Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Christof Schöch

La description entre épistémologie, poétique, représentation & politique

Joanna Stalnaker, The Unfinished Enlightenment. Description in the Age of the Encyclopedia, Ithaca and London : Cornell University Press, 2010, 240 p., EAN 9780801448645.

1Les travaux sur l’écriture descriptive au xviiie siècle ne sont pas légion. Après s’être libérée d’un traditionnel mépris de la description,la critique structuraliste a d’abord théorisé ce type de texte fondamental en prenant appui sur la pratique descriptive telle qu’on la rencontre dans le roman du xixe siècle. De même, quoiqu’un intérêt renouvelé pour l’histoire de la description soit clairement discernable depuis quelques années, la richesse et l’épanouissement de la description au xviiie siècle restent encore sous-estimés1. La situation a cependant évolué nettement depuis quelques années ; l’intérêt renouvelé porté à des éléments comme l’espace et les objets ou à des problématiques comme le corps ou l’ekphrasis a permis de prendre conscience d’un véritable renouveau des pratiques descriptives au xviiie siècle, dans des genres d’écriture aussi divers que l’Encyclopédie, l’Histoire naturelle, la critique d’art naissante et les Salons diderotiens, les récits de voyages, la poésie descriptive, les nouveaux écrits sur la ville et bien sûr le roman. Ceci est vrai tant en France qu’à l’échelle internationale, que ce soit dans le domaine anglo-saxon ou allemand2.

2Dans un tel contexte, l’ouvrage de Joanna Stalnaker sur la description en France « à l’âge de l’Encyclopédie », est plus que bienvenu, il a été attendu avec impatience3. L’idée de départ de l’ouvrage est que, grâce à un certain contexte épistémologique constitué par « les pratiques descriptives de l’histoire naturelle et de l’encyclopédisme des Lumières » (p. 3), l’écriture descriptive a pu devenir au xviiie siècle une pratique appréciée et valorisée. Une telle influence n’est possible, précise l’auteur, qu’à l’amont d’une séparation entre les sciences et les lettres, perspective que la critique a dû reconquérir avec l’aide d’ouvrages comme celui de Brian Ogilvie et celui édité par John Bender et Michael Marrinan4. Cependant, précise J. Stalnaker :

Although we generally think of the Enlightenment as a time when the sciences (rather than science) and belles-lettres (rather than literature) were not yet distinct discourses, I argue that in the late Enlightenment it became necessary to think about description in terms of competing truth claims that would eventually resolve themselves in our modern distinction between literature and science. (p. 6)

3Et, ajoute-t-elle, c’est justement parce que la description est devenue le lieu de tensions entre épistémologie et poétique qu’elle a été théorisée et pratiquée autant au xviiie siècle. Ainsi, quoique J. Stalnaker s’inspire de « l’épistémologie historique » de Michel Foucault, elle refuse la manière dont Foucault conceptualise la notion même de description, manière qui ignorerait tout ce qui intéresse J. Stalnaker : l’expérimentation générique dans laquelle elle s’inscrit et les « idiosyncrasies individuelles » qui s’y manifestent ; la distance jamais comblée entre le langage et la nature et la tension entre les « truth claims » de la science et de la rhétorique qui s’y montrent ; enfin, le « problème de l’incomplétude » et de la « fragmentation inévitable » des descriptions que les auteurs analysés par J. Stalnaker intègrent de manière consciente dans leurs textes (p. 9‑10). Par conséquent, J. Stalnaker définit son approche comme un « dialogue interdisciplinaire autour des problèmes épistémologiques et littéraires posés par la description à l’époque de l’Encyclopédie » (p. xii), et précise que certaines questions liées à la fois au rapport au savoir caractéristique de Lumières et au statut épistémologique de la description ne peuvent pas être résolues sans une « attention permanente au langage, au style, et à la forme littéraire » (p. xii-xiii). Quoiqu’épistémologie et littérature soient ici mises sur le même plan, on note que les références méthodologiques et contextuelles de J. Stalnaker sont davantage issues de l’histoire des idées que de la critique littéraire. La réflexion théorique sur ce que sont l’épistémologie et la description (et sur ce que cela implique de les interroger l’une à travers l’autre) se limite à ces quelques pages de l’introduction. L’introduction se clôt avec l’analyse des trois articles « Description» de l’Encyclopédie, concernant les domaines de l’histoire naturelle, de la géométrie et des belles‑lettres et écrits, respectivement, par Daubenton, d’Alembert, Mallet et de Jaucourt. Le chapitre porte moins sur la pratique descriptive dans l’Encyclopédie que sur la théorie de la description qui s’y trouve exposée ; le bilan de ce chapitre est que ces articles de l’Encyclopédie sont traversés par des tensions qui finissent par fonder la séparation des domaines scientifiques et littéraires.

