Balzac & les héros de la résistance
1Dirigée par Nicole Mozet, la collection Balzac s’est enrichie en 2010 d’une nouvelle contribution avec l’ouvrage de Jacques-David Ebguy, consacré au héros et à l’héroïsme. Nul doute que cette réflexion, poursuivant les travaux déjà amorcés sur « Le Personnage balzacien »1, ne pose un jalon important dans la recherche balzacienne, par son approche synthétique ainsi que par le dialogue qu’elle propose avec les interprétations et les lectures de la critique balzacienne, notamment contemporaine.
2L’ouvrage de J.‑D. Ebguy s’ouvre sur un paradoxe initial, dépassant le strict champ balzacien : celui de l’impossibilité de l’héroïsme au xixe siècle, à une époque où toute tentative de grandeur se trouve farouchement jugulée par l’égalitarisme démocratique. Le délitement des valeurs, pire, le déracinement de la Valeur, se résolvent par un relativisme généralisé aboutissant à une crise du modèle. Avec les temps anciens disparaît ce que Lukács nomme le héros « mythique » ou « classique », pour laisser place au héros « problématique », individu solitaire en quête de soi, dont les fins ne sont plus données dans une évidence immédiate. La modernité du « réalisme critique » en passe ainsi par une abdication de l’idéal et du sublime, rongés tous deux par l’ironie2, et justifie l’idée que « tout grand roman de ce siècle pourrait s’appeler Illusions perdues » (p. 41). Ne restent alors sur la scène que des personnages à la silhouette indécise, des héros fatigués ou des « fatigué[s] d’héroïsme »3.
3Pourtant, « Rastignac ou Raphaël de Valentin, Chabert ou Mme de Mortsauf… : qui n’a pas d’abord emporté de sa lecture de Balzac le souvenir de quelques figures ? », comme le demande J.‑D. Ebguy dès l’introduction. Si l’on ne peut raisonnablement considérer ces grands noms de La Comédie humaine comme les épigones des héros épiques ou tragiques, on ne peut nier toutefois leur incroyable pouvoir de fascination, laissant transparaître une volonté manifeste, chez l’auteur, d’exalter la singularité.
4Certes, la comparaison avec les temps anciens n’est plus viable, dans la mesure où Balzac ancre ses personnages « dans un réel socialement et matériellement déterminé, là où le héros est traditionnellement un être de l’ailleurs et de l’hors‑temps, comme venu d’un autre monde » (p. 6). Cette incompatibilité n’interdit pas pour autant l’avènement d’une nouvelle forme d’héroïsme, lequel n’est plus, comme autrefois, une donnée de départ à confirmer par le récit, mais se trouve à construire au cœur du texte. C’est cette invention du héros que J.‑D. Ebguy se propose d’étudier, dans le prolongement de ses travaux sur la poétique du personnage4, à l’aide de la critique balzacienne (P. Barbéris, N. Mozet, É. Bordas, J. Neefs, A. Déruelle, etc.), des théoriciens du roman (parmi lesquels Ph. Hamon, V. Jouve et L. Quéffelec) mais aussi des penseurs contemporains (J. Rancière, T. Pavel, Deleuze ou A. Birnbaum). Comme le précise l’auteur, « La Fausse Maîtresse, Le Colonel Chabert et Le Père Goriot seront particulièrement sollicités » (p. 17) du fait de leurs galeries de portraits, sans qu’ils ne constituent pour autant le corpus exclusif de cette étude.
5La démarche adoptée par J.‑D. Ebguy repose sur deux questions principales : comment l’héroïsation est-elle encore possible, et pourquoi ? Il s’agira de comprendre les mécanismes et les procédés de cette héroïsation, d’en saisir le mode d’apparition, bref d’entreprendre pour ainsi dire une phénoménologie de l’héroïsme.
6Abandonnant d’une part l’approche purement immanentiste, d’autre part, la perspective exclusivement historique, l’auteur adopte une lecture synchronique, oscillant « entre la précision de l’analyse micro-textuelle et l’évocation générale de la constitution de La Comédie humaine ». J.‑D. Ebguy insiste sur l’importance d’une démarche inductive permettant d’éviter les plaquages théoriques et de déjouer les multiples prêts‑à‑penser, incontournables sur un tel auteur. Partir du texte pour esquisser précautionneusement une poétique du héros, voilà la méthode annoncée par le critique. L’entreprise se veut humble, le sujet ambitieux.
