Ambiguïté du genre mémorial : les leçons à tirer d’un cas limite
1Comment lire, étudier et interpréter des mémoires, a fortiori quand ces derniers constituent les témoignages d’un passé de collaboration, c’est‑à‑dire un cas limite à l’analyse littéraire et historique ? Voilà quel pourrait être le point de départ de l’ouvrage de Philippe Carrard. Et dès le premier abord, l’anecdote que livre Henry Rousso dans sa préface1fait un bon état des lieuxde la difficulté d’une telle entreprise, en montrant comment une interview réalisée avec Henri Fernet, ancien collaborateur militaire dans la Waffen‑SS Charlemagne, avait dégénéré brutalement, au détour d’une question, en récitation de la doxa négationniste, au point que l’historien, choqué, avait mis fin immédiatement à l’entretien et prié Fernet de sortir. Cette expérience devait symboliser « un manque de distance et de contrôle face aux difficultés que rencontre l’historien du temps présent » (p. 8). Que dire, à plus forte raison, du lecteur du temps présent, si ce n’est qu’il ne peut manquer d’aborder cette question problématique de la collaboration militaire pendant la Seconde Guerre mondiale avec un certain nombre d’appréhensions et de jugements ? Et pourquoi d’ailleurs, peut-on se demander, choisir un tel terrain d’analyse, qu’on sait d’avance délicat ? Peut-être justement parce qu’il s’agit d’un cas limite, et en ce sens révélateur sur le genre des mémoires. Précisément à cause de la méfiance que nous développons à l’égard de ce matériau jugé d’emblée comme non fiable, il sera traité avec un regard distant, interrogateur, bref, avec une posture critique. Ici, pas question de tomber sous le coup de la petite histoire, de se laisser prendre au jeu de la narration : l’Histoire joue le rôle de barrage à toute lecture naïve.
2Partant de là, en quoi l’étude de ces cas particuliers nous permet-elle de mettre à jour les ressorts sur lesquels repose tout mémoire, mais qui demeurent le plus souvent non formulés consciemment à la lecture ? La démarche de Ph. Carrard a cela d’original qu’elle allie à une véritable réflexion historique (que nous apprennent ces témoignages sur la collaboration militaire française ? sur ce qu’a été le Front de l’Est ? Sont‑ils fiables au même titre que d’autres documents historiques ?) une réflexion générique, donc littéraire. Et en cela il continue de mettre au jour la spécificité des mémoires, qui peuvent être étudiés, et donc fournir un apport, dans ces deux domaines, puisqu’ils sont à la croisée de l’Histoire et de la littérature. En effet, selon la définition de Jean‑Louis Jeannelle reprise par Ph. Carrard, les mémoires constituent le « récit d’une vie dans sa condition historique », où l’individu « témoigne de son parcours d’homme emporté dans le cours des événements, à la fois acteur et témoin, porteur d’une histoire qui donne un sens à son passé2 ». Pour Ph. Carrard, il s’agira donc d’une part d’« élargir le tableau de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France » (p. 21), de l’autre de « contribuer à la poétique de ce genre, c’est‑à‑dire à l’étude des règles, codes et conventions qui informent la mise en texte d’expériences personnelles » (p. 21). Bien évidemment, Ph. Carrard a conscience de l’impossibilité de traiter ces documents comme de simples matériaux à l’étude, il s’en défend d’ailleurs à de nombreuses reprises, et n’oblitère jamais la question éthique, mais pour autant « la recherche ne saurait connaître de tabou, et […] le fait qu’un chercheur s’intéresse aux textes produits par un certain groupe ne signifie pas qu’il ait adopté les valeurs représentées par ce groupe » (p. 16). Concrètement, cela signifie, non pas qu’il réserve son jugement, mais qu’il ne s’inscrit tout simplement pas dans cette problématique, qu’il laisse à d’autres (et auxquels il ne manque pas d’ailleurs de se référer abondamment). Son idée est clairement de voir le fonctionnement d’un genre à l’œuvre et de rechercher les apports historiques que peuvent fournir ces témoignages inédits à l’étude.
