De la biologie à la littérature : pour un roman transcolonial
1À priori, la biologie et la littérature sont deux disciplines que tout oppose et vouloir les rassembler, vouloir analyser la seconde à l’aune des concepts de la première, relève d’une démarche surprenante dont on comprend mal les objectifs et les intérêts. Pourtant, si elle déstabilise le lecteur dans un premier temps, l’étude de Nathalie Merrien, intitulée De Kipling à Rushdie. Le postcolonialisme en question, prend appui sur un simpleconstat : la tendance de l’humain à amalgamer biologie et culture, à utiliser, pour désigner l’Autre, un lexique qui le stigmatise dans sa différence biologique et l’emprisonne dans des représentations figées. N. Merrien, à la fin de son ouvrage, démontre toute l’actualité de ce thème, celui de « l’amalgame entre biologie, culture et citoyenneté » (p. 451), lorsqu’elle rappelle les discours médiatiques qui ont suivi l’élection de Barack Obama, le premier Président noir ou afro‑américain des États‑Unis. Certes, les termes utilisés évoluent — ainsi, au fil des siècles, on a successivement parlé de nègre, de noir, de black et d’Africain pour désigner, voire définir une personne —, mais l’humain, même celui qui se dit ouvert et tolérant, et qui croit employer un langage neutre ou à tout le moins politiquement correct, reste malgré lui prisonnier de ce langage et des représentations qu’il véhicule et transmet à chaque nouvelle génération. Telle est l’une des conclusions que peut tirer le lecteur de cette étude. Au fil des pages, bien que le caractère interdisciplinaire de cette recherche puisse sembler de prime abord n’être qu’un prétexte, à l’heure où l’interdisciplinarité est devenue un gage de qualité cuisiné à toutes les sauces, la rencontre entre la biologie et la littérature se révèle positivement déroutante.
Colonial, postcolonial, transcolonial
2Le choix méthodologique de N. Merrien de croiser ces deux disciplines lui a imposé de débuter l’ouvrage par un chapitre au contenu dense et théorique, mais nécessaire et structuré de manière très linéaire. L’auteur y définit plusieurs concepts dont les principauxsont les adjectifs postcolonial et transcolonial. Elle s’attarde sur le sens du préfixe post- et justifie sa préférence pour le préfixe trans- :
N’importe quel dictionnaire généraliste donne à « post- » le sens de « après ». « Après » signifie rupture, clôture, disparition de ce qui a été, et en même temps l’impossibilité de revenir en arrière. « Postcolonial » signifie donc « après le colonial », partir de zéro, comme si rien ne s’était passé. […] Balayer d’un revers de la main des siècles de domination […] est à la fois impossible et trop facile. Nous parlons d’un fait historique irrécusable. Or, il me semble que le préfixe « post- » de « postcolonial » soit une forme de dislocation susceptible de générer des inclinations voire des incitations à l’oubli. (p. 20)
3Au contraire, le préfixe trans- est caractérisé par la notion « de mouvement, laquelle entraîne celle de passage et de changement » (p. 22). N. Merrien distingue dès lors trois termes qui renvoient chacun à une catégorie de récits bien définie. L’adjectif colonial qualifie la littérature anglo‑indienne, c’est-à-dire les textes sur l’Inde écrits par les Anglais pendant la période de colonisation. L’auteur utilise le terme postcolonial pour désigner les textes écrits après le départ des colons en 1947 et qui mettent en scène des thèmes et des stéréotypes déjà développés dans les romans coloniaux. Enfin, le terme transcolonial est appliqué par N. Merrien à la littérature indo‑anglaise, c’est‑à‑dire une littérature sur l’Inde écrite en langue anglaise et qui « traverse ou transperce le “colonial” et le dépasse pour le distancier, le dominer » (p. 24) :
Les écrits de ces romanciers [transcoloniaux] sont engagés dans une dialectique de l’« avec » et non plus de l’« après », dans une esthétique du mouvement, du va-et-vient entre deux univers longtemps considérés inconciliables. Par ailleurs, l’adjectif « transcolonial » évoque la reconnaissance consciente ou l’aveu conscient et mesuré que l’écrivain ne peut échapper au legs colonial, […] mais qu’il peut en faire un outil de contestation et de résistance. (p. 24)
4Dans ce premier chapitre, on regrettera un manque d’explicitation sur le sens des adjectifs « anglo-indien » et « indo-anglais ». En effet, un lecteur néophyte dans ce champ de recherche peine à comprendre ces termes.