Une phénoménologie du « héros » balzacien
7Consacrée aux « procédures d’héroïsation », la première partie s’intéresse à « la manière dont Balzac fait “saillir” certains protagonistes pour en faire des personnages “à part”, distincts du personnel romanesque » (p. 48).
8Cette « saillance » se concrétise par une esthétique de l’outrance, que le critique observe à plusieurs niveaux. Sur le plan de l’énonciation, le personnage est glorifié par des moyens stylistiques (les adjectifs qualifiants, désignant Albert Savarus comme un personnage « extraordinaire », Thaddée comme « sublime », etc.), intertextuels (référence à la peinture ou à la Bible), ou encore analogiques (comparaisons, métaphores hyperboliques visant à faire du Père Goriot « le Christ de la paternité », par exemple). Sur le plan de la composition, Balzac focalise l’attention par diverses techniques de différenciation, à laquelle contribuent le mode d’apparition du personnage sur la scène romanesque (mis en vedette in medias res ou de manière progressive) ou encore son détachement par rapport à son milieu. En environnant de mystère les intentions du héros, l’auteur peut également singulariser celui-ci par le maintien d’une focalisation limitée, ou par la création d’un personnage‑relais suggérant par son attitude de stupéfaction le caractère hors du commun d’un autre personnage. Onsait gré à J.‑D. Ebguy d’avoir souligné l’intérêt dramatique d’une telle invention ; l’impuissance qu’éprouverait le témoin à raconter la scène serait le moyen assuré de reconnaître l’irréductibilité du « héros », marqué ici par la non-conformité. Dans ce cas, étudier l’héroïsation revientà étudier aussi les personnages médiocres, exceptionnels eux aussi, mais à rebours5. Dernier moyen de marquer la singularité, la structure narrative même peut suggérer la supériorité du personnage, en l’érigeant en sujet de l’action et en dépeignant son intériorité6.
9Consacré aux personnages extraordinaires, le chapitre final cherche à comprendre en quoi le phénomène de « saillance » résulte aussi de la caractérisation. Autrement dit, le personnage peut être également héroïsé du fait de ses qualités intrinsèques et de son caractère « extraordinaire », lequel se caractérise autant par l’ardeur du regard que par le don de clairvoyance : une faculté exceptionnelle, une passion au cœur de l’être, un trait accentué, une marginalité sociale, un visage idéel… : le roman exhibe ou dégage une “qualité”, en dramatise le déploiement, pour mieux dire la possible signifiance d’une époque. (p. 93) En tous les cas, ces manifestations de l’extrême se caractérisent toutes par un phénomène de condensation, mettant l’accent sur un trait constitutif du personnage (la paternité de Goriot, l’avarice de l’usurier Gobseck, le dévouement de Thaddée), ou sur son « pouvoir de rassemblement » (Vautrin est « un poème infernal où se peign[ent] tous les sentiments humains […] »). Ce qui importe alors est de conjoindre idée et image, en faisant « signifier la figure au-delà d’elle-même » (p. 121) ; en ce sens, l’héroïsation ne se départit pas d’une certaine allégorisation (affranchie ici de toute fonction exemplaire)7.
10Quoique les titres établissent parfois une typologie un peu floue entre les personnages (« en relief », « distingué », « sélectionné »), cette première partie fait le tour des divers modes de « saillance » du personnage héroïsé, tant sur le plan de l’énonciation, de la composition que de la caractérisation. J.‑D. Ebguy y utilise parcimonieusement le terme de « héros », se contentant pour l’heure, de manière pragmatique, de ceux de « personnage en relief », « personnage glorifié », ou encore « personnage agrandi ». Bien plus, il fait une distinction très nette entre héroïsme et héroïsation, l’un venant en quelque sorte chasser l’autre : « on pourrait faire l’hypothèse que la fin de l’héroïsme s’accompagne de l’exacerbation de l’héroïsation » (p. 114), dans la mesure où l’émergence de figures exceptionnelles doit compenser le règne croissant de la médiocrité. C’est qu’il faut « distinguer les phénomènes ponctuels d’héroïsation », dont les procédures ont été étudiées dans cette première partie au niveau des formes et des effets, et « la constitution plus rare, des personnages en héros, qui tient à la répétition, la disposition singulière et la convergence des effets d’héroïsation » (p. 122), qui fera davantage l’objet de la seconde partie, où l’auteur cherche à définir le héros des temps nouveaux. C’est sur cette section que nous reviendrons plus amplement.
