vagues des voyages d’installation s’étaient propagées d’est en ouest, suivant les alizés, soit de l’Amérique du Sud aux îles du Pacifique : on se rappelle l’expédition du Kon Tiki, par laquelle il avait tenté en 1947 une démonstration grandeur nature. Utilisant un radeau comme ceux que les Amérindiens avaient conçus, il avait traversé effectivement de Lima aux Tuamotu, en cent jours, mais sans grandes capacités manœuvrantes. Il lui semblait impossible d’imaginer que les voyageurs remontent face au vent. Mais ce postulat présentait deux failles : d’abord les alizés ne sont pas complètement réguliers — ce que les récentes avancées dans la connaissance des phénomènes d’el Niño ont mis en évidence — ; ensuite il paraît au contraire assez imprudent de s’aventurer dans le sens du vent si l’on n’est pas sûr de pouvoir jamais revenir au point de départ. Inversement, en remontant contre le vent, avec des embarcations techniquement élaborées, on se laissait toutes les chances de poursuivre la traversée ou de faire demi‑tour pour boucler le périple. Cook déjà avait appris de son informateur Tupaia que les Polynésiens connaissaient les inversions du sens des vents et les utilisaient. De bonnes connaissances de l’astronomie leur permettaient en outre de se diriger. Grâce à l’étude du matériel archéologique de Taiwan, comparé aux sculptures polynésiennes, S. Dunis avance la théorie d’un peuplement depuis cette région asiatique, transporté vers le sud‑est à l’Âge de Jade. Il montre aussi que les navigateurs polynésiens, plus tard, ont aussi rapporté de leurs périples vers l’est, c’est‑à‑dire vers l’Amérique du Sud, la précieuse patate douce.

4Autre idée reçue contre laquelle notre chercheur a dû se battre : les réticences de certains scientifiques à considérer l’étude des mythes comme révélateurs d’une histoire culturelle ; mais S. Dunis a été formé aux analyses fondatrices de Lévi‑Strauss, qui avait réussi à démontrer l’homogénéité de la culture amérindienne grâce à l’analyse systématique des mythes. Appliquant les mêmes principes, il a mis à profit sa connaissance approfondie des mythes en général, particulièrement polynésiens, hawaïens, marquisiens, néo‑zélandais, mais aussi, par la suite, amérindiens et austronésiens pour bâtir un véritable système. Ces histoires, qui peuvent être des épopées comme le Kumulipo, s’appuient sur des invariants : la rivalité et la complémentarité génésiques entre l’homme et la femme, au cœur des récits de création ; les éléments et productions naturelles, ainsi que les animaux (oiseaux — dont S. Dunis est un fin connaisseur et un adroit dessinateur —, poissons, mammifères marins, iguanes et autres), sont aussi soigneusement passés en revue pour donner au lecteur un aperçu complet de l’histoire : la formation géologique, les accidents climatiques, la faune et la flore influent sur l’installation humaine, l’expliquent et sont naturellement intégrés aux récits légendaires. Plusieurs ouvrages ont d’ailleurs paru sur ces questions dans les dernières années (en particulier aux éditions Haere Po) dont La Découverte de l’Océanie en deux volumes (2000, 2004), de Jean Guiart, ou ont été réédités, comme les Mythes marquisiens de Karl von den Steinen, un ethnologue allemand qui a recueilli ces histoires en 1898‑1899, ou les Mythes, légendes et traditions des Polynésiens, collationnés par Eugène Collot, en 1912‑1913.

5Quelques points en particulier marquent l’originalité de l’ouvrage, organisé autour de quatre chapitres cohérents : dans la première section sont comparés des motifs des pièces de jade chinois archaïques et ceux des tiki polynésiens, également présents dans les poteries Lapita, les tatouages, les tapa (pièce de tissu en fibre). Certaines formes sont remarquables, comme les yeux ou la tortue, dont la signification cosmique est associée à la forme de la terre et du ciel. Dans la deuxième partie, S. Dunis rappelle l’histoire de l’Île des femmes : sur Tikopia, les femmes enceintes donnaient la vie par une césarienne mortelle, jusqu’à ce qu’un homme imagine de faire accoucher sa femme par les voies naturelles, procédé qui lui laissa la vie sauve. Ces mythes, comme d’autres liés à la sexualité et la procréation, sont aussi proches des éléments naturels, et sont partie prenante dans les cosmogonies. Aussi la figure de Maui s’impose‑t‑elle naturellement. Cela amène l’auteur, dans un troisième temps, à relire les épopées : en couplant ces textes avec l’étude des migrations des oiseaux, par exemple, les grands voyages de Drake et d’autres navigateurs — comme les contemporains de Cook ou les baleiniers —, ainsi que l’adoption de la patate douce, on voit comment procède S. Dunis pour construire son système : par une mise en concordance d’éléments qui ont longtemps paru disparates. La dernière partie — ou « envoi »,  comme si tout le livre n’était qu’une ballade, ou un chant de création — reprend l’image de l’île des femmes, nom donné aussi à la Martinique par les Amérindiens, et le mythe des Amazones, qui n’est pas fondamentalement différent du mythe polynésien des femmes s’accouplant avec les racines aériennes des pandanus. Bref, “Thy name is woman…” Les femmes et les mythes qui les entourent sont, somme toute, au centre de Pacific Mythology.