4L’ouvrage s’organise selon les genres d’écriture et les auteurs, abordant dans chaque partie un type de textes donné à travers l’analyse de plusieurs textes‑clés d’un ou de deux auteurs : vient en premier l’histoire naturelle (Buffon et Daubenton, Bernardin de Saint‑Pierre) ; ensuite l’encyclopédisme au sens large (Diderot aussi bien que Delille) ; enfin des textes définies comme des « topographies morales et politiques » (Mercier). Le point commun de ces textes est, d’après l’auteur, qu’ils mettent en œuvre une « expérimentation générique » (p. 7)5. Il convient de souligner que les textes ou passages retenus sont le plus souvent des textes programmatiques et méta‑textuels, portant avant tout sur le projet d’écriture qui soutient l’ouvrage auquel ils appartiennent et sur la place de la description dans ce projet.

Histoires naturelles : Buffon, Daubenton, Bernardin de Saint‑Pierre

5La célèbre Histoire naturelle, générale et particulière est au centre du premier chapitre de la première partie. Plus précisément, son objet sont deux textes programmatiques de l’Histoire naturelle, le « Premier discours » de Buffon et « De la description des animaux » de Daubenton, ainsi que « De l’art d’écrire » de Buffon. Ces textes montrent qu’au fur et à mesure que le projet progressait, les enjeux méthodologiques et épistémologiques de la description devenaient de plus en plus complexes. Deux points sont à l’origine de cette complexité : l’ambition de Buffon de combiner des descriptions précises de détails et de particularités observés, d’un côté, avec l’exposé d’hypothèses très générales sur la nature de l’autre ; et sa volonté, grandissante au fil des ans, de prendre en compte la nature en tant qu’objet essentiellement dynamique et se modifiant dans le temps. Cette conception de la nature et de l’histoire naturelle a des implications pour la réflexion de Buffon sur le style, ces deux aspects de son œuvre étant, selon l’auteur, trop rarement vraiment pensés ensemble : « we need an account of his concept of style that is grounded in his natural philosophy » (p. 34).

6Chez Daubenton, ce problème se double d’un second, puisque lui aussi avait une double ambition mutuellement exclusive, celle de présenter des tables de mesures qui permettraient la comparaison de tous les animaux décrits, et celle d’offrir des descriptions qui donneraient la possibilité au lecteur de s’imaginer concrètement et visuellement l’animal décrit. La visualisation descriptive, substitut de l’observation, met Daubenton en contradiction avec sa propre pratique et l’amène à se poser des questions proprement esthétiques : « given the successive nature of language, how could the writer achieve the spatial simultaneity and coherence of painting ? » (p. 43). Daubenton relativise ce contraste, puisqu’il souligne que la perception de la peinture est bien un processus dans le temps, ce qui ouvre la possibilité d’une écriture qui dans sa propre progression se modèlerait sur la progression de la perception visuelle, ce qui revient à une révision importante du débat sur l’ut pictura poesis.

7Puis, la question du rapport entre l’« histoire » et la « description » est abordée : cette distinction, affirmée avec force par Buffon mais relativisée partout dans la pratique, est enfin mise en question par Buffon lui‑même. Puisque sa vision des espèces devenait de plus en plus dynamique, la séparation entre l’environnement des animaux qui fait partie de l’« histoire » et la description de la physiologie des animaux qui fait partie de la description devenait intenable, le premier ayant une influence sur le second (p. 58). Enfin, les écrits de Buffon sur le style sont analysés, et surtout le petit texte — qui n’avait pas été publié du vivant de Buffon — « De l’art d’écrire », où Buffon reprend la question de savoir comment l’écriture peut devenir une peinture et où il distingue, en fait, deux modalités de l’écriture, celle de « peindre » et celle de « décrire ». Célébrant l’écriture qui peint, qui reproduit une expérience multi‑sensorielle de l’objet et a l’avantage de se dérouler dans le temps (et qui se réalise d’ailleurs mieux en prose qu’en vers), Buffon peut conclure à la supériorité de l’écriture par rapport à la peinture (p. 64). L’auteur montre que « De l’art d’écrire » fonctionne en quelque sorte comme un « missing link » (p. 65) entre sa pratique de l’histoire naturelle et sa théorie moderne du style.