La mort du héros ?
11S’intéressant « à la manière dont le héros balzacien se donne et, partant, à ce qu’il donne à penser », en les situant « par rapport à l’action, par rapport à la société et ses valeurs, par rapport aux lecteurs » (p. 124), la seconde partie de l’ouvrage constitue effectivement l’apport majeur de J.‑D. Ebguy.
12Refusant d’assimiler le héros balzacien au personnage en lutte, schéma trop tributaire du modèle épique (cf. chapitre 4, « La fin de l’agon »), ce dernier prend de la hauteur face aux théories du réalisme selon lesquelles le désir individuel se heurte toujours à un groupe extérieur, familial ou social. Au duel, il substitue un « rapport dialectique à la société », qu’illustrent fort bien les comportements de Lucien de Rubempré ou de Rastignac ; les deux cherchent en effet à déjouer les règles sociales par amour d’une femme, mais obéissent en même temps aux lois du désir mimétique, en aspirant à devenir hommes du monde.
13En réalité, l’originalité du héros ne tient plus à la position victorieuse dont il jouissait autrefois, mais à sa condition marginale. Par effet de glissement, J.‑D. Ebguy substitue à la définition commune du héros comme centre de l’intrigue celle d’un personnage en décalage. En porte‑à‑faux par rapport à son origine, la figure héroïque demeurerait toujours en périphérie de l’action, et par là même, provoquerait un écart par rapport aux genres établis, en déjouant notre horizon d’attente. Le Colonel Chabert, par exemple, paraît tout d’abord revendiquer la filiation du schéma mélodramatique ; le héros éponyme est supposé y incarner le Bien, en demandant réparation à la société et en voulant faire advenir la vérité et la justice. Il est néanmoins perverti par le grotesque en ne parvenant pas à se défaire de son caractère de soudard au sein de l’univers parisien (son rapport aux femmes est fondé sur la propriété), et en affichant un désir sexuel excessivement violent, demeurant par ailleurs inassouvi8. Loin d’incarner quelque valeur, le personnage va jusqu’à revêtir ici un caractère négatif, dévoyant ainsi le genre initial. Enfin sur le plan dramatique, le héros est également en marge puisque l’intrigue est rarement parachevée — ce qui déroge, encore une fois, aux attributs traditionnels du héros. C’est ce que montre l’explicit du Père Goriot, où Rastignac n’acquiert qu’in fine la maturité nécessaire pour affronter Paris : dès que résonne l’ultime défi (« À nous deux, maintenant !»), le personnage se trouve relégué « hors champ », sans pouvoir faire montre de ses nouvelles dispositions ; il est par conséquent condamné à être un héros in fieri,à perpétuité. Dès lors, le héros ne se laisse plus définir comme « personnage saillant », mais comme personnage évanescent, « en suspens », c’est‑à‑dire « au seuil de l’héroïsme ». Ici réside probablement toute l’originalité de la pensée de J.‑D. Ebguy, qui ôte paradoxalement au protagoniste toute efficacité actantielle.