Mémoire et histoire
3Même si notre intérêt sera avant tout littéraire, de fait, comme nous le rappelle Ph. Carrard, on ne peut pas négliger l’aspect historique du genre des mémoires. Il s’agit donc de contextualiser le matériau auquel nous avons affaire, soit trente‑deux témoignages de soldats volontaires pour combattre au côté de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, qui sont caractérisés par le choix d’un genre littéraire précis (les mémoires), par le fait d’avoir tous fait l’objet d’une publication (ce qui dit quelque chose du projet d’écriture à l’œuvre), et d’être tous rédigés en langue française (ce qui inclus sept mémoires de volontaires venant d’Alsace, de Belgique et de Suisse romande). On constate donc d’emblée une certaine homogénéité du corpus retenu. Ces volontaires étaient regroupés dans trois organisations militaires principales, à différents moments de la guerre: la LVF (Légions des Volontaires Français contre le bolchevisme), la Brigade Frankreich, et enfin la Division Charlemagne, avec pour but de défendre le Front de l’Est contre l’avancée russe, en effectuant une chasse aux partisans et en apportant une aide militaire aux batailles du moment. Leur témoignage s’apparente donc à une sous‑catégorie précise des mémoires, celle des mémoires de soldats, qui a été particulièrement productive dans l’entre‑deux guerres. Si bien qu’on trouve d’un côté « le récit de guerre traditionnel d’hommes ayant connu l’enfer du feu3», qui s’inscrit dans un genre bien codifié, mais de l’autre, la question d’un engagement problématique. D’autant plus que ces mémoires sont le fait d’anonymes, de personnes inconnues, ce qui pose d’emblée la question de la véracité de leur témoignage, puisqu’on n’a parfois même pas de preuve de l’existence du témoin, ou du moins de sa participation effective à cette collaboration militaire. Ce ne sont pas ce que J.‑L. Jeannelle thématise comme des « vies majuscules » : nous sommes face à de simples soldats, qui décrivent la guerre « vue d’en bas ».
Authenticité, véracité, ambiguïté
4On voit alors apparaître une première difficulté, et la mise en question d’une première catégorie, celle de l’authenticité des textes. Voilà bien une caractéristique propre aux mémoires, qui sont des œuvre littéraires mais doivent répondre à une exigence de vérité. C’est déjà le cas du genre autobiographique à prendre dans son sens englobant, mais ici la question prend un sens accru car à l’exigence littéraire s’ajoute une exigence historique. Pour Ph. Carrard, les polémiques qui se sont déchaînées quant à l’authenticité de certains mémoires4de son corpus, aussi bien dans la communauté des historiens que dans celle beaucoup plus large des usagers d’internet, prouve bien que « la distinction entre récit factuel et récit fictionnel reste fondamentale dans notre culture » (p. 62). Alors même que les mémoires, au contraire de l’historiographie, ne se donnent pas comme des récits historiques purs, alors même que l’on traite de la plupart des matériaux historiques avec la plus extrême prudence, dans ce cas, un contrat de lecture implicite pèse sur l’appréciation du texte. Les enjeux sont tels que la réaction du lecteur en devient exacerbée et qu’il ne peut manquer d’interroger le statut du texte qu’il est en train de lire : le mystifie-t-on ?
5D’autant plus qu’à la question de l’authenticité s’articule celle de la véracité. Quand bien même les mémoires du corpus ne seraient pas des faux, qu’en est‑il du détail du texte : est‑il globalement véridique, partiellement véridique, globalement faux ? Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de mettre en doute l’authenticité du document, mais bien la fiabilité du narrateur, et ce qui semble n’être que des questions de pourcentage peut bien renverser entièrement le statut du texte, faire cesser l’analyse ou tout simplement la lecture. Dans notre cas hyperbolique, la mise en cause du narrateur est presque antérieure à la lecture, il est d’emblée posé comme non fiable, aussi bien au niveau de la véracité de ses dires que de l’entreprise narrative même qu’il va mettre en place, et sur laquelle pèse le soupçon de justification a posteriori. C’est à une véritable interrogation du narrateur du genre mémorial que nous assistons ici ; il s’agit de savoir quel est le rapport entre texte et lecteur dans un récit à la première personne. La nature du texte mémorial pèse dans cette appréciation ; nous ne sommes pas dans le cas d’une pure fiction, ni dans celui par exemple d’un fait scientifique, mais dans celui d’un discours qui a une exigence de vérité tout en s’adressant d’un point de vue particulier et donc limité.