8De l’Histoire naturelle, le second chapitre passe à Bernardin de Saint‑Pierre ; l’auteur cherche à capturer « la cohérence du projet descriptif de Bernardin de Saint‑Pierre dans ses dimensions scientifiques et poétiques » (p. 69). À nouveau, la perspective adoptée est celle des convictions épistémologiques qui soutiennent la poétique descriptive ; ces convictions sont, chez Bernardin de Saint‑Pierre, fondées sur les sensations plutôt que sur la raison, ce qui veut dire que les descriptions de la nature devaient, pour lui, communiquer autant des sentiments et le plaisir esthétique éprouvé face à la nature que des connaissances précises. En même temps, Bernardin de Saint‑Pierre exprime un point de vue résolument pessimiste quant à la description puisqu’il affirme que ses Études de la nature ne sont que des « ruines » et des « esquisses » ; quoiqu’il évoque encore l’ambition buffonienne de la complétude et de la cohérence, il n’a plus vraiment l’espoir de pouvoir y aspirer lui-même. J. Stalnaker retrace avec brio et empathie l’épisode du plant de fraise que Bernardin de Saint‑Pierre disait avoir sur le bord de sa fenêtre : s’attachant à la description exhaustive des insectes qu’il y découvre, il doit abandonner l’entreprise après avoir tenté de décrire avec précision les trente‑sept espèces d’insectes qu’il y découvre ; cette entreprise lui fait comprendre l’impossibilité d’une telle entreprise et donc, a fortiori, la faillite du projet descriptif buffonien.

9Ce n’est pas, cependant, uniquement une question de la vaste nature et du temps limité de l’individu, c’est également un problème proprement descriptif : Bernardin de Saint‑Pierre, dit J. Stalnaker, montre également qu’il y a un véritable manque de langage descriptif dans le domaine de la botanique. À travers leur commune conviction d’un rapport étroit et problématique entre la connaissance et le langage, Bernardin de Saint‑Pierre est confronté à la même question que Rousseau avait posée dans les « Lettres sur la botanique » : comment établir une base référentielle stable pour un nouveau langage descriptif, en botanique et de manière générale ? (cf. p. 89-95). De plus, Bernardin de Saint‑Pierre intègre l’environnement — certes limité au plant de fraise, dans lequel il a pu observer les insectes — dans sa description ; c’est la « philosophie des relations », comme le dit Colas Duflo, qui a amené Bernardin de Saint‑Pierre à une telle conception de la description, qui doit mettre le particulier dans son contexte, et qui doit en permanence être attentif aux analogies et aux similarités, aux « affinités naturelles » (p. 78) entre des phénomènes en apparence éloignés. Cela modifie également le rapport du sujet qui observe à l’objet décrit. Bernardin de Saint‑Pierre va jusqu’à imiter le regard que les insectes portent sur le plant de fraise ; se munissant d’un microscope, il découvre un nouvel univers sur la surface des feuilles, reproduisant à une échelle réduite les plantes et les animaux terrestres. Cette double expansion de la description, vers le microscopique comme vers le macroscopique, rend son accomplissement impossible.

Écritures encyclopédiques : Diderot et Delille

10Les arts mécaniques dans L’Encyclopédie sont au centre du premier chapitre de la seconde partie de l’ouvrage. Plus spécifiquement, c’est une lecture du « Prospectus » et de l’article « Encyclopédie » puis du célèbre article « Métier à bas ». Ces articles sur les arts mécaniques sont le lieu d’une rencontre de deux types de savoirs, le savoir-faire des artisans et le savoir‑décrire de Diderot ; la problématique de la temporalité de l’écriture de l’Encyclopédie y est particulièrement virulente, tant parce que ces articles peuvent rapidement devenir désuets que du fait que le fonctionnement des machines ait sa propre temporalité. Enfin, le rapport entre description et savoir y est problématique, puisque ces articles aspirent le plus directement à transmettre un savoir concret et précis, mais doivent recourir pour le faire à un langage technique et un vocabulaire spécialisé.