14Le nouveau héros se caractériserait donc par sa différence, voire ses lacunes : inachèvement dans l’action se concluant parfois par l’échec, brouillage axiologique où le personnage emphatisé n’est pas nécessairement le plus moral, « pathétique composite » où l’identification psychologique est soigneusement contournée par la polyénonciation. Tous ces effets de cryptage démontrent une complexification grandissante du héros traditionnel. En reprenant la distinction que fait J.‑D. Ebguy entre « figures marginales » (s’opposant aux codes en connaissance de cause), « figures mobiles » (ignorant les codes) et « figures revenantes » (se référant aux codes anciens), on s’aperçoit que toutes trois marquent un écart par rapport à une norme sociale, signe infaillible « que la société post‑révolutionnaire et plus spécifiquement la monarchie de Juillet empêche les êtres énergiques, les êtres à part, d’être pleinement eux-mêmes et d’actualiser leur potentiel ». Le tableau que dresse le critique du héros est donc foncièrement marqué par la négativité. Adepte du balancement binaire, le héros n’est « ni incarnatio(n) d’une utopie, ni exceptio(n) » (p. 193). Il n’est ni épique ni anti-héros, mais se trouve « au point de rencontre de ces deux positions » (p. 187) représentées par les personnages spectateurs et les personnages acteurs. Il est « non plus combattan[t] mais à l’écart, non plus lumineux mais se tenant dans le clair-obscur, non plus entre les Dieux et les humains mais entre le passé et le présent, entre le dire et le faire » (p. 20). Son nouveau caractère d’exception ne saurait donc être appréhendé qu’au terme d’une démarche apophatique, symptôme des temps nouveaux. Phénix détrôné, le héros ne serait désormais tout au plus qu’un hapax.
Les héros de la résistance
15Cette marginalisation, dont on pourrait penser qu’elle préfigure la mort du héros, ne constituerait-elle pas au contraire l’amorce d’un renouvellement ? Pour répondre à cette question, il faut déjà comprendre pour quelles raisons le personnage demeure incommensurable au monde et à la société : est-ce parce qu’il pèche par défaut dans un monde de la positivité, ou parce que le monde lui-même, frappé de négativité, ne peut entièrement l’absorber ?
16J.‑D. Ebguy penche pour cette seconde perspective :
Le roman balzacien (tout lecteur conséquent et attentif de La Comédie humaine le percevra) tente […] de résister à la négativité contemporaine et dramatise plus directement la question du sens ». Du fait de son statut « à part », le héros « introduit du “jeu” dans les rouages de l’appareil social ; ce faisant, est désigné au lecteur un espace de perturbation du Sens et de questionnement du partage du sensible. (p. 183)
17Grâce à son pouvoir de dévoilement, il aiderait le public à ne pas se conforter dans ses représentations et à déchiffrer le monde dans toutes ses anfractuosités. Naviguant de la province à la capitale, du salon de Madame de Restaud à la pension Vauquer, du balcon au parterre, il révèle par son dynamisme des terrae incognitae, en outrepassant les cloisonnements sociaux. Ici, le roman donne à penser par l’intermédiaire du héros, doté d’un pouvoir heuristique :
[…] Comment ne pas voir que le déplacement‑geste du héros a une fonction d’éveil : le monde, à la fois “concrètement” et, surtout, symboliquement, s’anime aux yeux du lecteur. Peut-être le héros est-il provocation au mouvement. (p. 189).
18Bien plus que de dévoiler, le héros invite bien au décentrement. Demeurant fidèle à lui-même, il permet d’interroger l’ethos d’une époque dont il n’est pas solidaire ; il en gauchit les perspectives et désigne par là même une faille au cœur du système social. Sans incarner quelque principe moral, sans être ce que Philippe Hamon appelle « un discriminateur idéologique »9, le colonel Chabert agit ainsi à la manière d’un reproche vivant ; revenant du passé, il constate la mesquinerie de sa femme et des mœurs présentes, la faiblesse des institutions et des lois sociales. Dès lors, la présence seule du héros devient acte de résistance.
19On le voit, J.‑D. Ebguy interroge ici les divers effets que le personnage peut avoir sur nos modes de représentation et d’intellection du réel. Il explore par là même ce que Ph. Hamon nomme « l’effet-héros »10, en mobilisant des enjeux d’ordre narratif, axiologique et affectif. Condamné à la différence, le héros ne saurait être appréhendé de manière positive qu’en regard de l’effet qu’il provoque sur le lecteur. Le critique opère ainsi une conversion de la valeur du héros et de ses pouvoirs : si celui-ci n’est plus doté d’attributs divins, s’il n’est plus à même de mener l’action à son terme ou d’incarner une valeur morale, il garde une efficacité qui n’est plus actantielle, mais pragmatique. C’est un héros quand même, un héros de la résistance du sens, problématisant l’époque et ses mœurs.