6Sans compter que, contrairement à de la pure fiction, une question éthique se surajoute à notre entreprise critique : faut-il lire de tels mémoires si leur influence sur le lecteur s’avère réelle ? Comme le signale Ph. Carrard, « les opinions qu’expriment [l]es mémorialistes ne sont pas susceptibles d’être discutées comme le sont les arguments des historiens » (p. 261). Rejaillit ici toute l’ambiguïté d’un texte littéraire, qui par ailleurs exprime une opinion, une relecture des événements historiques d’un point de vue singulier : le texte mémorial se donne comme un tout, à prendre absolument ou à laisser absolument, pas de place pour une contre‑voix ou une contre‑vision. Mais dès lors que la question éthique entre en jeu, peut‑on en venir à dire qu’il existerait aux yeux de l’Histoire de « bonnes » mémoires, de « mauvaises » mémoires ? Comme leur rapport à la vérité est ambigu, quelle instance pourrait juger de leur valeur, et sur quels critères ? Il faut toujours en revenir au rapport direct entre texte et lecteur, comme seule instance possible du jugement. Ph. Carrard, pour sa part, laisse la question ouverte à d’autres, et conclut sur une interrogation : « comment pouvons‑nous rendre compte […] [d]es “relations de transfert” que nous pouvons avoir développées, comme chercheur ou simplement comme lecteur, avec l’“objet” auquel nous nous sommes attachés ? » (p. 265).
Posture du mémorialiste
7Or, qu’en est-il donc, dans le détail, de ces textes ? Ils se donnent tous comme des mémoires, et c’est un fait intéressant : pour témoigner de leur expérience, les différentes personnalités du corpus se sont coulées dans un genre littéraire déjà existant. Une petite minorité sont des lettrés, journalistes, ou écrivains5, mais la plupart ne bénéficient que de l’éducation républicaine commune. Or, on voit réutilisées dans la mise en texte les exigences littéraires les plus classiques : l’usage des temps et des modes appropriés, la conjonction mais aussi la concordance des temps entre eux, le choix d’une focalisation, la mise en place d’un récit homogène, bien construit, lisible. Nous sommes face à une mise en forme littéraire qui bien sûr va influencer le compte rendu de l’expérience ; ce n’est pas là un simple témoignage comme on peut en faire à un historien, c’est volonté de faire oeuvre. Dès lors la question del’auteur se pose face à un souci de vraisemblance : comment des hommes « du commun » pouvaient se fondre dans la posture de l’écrivain ? Ph. Carrard émet plusieurs hypothèses, dont celle de leur laisser le bénéfice du doute; mais ce n’est pas tellement les réponses qui nous intéressent ici. Le genre mémorial se voit ouvert à quiconque éprouve le désir de témoigner des événements historiques qui ont pu faire sens dans sa propre vie, il est donc adaptable aisément par ceux qui s’en saisissent. D’une part, on voit ce qu’on pourrait appeler une forme de « démocratisation » de ce genre à l’oeuvre, de l’autre, ce qui est frappant, c’est à quel point les mémorialistes vont spontanément calquer leur écriture sur ce qu’ils jugent être le style classique, balancé, bien écrit, qui est en fait celui enseigné par l’école républicaine.