11La question centrale de ce chapitre porte sur le statut épistémologique de la description dans l’Encyclopédie et donc sur la relation entre les mots et les choses qu’elle suppose (p. 102). J. Stalnaker reprend ici une thèse de David W. Bates sur l’Encyclopédie, à savoir celle que la description y fonctionne comme un « heuristic device » qui, au lieu de fixer des savoirs, provoque la production de savoirs, et qui montre quelque chose au sujet du rapport entre les mots et les choses qui n’est pas directement accessible dans l’expérience quotidienne de ces choses. L’ordre encyclopédique, en particulier, est « un outil épistémologique arbitraire mais néanmoins utile » (cf. p. 102‑103). Un paragraphe de Diderot dans lequel il tire une analogie entre une machine complexe, la complexité infinie de l’univers et la manière dont on peut représenter cette complexité permet à J. Stalnaker de montrer le statut épistémologique de la description selon Diderot : la description d’une machine n’est pas simplement, pour Diderot, un inventaire et une caractérisation de ses parties, ce qui compte ce sont les liens et les dépendances multiples entre les parties, et les perspectives multiples qui sont possibles sur les parties et sur ces liens. Finalement, ce qui apparaît par cette analyse de l’article « Métier à bas » est que « au lieu de découvrir la machine elle‑même, le lecteur découvre la manière dont les objets ont le pouvoir de nous révéler le langage sous un jour nouveau et inattendu » (p. 122).

12Le deuxième chapitre aborde la poésie descriptive de Jacques Delille, tentative de donner une forme poétique à l’encyclopédisme des Lumières, et dans laquelle se combinaient les vers poétiques avec de longues notes scientifiques en prose. Contrairement à Sainte‑Beuve et plus récemment Michael Riffaterre, J. Stalnaker propose de voir l’intérêt de ces poésies dans le lien entre poésie et savoir, entre littérature et épistémologie, qui s’y tisse. Dans une telle perspective, la poésie de Delille « apparaît comme un site riche en expérimentation épistémologique et en transformations linguistiques » (p. 126). Qu’est-ce qu’une telle perspective apporte donc à la compréhension de Delille ? J. Stalnaker contextualise d’abord la question, en analysant la définition ouverte d’un nouveau genre poétique par Saint‑Lambert, dans sa « Préface » aux Saisons de 1769 : on trouve dans ce texte une tension entre la nécessite de donner une poétique au genre pour qu’il soit reconnu comme tel, d’une part, et la volonté de ne pas lui donner des règles strictes, de ne pas l’enfermer dans un formalisme quelconque, d’autre part ; en fin de compte, la préface participe d’une « décomposition plus générale de la hiérarchie classique des genres poétiques vers la fin du dix-huitième siècle » (p. 127).

13Deux textes programmatiques de Jacques Delille sont ensuite au centre de l’attention : la préface qui précéde à sa traduction des Géorgiques de Virgile en 1769, et la préface à son livre tardif, L’Homme des champs, ou Les Géorgiques français (1800). Dans ce dernier texte, Delille insiste surtout sur le lien entre la poésie descriptive et un certain type de sensibilité à laquelle la poésie descriptive fait appel et qui produit un intérêt profond pour la création entière. Comme Saint‑Lambert, note J. Stalnaker, Delille cherche à remplacer l’indifférence (supposée) des lecteurs par un intérêt réel et un « active involvement » avec la nature (p. 130). Pour ce faire, en dans l’absence de l’action humaine dans la poésie descriptive, Delille fait confiance aux pouvoirs du style poétique, Delille croyant, selon J. Stalnaker, que « le langage poétique peut transformer nos perceptions du monde » (p. 131). D’où l’intérêt porté dans la suite du chapitre à des phénomènes comme le lexique employé et la périphrase. On a l’impression que l’auteur perd un peu de vue son sujet lorsqu’elle aborde l’harmonie imitative, analysée entre autres chez De Piis, dont l’alphabet poétique aboutirait à un « foregrounding of the materiality of language » (p. 144).