6Au‑delà d’un utile remue-ménage dans le paysage académique de l’histoire et de l’anthropologie du Pacifique, il faut saluer le grand nombre de qualités réunies dans cet ouvrage. On ne peut retracer toutes les analyses menées dans cette étude, car S. Dunis a à cœur d’entrer dans le détail des sources et de viser à l’exhaustivité pour ne rien laisser derrière lui au hasard : le lecteur ignorant pourrait risquer de s’y perdre si l’auteur n’était pas toujours préoccupé de ramener sa démonstration à l’essentiel, avec une présentation systématique clairement structurée. On suit dans son exposé, jusque dans les moindres développements, le professeur brassant une érudition foisonnante ! On reconnaît l’enthousiasme communicatif de S. Dunis, qui montre, démontre, accumule, l’emporte, conclut.

7La littérature ne perd pas ses droits non plus : au‑delà du clin d’œil à Shakespeare, les références sont loin d’être rares : l’ombre du Vieil homme et la Mer plane sur quelques pages, Moby Dick sur d’autres… Ainsi Mardi, une autre œuvre de Melville, proposée au programme d’agrégation de Lettres, se profile derrière les navigations labyrinthiques dans l’espace du Pacifique, en quête de l’île des Femmes.

8En outre, l’agrément du volume est dû à son abondante illustration, mais qui se présente d’une façon aujourd’hui assez inhabituelle : en effet, l’auteur s’est approprié les représentations d’objets, d’oiseaux, de cartes, par le dessin classique, qu’il a lui-même réalisé à main levée, y compris pour la couverture : on est ainsi plus immergé dans les pratiques traditionnelles qui sont l’objet même et les sources du travail. Cependant, les illustrations étant groupées en début de chapitres, l’on regrette parfois que les références (certes présentes dans le texte ou dans la table finale) ne soient pas toujours directement adjointes aux dessins, ce qui aurait rendu leur identification plus aisée.

9Signalons aussi un atout très important pour le curieux, l’étudiant, le chercheur résidant hors de Polynésie, à mettre aussi au crédit de l’éditeur Haere Pō : le volume, comme d’autres sur des sujets similaires et difficiles à consulter en métropole, est téléchargeable gratuitement sur simple demande. Cela ne remplace certes pas le livre, dont les illustrations sont évidemment plus plaisantes à regarder sur papier, mais c’est une commodité de travail bien appréciable.

10L’atout enfin que possède l’ouvrage, pour la diffusion dans l’espace anglophone du Pacifique (et les spécialistes majoritairement anglo‑saxons), représente cependant la difficulté majeure, reconnaissons‑le, pour un lecteur francophone : le texte est intégralement rédigé en anglais. Mais le lecteur intéressé par l’anthropologie du Pacifique se sera déjà fait une raison : il faut savoir lire l’anglais pour profiter de l’abondante bibliographie sur le sujet disponible dans cette langue, et pour compléter la lecture des ouvrages que les éditeurs de Polynésie française, tout particulièrement, ont pourtant à cœur de proposer à ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette aire : ceux-ci retrouveront ici les méthodes chères à Lévi‑Strauss, les concepts de M. Godelier, les dessins de Jean Neyret pour les Pirogues océaniennes ou, ici et là, les travaux d’autres chercheurs français.

11Signalons pour finir ce qui rend le livre d’autant plus cher aux amis de l’auteur : le dernier obstacle, ô combien plus pernicieux, contre lequel il lui a fallu combattre ; la maladie qui a affecté précisément l’organe par lequel il a osé faire porter une voix forte, originale et enthousiaste face aux réticences et aux remises en cause. Il a pu compter sur ses amis et collègues de longue date, dont Ben Finney, qui a préfacé l’ouvrage, Matthew Spriggs ou Jean Guiart (associé entre autres à l’hommage à Lévi‑Strauss, Sexual Snakes). Rédigé dans une période particulièrement cruciale de sa vie, comme l’indique le prologue même, Pacific Mythology est la somme, longuement mûrie, de ce que Serge Dunis avait en fait réuni des années durant et qu’il a décidé de mettre au net dans une sorte d’urgence : la rédaction est devenue alors une part de la thérapie et une victoire sur une force contraire… Heureusement que son dynamisme et sa persévérance, à tous égards, lui ont — et nous ont — encore tracé la route pour de nouveaux voyages dans le Pacifique…

12Car qu’apporte un tel ouvrage ? Une utile mise au point sur les connaissances actuelles liées aux cultures du Pacifique, propre à convaincre les spécialistes ; une mise en correspondance des méthodes d’analyse en anthropologie, avec un hommage aux grands devanciers, en particulier français, comme Lévi‑Strauss, ainsi que des liaisons fructueuses entre la maîtrise de disciplines scientifiques comme la botanique ou la climatologie et l’étude des mythes, tout cela intéressant l’anthropologue ; enfin la synthèse entre littérature (orale ou écrite), langues, arts, rites et représentations collectives, ce qui doit éveiller l’attention des littéraires. Bref une nouvelle contribution au débat sur le partage des disciplines.