8La mise en texte est un point central de la réflexion de Ph. Carrard. Elle nous instruit sur le genre en train de se faire, mais elle n’est pas dénuée de toute ambiguïté ; ainsi, les effets et conventions littéraires amoindrissent la valeur des témoignages. Ces effets peuvent être de plusieurs ordres ; certains sont communs à la plupart des mémoires. Ainsi, la « convention de la mémoire parfaite », qui crée l’illusion d’un récit rétrospectif sans la moindre accroche ou difficulté de mémoire, ou l’« interdiscursivité constitutive » dont parle J.‑L. Jeannelle, qui consiste à inclure dans les mémoires des documents extérieurs à la narration (discours, lettres, articles de journaux, déclarations radiophoniques…) dans un rôle de légitimation. Dans notre cas cependant, la mise en texte passe aussi par des références idéologiques précises, censées jouer ce même rôle de légitimation a posteriori ; les références à la propagande hitlérienne sont nombreuses (ainsi, l’idée d’une nouvelle croisade sur le Front de l’Est, ou celle de la possibilité d’un nouvel ordre européen), de même qu’une revendication d’un certain idéal de francité. Encore une fois, ce qui est intéressant dans cette mise en texte, c’est la spontanéité avec laquelle les mémorialistes s’emparent de ce qu’ils estiment être des signes de « littérarité » ; ainsi dans le cas des médiations culturelles qu’ils convoquent pour retranscrire leur expérience, et qui sont la synthèse entre un « cadre culturel français […] acquis durant [la] scolarité » et les connaissances personnelles accumulées au cours de la vie adulte. Leurs références sont ainsi celles d’une véritable culture commune, qui va de l’Antiquité au Moyen Âge, de la littérature française classique et moderne aux romans d’aventures populaires et aux westerns, exactement comme en témoignera un Jean‑Paul Sartre dans Les Mots, de la campagne de Russie de Napoléon à — et on retrouve l’idéologie à l’oeuvre — la période coloniale en Afrique du Nord. Comme le montre Ruth Amossy6, citée par Ph. Carrard, le témoin relate toujours ce qu’il a vécu en recourant à des « modèles culturels » et à des « schémas préexistants ». En somme, l’écriture de ses propres mémoires passe par l’écriture, ou en tout cas la référence, à une mémoire commune, et c’est d’ailleurs en ce sens que les mémoires de la collaboration militaire peuvent figurer un matériau important, car ils informent notre mémoire commune de la Seconde Guerre mondiale, jusque dans ses plus grandes obscurités.
9Un autre trait de cette mise en texte repose sur l’adoption d’une perspective particulière et précise, qui va de pair avec le statut d’inconnus de l’Histoire et de non-spécialistes de la littérature qu’est celui de ces volontaires. Ils se donneront ainsi comme des gens du « commun », leur témoignage comme celui que tout un chacun aurait pu rendre en de pareilles circonstances, tout en ayant la conscience vivace de la solitude de leurs opinions politiques ; d’ailleurs, ils prennent souvent en charge la mémoire commune, s’élevant à la fonction de porte-parole : « l’inclusion […] des camarades de combat signale une fonction essentielle du témoignage : représenter le groupe », note Ph. Carrard (p. 206). Le point de vue qui oriente leur texte, c’est celui de la guerre « vue d’en bas7 », celui du soldat anonyme, oublié, inconnu. C’est « la perspective du simple soldat qui participe aux opérations mais sans en avoir une vue d’ensemble » (p. 128). Bien sûr, cela fait partie de la stratégie rhétorique de déculpabilisation employée, mais cela dit également quelque chose sur la caractéristique de tels mémoires. Avec cet exemple, on voit bien se déployer la résurgence d’un genre passé, adapté aux nécessités du temps, conservé en raison d’une certaine plasticité. Mais ce ne sont plus des vies dignes d’être racontées que l’on choisira, au double sens que ce ne sont ni des vies des grands hommes d’un temps, ni des récits que le public souhaiterait entendre ; ce qui est conservé, ce sera une alliance entre une certaine forme littéraire, et une certaine forme historique.
10L’ouvrage de Philippe Carrard allie beaucoup d’exigences : une rigueur historique, une recherche générique, des préoccupations éthiques, et en même temps une certaine volonté d’impartialité (ce qu’il appelle une « position de neutralité », p. 16), qu’il sait bien sûr idéale. Ce dernier invoque dans son entreprise de nombreuses références, empruntées à tous les domaines, pour répondre à sa volonté de mise en lumière totalisante. En ce qui nous concerne, ces mémoires de la collaboration militaire viennent nourrir les analyses que nous pouvons faire sur le genre mémorial au xxe siècle ; elles nous permettent d’interroger, par un des cas les plus limites, les rapports entre lecteur, texte, auteur, dans un récit à la première personne. Bien sûr, ce sont des textes qui demandent des précautions historiques non négligeables, mais ils ne peuvent que contribuer à affiner la recherche générique ; dès lors, il serait regrettable de se priver, par souci éthique, de l’apport que constitue l’ouvrage de Ph. Carrard.