Des topographies morales et politiques : Mercier

14Le chapitre consacré au Tableau de Paris (1781‑88) de Louis Sébastien Mercier est sans doute l’un des plus passionnants et des plus originaux de l’ouvrage. Malgré son titre, l’ouvrage est marqué, selon J. Stalnaker, par un « iconoclasme radical » qui a certes une facette politique, mais est surtout motivé au niveau esthétique : en effet, le Tableau de Paris est un « anti‑tableau » parce qu’il offre une « description globale de Paris qui se déroule dans le temps, en lien avec la fluidité constante de la ville et des perspectives multiples de son descripteur mobile » (p. 152), fluidité, mobilité et multiplicité qui se prêtent davantage à l’écriture qu’à la peinture. La thèse centrale de J. Stalnaker est donc que Mercier propose une poétique descriptive du « unframed tableau » (p. 171) dans un texte « qui est un dépassement temporel et spatial du tableau et qui transforme la topographie parisienne en une histoire du présent » (p. 153).

15J. Stalnaker organise le reste du chapitre selon un refus des trois unités du théâtre classique qui est aussi, implicitement, un refus des règles de la peinture. L’auteur consacre des remarques intéressantes à la temporalité paradoxale à l’œuvre dans le Tableau de Paris, qui inscrit la contingence historique de toute description dans la forme de la description même (p. 161)6. Suivent des analyses de descriptions de la circulation parisienne vue d’un balcon et d’une coiffure compliquée dans la perspective d’un « fractured aesthetics » (Shelley Charles) chez Mercier. Le Tableau de Paris ne serait finalement pas, comme l’Histoire naturelle ou les Salons de Diderot, un « supplément » à l’observation réelle des phénomènes décrits, mais appellerait au contraire le lecteur à l’observation de la réalité.

16Deux modèles de l’écriture du Tableau de Paris décrits par Mercier sont analysés dans la suite. Le tableau en relief de la Suisse par François‑Louis Pfiffer constitue pour Mercier, comme le montre J. Stalnaker, un modèle topographique de l’écriture. Outre les perspectives multiples et la description totalisante qu’il permet, ce tableau construit encore un lien entre précision visuelle et « participation imaginative » (p. 173). La « foire comique chinoise » (p. 177) — imitation grandeur nature mais sur un espace limité d’un marché chinois, avec tout le personnel imaginable et tous les détails de la vie quotidienne (supposée) chinoise — est un second modèle topographique pour le Tableau de Paris mais renvoie en plus, par l’interaction entre spectateurs et figurants, à l’idée d’un lecteur actif. Mais il y a aussi une relation inverse : le Tableau de Paris, suggère Mercier, pourrait être le modèle pour un équivalent parisien de la foire chinoise.

17J. Stalnaker se tourne ensuite vers les écrits sur la ville sous la Révolution, en particulier Le Nouveau Paris (1798‑1799) de Mercier. Écrire Le Nouveau Paris était pour Mercier, selon J. Stalnaker, l’occasion de réfléchir aussi bien sur la relation entre l’ancien et le nouveau Paris que sur celle entre le langage et la politique. Ici, l’attention se tourne vers la préoccupation de Mercier pour « l’abus des mots » et le conflit social et politique que ce dernier peut causer, mais aussi vers la conviction de l’écrivain qu’un lien existe entre une réforme du langage et une réforme politique. Or, la position de Mercier serait influencée, selon J. Stalnaker, par sa pratique descriptive qui s’est trouvée transformée dans Le Nouveau Paris par rapport au Tableau de Paris.