De la lisibilité de l’héroïsme
20On peut s’interroger sur la réussite même de cet effet : le public du xixe au xxie siècle saura‑t‑il identifier en quoi consiste l’héroïsme tel que le définit J.‑D. Ebguy ? Ce dernier donne assurément une grande responsabilité au lecteur. Comment situer définitivement une telle figure par rapport à des polarités constituées ? Comment trancher la question des valeurs quand manquent aussi bien un système de valeurs intangibles, pré-constitué, que l’énonciation au terme de la fable, condition d’un “Jugement dernier”, d’une axiologie qui viendrait dire le sens de l’histoire et la “valeur” des personnages ? […] Au lecteur de trouver ensuite sa place et de faire ses choix. (p. 165) On le voit, ce dernier doit pouvoir s’orienter par lui-même au cœur de la fiction ; bien plus, sa liberté critique a valeur d’arbitrage.
21Cette intelligence critique s’avère au‑delà même des espérances de Balzac, qui ne croyait que peu ou prou à la réelle compétence du lecteur, comme en témoigne le fameux incipit du Père Goriot :
Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxant d’exagération, en l’accusant de poésie.
22Sans reconnaissance valable, l’œuvre resterait donc inachevée, de la même manière que le héros demeure dans l’ombre de son temps. L’exemple de Rastignac ne le prouve que trop, lui qui a sédimenté au fil des ans une image purement négative, jusqu’à devenir le symbole de l’ambitieux amoral, prêt à réussir à n’importe quel prix. Cette cristallisation va dans le sens d’une déformation, ou plutôt d’une accentuation excessive d’un trait au détriment des autres. On est loin, ici, du Rastignac luttant contre l’indifférence de Delphine de Nucingen et d’Anastasie de Restaud pour donner au père Goriot une sépulture. Effleuré par des esprits trop superficiels ou trop étroits, l’héroïsme souffrirait donc d’une reconnaissance réduite, pierre d’achoppement à son entière réalisation.
23Stimulant et bien mené, Le Héros balzacien marque une nouvelle étape dans la recherche balzacienne. Des analyses fouillées, de nombreuses références, tant historiques qu’intertextuelles, viennent étoffer la réflexion, convoquant toujours à bon escient les diverses théories existantes sur le personnage.
24Ce livre n’épuise pas pour autant le sujet. Quoique très synthétique, la démarche de J.‑D. Ebguy implique certains choix, et laisse d’autres questions en suspens : tout d’abord, cette exploitation très particulière du personnel romanesque chez Balzac, qu’on a appelée « l’effet Comédie humaine », et le principe du retour des personnages. Dans quelle mesure le personnage reparaissant dans un autre roman sera-t-il encore considéré comme héros, une fois éclairé sous un nouvel angle ? Autre question laissée en suspens, celle de la perspective diachronique. On se doute que la trajectoire de l’écrivain a dû indéniablement influencer sa vision de l’héroïsme, depuis les sympathies saint-simoniennes de ses débuts jusqu’au légitimisme forcené des dernières années. Comme l’écrit l’auteur lui-même : L’adoption, légitime, d’une perspective diachronique aurait pu nous conduire à nuancer notre propos : à mesure que vieillit le romancier, vieillissent avec lui les personnages héroïsés, qui s’embourgeoisent (de l’aristocratie à la médiocratie), se “provincialisent” (de Paris à la province), se féminisent (on pourrait comparer le Lucien de Splendeurs et misères des courtisanes au Rastignac du Père Goriot), ou meurent. (p. 15) ; il cite à cette occasion Nicole Mozet, qui fait observer la rareté des personnages conquérants et des figures paternelles après 1840. Il faudrait alors saisir la diversité de ces héros en évolution avec le contexte politique et les convictions de l’auteur. Espérons que ces points, volontairement écartés par J.‑D. Ebguy, seront l’occasion de travaux ultérieurs.