Savoir, pouvoir et théories raciales
5Le second chapitre retrace l’évolution des représentations sur l’Inde et sur les Indiens. L’auteur y analyse les discours des orientalistes, des historiens, des biologistes et de plusieurs autres autorités, notamment Winston Churchill (p. 33) et Nicolas Sarkozy (p. 60). À partir de la classification des perceptions sur l’Inde selon trois points de vue proposée par l’économiste indien Amartya Sen1, N. Merrien montre comment ces discours ont contribué à l’élaboration progressive de stéréotypes. Ainsi, au xviiie siècle, les premiers orientalistes ont adopté des approches conservatrices (curatorial approaches) en effectuant « un recensement précis de l’ensemble des questions indiennes » (p. 36) afin de « faire connaître et mettre en valeur le passé indien » (p. 37). La mise à l’écart des Indiens dans cette démarche et l’adoption d’une posture d’observateur par les Occidentaux sont, selon N. Merrien, « la première manifestation de supériorité de l’Occident sur l’Orient, comme si ces chercheurs [occidentaux] détenaient à eux seuls les compétences scientifiques et intellectuelles à déchiffrer le passé indien » (p. 37). À ce stade, le lecteur est confronté à l’un des deux concepts‑clefs développés dans les analyses littéraires des chapitres suivants et sur lesquels s’articulerait, selon N. Merrien, toute la littérature coloniale, postcoloniale et transcoloniale, c’est‑à‑dire le savoir. Le pouvoir qui découle immanquablement de ce savoir constitue le second mot‑clef. Les partisans d’une approche « exotiste » (exoticist approaches) appartiennent à un groupe de romantiques « enthousiastes d’une Inde mystérieuse », contrastant avec l’Europe décadente, et dont ils « acclamaient la dimension spirituelle » (p. 38). L’Inde devient, dans leurs discours, la « formulation d’un idéal » qui entre en tension avec la « description du réel2 » indien faite par les observateurs sur place. Cette dichotomie entre deux perceptions de l’Inde servit les intérêts de l’entreprise coloniale et des utilitaristes (magisterial approach). Ces derniers ont ignoré les résultats obtenus par les orientalistes, niant ainsi l’existence d’une histoire et d’une culture (au sens élitiste) indiennes. D’une attitude comparatiste exacerbée naquirent des stéréotypes longtemps relayés par la littérature coloniale et postcoloniale.
Les esprits se sont en particuliers arrêtés sur ce qu’ils prenaient pour des défauts majeurs de la civilisation indienne et de son fonctionnement : manque de rationalité, immobilisme, inefficacité de toutes les structures (économiques, politiques et sociales), despotisme, manque d’unité, manque de maturité des Indiens ou inexistence d’un système de pensée complexe. La population indienne était, en résumé, captive de ses superstitions et de ses traditions obsolètes, des « maux » sources du sous-développement du pays. (p. 42)
6À ce jugement moral porté sur les Indiens et à l’idée de désordre, voire de chaos, qui prédomine dans les écrits sur l’Inde, s’ajoutent les représentations concernant les désagréments du climat indien, en particulier la chaleur excessive et la poussière omniprésente, mais aussi les nombreux dangers qui guettent l’Anglais en Inde. À ce propos, N. Merrien souligne dans de nombreux textes, fictionnels ou non, la crainte des serpents, des maladies, du viol ou encore d’une révolte de l’ampleur de celle des Cipayes.
7L’auteur explique aussi dans ce deuxième chapitre comment les thèses raciales se sont peu à peu greffées sur ces représentations pour justifier l’infériorité du peuple indien et donc la mission civilisatrice des colons anglais. N. Merrien décrit également la manière dont les Anglais sont passés d’un racisme culturel à un racisme biologique (p. 50) interdisant les métissages alors que, dans un premier temps, ceux-ci avaient été encouragés.
L’hybridisme et la symbiose contre la répétition
8Comme annoncé plus haut, les différentes perceptions sur l’Inde ont été largement relayées dans les fictions anglo‑indiennes et c’est sur cet aspect que se penche l’auteur dans son troisième chapitre. Pour N. Merrien, qui considère chaque œuvre comme un organisme à part entière, il y a eu transmission, d’une part entre les discours scientifiques ou pseudo‑scientifiques sur l’Inde et les textes de fictions et, d’autre part, entre les différentes fictions. Pour analyser les processus de transmission verticale et horizontale, N. Merrien utilise les concepts de la biologie. Les romans coloniaux et postcoloniaux, par la mise en scène des clivages entre Anglais et Indiens, ont développé une esthétique de la répétition où prime la notion de pureté : pureté du genre, pureté de la race. En effet, selon N. Merrien, la reproduction d’un même modèle avec sa structure, ses thèmes et ses motifs, est le reflet des théories racistes qui s’opposent au mélange tant sur le plan culturel que sur le plan biologique. L’auteur reproche aux productions anglo‑indiennes leur manque d’originalité, résultat obligé du refus des influences extérieures, de l’absence de métissage. À ses yeux, le moteur de la vie réside, non pas dans l’immobilisme et le maintien d’un élément à l’identique, conséquence d’une prétendue pureté, mais, au contraire, dans le mouvement et dans la mutation, c’est‑à‑dire dans l’hybridation. La force des auteurs indo‑anglais ou transcoloniaux est qu’ils ont accepté l’idée du mélange. Ils ont compris qu’ils ne pourraient balayer d’un revers de la main des siècles de colonisation et qu’il leur faudrait faire « avec ». Preuve en est le choix par plusieurs auteurs transcoloniaux de l’anglais comme langue d’écriture. L’acceptation de leur identité multiple, hybride, leur donne accès à une vision du monde plus large et originale dont ils rendent compte dans des œuvres créatives.