18Le chapitre explore aussi le lien, fait d’intertextualité et de mémoire des lieux, qui s’établit entre l’ancien et le nouveau Paris dans ces deux textes. À nouveau, J. Stalnaker s’intéresse à la description d’une carte en relief, celle qu’Arnauld à fait de la ville de Paris et qui est interprétée « comme une métaphore du Tableau de Paris à l’intérieur du Nouveau Paris », ce qui permet de voir comment Mercier envisageait ses descriptions de Paris à partir d’un point de vue révolutionnaire (p. 192). En fait, plus que le Paris physique, ce qui intéresse Mercier, ce sont les souvenirs et idéologies politiques contrastés que la carte évoque pour ceux qui la regardent. Dans la perspective ouverte par cette thèse, J. Stalnaker compare la description de la carte dans Le Nouveau Paris au Tableau de Paris, la différence étant que vue après la Révolution, la carte permettrait selon Mercier à tout un chacun de revisiter les lieux où il a vécu avant la Révolution, ou de se remémorer les événements révolutionnaires liés à ces lieux. Toutefois, J. Stalnaker explique que le nouveau Paris n’est pas seulement un texte de mémoire, tourné vers le passé, mais aussi un texte qui prend acte de la nouvelle « expérience historique du temps » (Koselleck), parce qu’il est marqué plus encore que le Tableau de Paris par l’imprévisible, le fragmentaire, l’accidentel. Impossible désormais de sillonner Paris pour en faire une description complète, le scepticisme face au pouvoir du langage de représenter la réalité et les événements est devenu radical : « il est impossible de représenter les choses comme elles sont », écrit Mercier.

19Préparant la conclusion, ce dernier chapitre de l’ouvrage se termine sur une rapide aperçu de ce que Victor Hugo, dans son hommage à Paris écrit à l’occasion de l’exposition universelle de 1867, devait à Mercier, aperçu qui montre que le texte de Mercier, autant qu’un prolongement ou un aboutissement du xviiie siècle, est également une ouverture vers le xixe siècle7. La conclusion refuse cependant à juste titre de présenter le xviiie siècle comme un laboratoire préparatoire du siècle du romantisme et de la modernité poétique. De manière un peu surprenante, Joanna Stalnaker passe directement à l’époque contemporaine et cherche à expliquer le renouveau d’intérêt pour la description des Lumières par le fait que nous vivons à nouveau à une époque de la fragmentation des savoirs et des perspectives multiples. Face à la rapidité des changements dans les arts ou dans la sphère urbaine, et suite à l’apparition de nouveaux régimes du savoir dans le sillage de Google et de Wikipédia, nous serions confrontés à des problèmes analogues que ceux auxquels Diderot ou Mercier se voyaient confrontés8.

20En fin de compte, on constate qu’il y a dans ce livre un grand thème explicite et un grand thème implicite ou inavoué : le thème explicite est bien sûr celui du rapport entre épistémologie et description, rapport qui s’infléchit tantôt dans la direction des liens entre science et littérature, tantôt dans celle de la relation problématique entre les mots et les choses, ou encore dans celle du rapport entre le langage et la politique. On regrette un peu que ces inflexions, qui créent le fil rouge de l’ouvrage, ne soient pas prises en charge par une réflexion théorique qui en expliciterait les enjeux et la cohérence. Le thème implicite de l’ouvrage, mais qui pointe à tout moment et surtout dans les passages les plus passionnants, est celui de la temporalité, que ce soit le dynamisme de la nature chez Buffon et Daubenton, la relation entre les temporalités de l’écrit et de la peinture, les temporalités contrastées des métaphores de la ruine et de l’esquisse chez Bernardin de Saint‑Pierre ou encore la temporalité problématique du système des références internes dans L’Encyclopédie.

21Le seul reproche à l’encontre de l’ouvrage est que les analyses ne s’attachent peut-être pas autant que le laisse espérer l’introduction à une lecture précise de la forme des textes ou en tout cas que les analyses se concentrent le plus souvent sur les textes programmatiques ou sur les descriptions qu’on peut lire comme des méta‑descriptions. En fin de compte, l’analyse littéraire des descriptions n’est pas simplement mise en relation avec un contexte épistémologique ; plutôt, l’analyse des convictions scientifiques et de leur rapport aux convictions esthétiques concernant la description l’emporte, dans le livre, sur l’analyse de la technique descriptive elle‑même. Ce regret n’invalide cependant pas l’apport important de l’ouvrage qui comble une lacune importante dans l’histoire de la description au xviiie siècle français. J. Stalnaker présente des thèses complexes et des textes souvent difficiles avec une clarté et une élégance qui sont la preuve de sa parfaite maîtrise du sujet. De plus, J. Stalnaker possède l’art de présenter les textes et les auteurs d’une manière qui donne ample matière à réflexion aux spécialistes tant de l’histoire littéraire que de l’histoire des sciences, mais qui permet en même temps aux lecteurs moins initiés de comprendre le contexte et les enjeux des textes et des problématiques9. La lecture de ce livre promet donc d’être enrichissante pour tous ceux qui s’intéressent au xviiie siècle.

  • 1  Deux contributions fondatrices : Henri Lafon, « Sur la description dans le roman du xviiie siècle », Poétique, 51, 1982, p. 303‑313 ; Denis Reynaud, « Pour une théorie de la description au xviiie siècle », Dix-Huitième Siècle, 22, 1990, p. 347‑366.

  • 2 Je me permets de renvoyer le lecteur, pour une appréciation plus développée de l’histoire des travaux critiques sur la description au xviiie siècle à l’introduction de mon ouvrage sur La Description double dans le roman français des Lumières (1760‑1800), à paraître aux éditions Classiques Garnier.

  • 3  L’ouvrage est le texte remaniée d’une thèse de doctorat : Joanna Stalnaker, In Visible Words. Epistemology and Poetics of Description in Enlightenment France, doctoral thesis, dir. Anne Deneys-Tunney. New York : NYU, 2002.

  • 4 Deux références centrales pour J. Stalnaker : John Bender und Michael Marrinan, éds., Regimes of Description. In the Archive of the Eighteenth Century. Stanford : Stanford Univ. Press, 2005 ; Brian W. Ogilvie, The Science of Describing. Natural History in Renaissance Europe. Chicago : Univ. of Chicago Press, 2006.

  • 5  On regrette que les récits de voyage et la critique d’art, deux genres pour lesquels on peut sans doute également parler d’une expérimentation générique au xviiie siècle, n’aient pu être pris en compte ; on comprend en revanche que le roman, auquel ce critère aurait pu s’appliquer également, ait été écarté dans un souci de sauvegarder la cohérence du projet.

  • 6 Ces lectures précises restent étrangement imperméable à l’ironie des couleurs à la mode mentionnées par Mercier : on passe de « dos et ventre de puce » à « boue de Paris » et à « merde d’oie » ; on se demande où cela finira !

  • 7 C’est dans ce sens que l’on peut dire que le titre de l’ouvrage est justifié : une philosophie des Lumières (« Enlightenment ») qui est surtout scepticisme représentatif et recherche de modernité dans la description de la ville fragmentée, changeante, temporelle, ne trouve pas sa fin au xviiie siècle (« Unfinished »), puisqu’elle sera le propre du siècle suivant, que ce soit chez Hugo ou plus encore chez Baudelaire.

  • 8 On ne peut s’empêcher de regretter cependant que la vision de l’excellente version électronique de L’Encyclopédie produite par l’ARTFL, par exemple, soit fortement marquée par un pessimisme quant à leur utilité épistémologique — ces nouveaux outils mettraient en danger nos habitude de lecture continue et intensive et obscurciraient par le raccourci des recherches en plein texte le travail laborieux des références entre articles mis en place par Diderot.

  • 9  La présentation en anglais de la quasi-totalité des citations françaises va dans le même sens et sert sans doute à élargir le lectorat potentiel de ce livre. Notons tout de même que pour un ouvrage consacré exclusivement à des textes d’auteurs français sur lesquels existe une riche tradition critique française, ces travaux sont peu pris en compte ou en tout cas peu cités ; pour ne donner qu’un exemple, des contributions importantes et pertinentes sur la description dans l’Encyclopédie et dans l’Histoire naturelle, qui abordent également son lien à la description “littéraire”, sont absentes : voir Marc Buffat, « Sur la notion de description dans l’Encyclopédie », Rhétorique et discours critique, Paris : Presses de l’ENS, 1989, p. 113‑121 ; Denis Reynaud, « Pour une théorie de la description au xviiie siècle », art. cité ; Benoît de Baere, « Représentation et visualisation dans l’Histoire naturelle de Buffon », Dix-huitième siècle, 39, 2007, p. 613‑638.