9Dans son quatrième chapitre, N. Merrien définit et décrit la symbiose qui selon elle caractérise les romans transcoloniaux. À la lumière de la biologie et des éléments dégagés dans les chapitres précédents, elle analyse un grand nombre de romans dont Midnight’s Children de Salman Rushdie (1981), The God of Small Things d’Arundhati Roy (1997) et In Custody d’Anita Desai (1984). Ces auteurs interrogent le modèle (post)colonial. Leur écriture reprend, puis transgresse les canons anglo‑indiens et ces transgressions sont une invitation pour le lecteur à réfléchir sur l’usage et la répétition des discours à travers l’Histoire. Au contraire des romans coloniaux et postcoloniaux qui se reproduisaient à l’identique, les romans transcoloniaux offrent chacun une vision unique, personnelle à chaque auteur, de l’Inde, de la période coloniale et du rapport à l’Autre.
10Selon N. Merrien, le personnage le plus à même de concentrer toutes les problématiques liées à l’altérité, c’est le personnage hybride. L’auteur lui consacre un chapitre entier, le cinquième et le dernier de son ouvrage, où elle retrace son évolution depuis Kim de Rudyard Kipling (1901), considéré comme le père fondateur du roman anglo‑indien, à The Impressionist de Hari Kunzru (2002). Toutes les formes d’hybridisme sont passées en revue, du travestissement de l’Anglais en Indien — et vice‑versa — dans les romans de John Masters (p. 386‑400) jusqu’au personnage de sang‑mêlé, terme préféré à « métis » par N. Merrien (p. 280‑291), en passant par le protagoniste de The Buddha of Suburbia de Hanif Kureishi (1990), un adolescent anglais vivant à Londres et qui, dans le regard des autres, occidentaux, se retrouve pris au piège de ses origines indiennes.
Pour un roman transcolonial
11Si les stéréotypes produits par les discours occidentaux sur les pays colonisés peuvent varier — les représentations sur l’Inde ne correspondent pas à celles sur l’Afrique —, on constate que les processus de création et de justification de ces stéréotypes sont les mêmes, peu importent l’époque et la zone géographique concernée. Le style concis de l’auteur échappe à la rhétorique sans être simpliste et on regrettera seulement les nombreuses erreurs d’accord du participe passé. Le choix novateur de la biologie et de ses concepts comme point de départ pour les analyses, s’il peut laisser certains lecteurs perplexes, donne des résultats très nuancés et approfondis. On a toutefois le sentiment que ces résultats auraient aussi bien pu être obtenus grâce à une analyse proche du texte plus traditionnelle. Les interprétations proposées par N. Merrien pour les nombreux romans étudiés n’en demeurent pas moins convaincantes. Elles ont en outre le mérite de confronter le lecteur à ses propres clichés et d’actualiser la question de la transmission de ceux‑ci dans les discours du xxie siècle.
12Plusieurs éléments de la littérature anglo‑indienne sont également présents dans d’autres littératures de type colonial, entre autres dans certains récits pour la jeunesse écrits sous le régime fasciste en Italie. Je pense notamment au travestissement en Africain, nécessaire à la survie de l’Italien, par des moyens très (trop) simples dans Piccolo Legionario in Africa Orientale de Salvator Gotta (1938) ; ou encore à l’insistance, dans d’autres textes, sur les conditions climatiques difficiles : chaleur, sécheresse, poussière et roches sont autant d’obstacles qui obligent le colon italien à se surpasser dans son entreprise de conquête et qui, dans le même temps, légitiment cette conquête au sein de la narration. On pourrait appliquer la méthode d’analyse présentée par N. Merrien à ces romans et à d’autres, par exemple à ceux de la littérature dite « migrante » en France, écrits par des auteurs issus de l’immigration.
13Enfin, Nathalie Merrien envisage avec lucidité une potentielle influence des résultats de sa recherche sur les perceptions des sociétés contemporaines lorsqu’elle souligne que « en interrogeant les représentations du monde d’hier et celui d’aujourd’hui », l’écrivain transcolonial « ne s’adresse pas uniquement à l’Occident mais également à toutes les formes de nationalisme » (p. 29). En guise de conclusion et dans une perspective humaniste, on soulignera une autre qualité cet ouvrage : celle de dénoncer et de contribuer à mettre un terme à la répétition de certains discours occidentaux qui, dans un monde de plus en plus globalisé et malgré la tolérance et la multiculturalité proclamées par l’Occident, dissuadent le citoyen européen de rencontrer et connaître son voisin.