Fous & folies au temps des avant-gardes
1Issu d’une thèse soutenue il y a peu à Paris X, le livre d’Anouck Cape veut présenter la réalité de la folie comme « un fantasme culturel modelé par la psychiatrie comme par la littérature ». Elle parcourt ainsi un certain nombre de textes de l’un et l’autre domaines afin de montrer comment ces représentations se sont construites. Il s’agit cependant bien d’un ouvrage d’histoire littéraire : l’intention de la thèse consiste à expliciter la façon dont les écrivains d’avant-garde ont créé leur vision du fou comme figure privilégiée de la modernité, à partir de leur lecture de la littérature aliéniste, puis de la psychiatrie (il conviendrait sans doute de distinguer puisque les intéressés le font), par les apports plus tard de la littérature psychanalytique et aussi, pour certains, à partir de leur propre expérience de la folie comme thérapeute ou comme patient.
2Le fait est connu et il n’est pas neuf, la littérature est depuis longtemps plus clémente à l’égard de la folie que l’aliénisme. Les influents Max Nordau et Cesare Lombroso en suivant Morel sur le terrain de la dégénérescence ont situé négativement écrivains et artistes du côté des « dégénérés supérieurs ». Dans ce contexte, qui se réclame de la folie en littérature ou en art fait montre de provocation subversive, qui tient à se démarquer souhaite ne tomber point dans l’amalgame de cette nosologie terriblement dépréciative. Là est un des mérites d’A. Cape, et non des moindres, que d’avoir lu les prises de position des divers acteurs littéraires et d’en faire part (l’affaire Paul Dermée en 1919 est en ce sens exemplaire). Il faut y aller minutieusement et les dates comptent pour qui veut comprendre les stratégies développées par les auteurs à tel moment, même si certains préjugés ont la vie tellement dure qu’ils imposent leur chape dans l’opinion par‑delà les avancées de la science médicale. La position de certains aliénistes est toutefois loin d’être claire et il faudra un jour étudier leurs écrits et leurs réalisations de près. On a beau jeu de citer Marcel Réja. Michel Thévoz avait bien montré que le point de vue aliéniste qui conditionne la vision psychocognitive par la quête de symptômes sur lesquels compter pour définir un diagnostic et de là un traitement, n’était dans l’Art chez les fous (1907) pas exempt d’appréciations esthétiques favorables. Mais, alléguait-il, Réja était aussi un écrivain. Mais qu’en est‑il exactement de Marie de Vinchon (qui fréquente Apollinaire), et d’autres plus avant ? Déjà en 1867 Sentoux en présentant des textes fous si peu fous était‑il si insensible pour réussir à brouiller les frontières à des fins politiques ?
3Dans la deuxième partie, « De l’art pathologique à la reconnaissance », A. Cape montre combien la sensibilité sur les écrits de fous évolue, notamment par le fait des surréalistes qui publient certains écrits dans leurs revues. En 1924, dans un numéro spécial de la revue surréaliste Feuilles Libres, à côté d’un faux texte de fou — canular dû à Desnos, bien que signé Éluard, est notamment publié un ensemble d’écrits d’internés. C’est un des temps forts de la démonstration. 1924 est aussi l’année de la publication du Manifeste du surréalisme.
4Dans ce parcours de l’institutionnalisation littéraire, A. Cape rate en 1912 deux jalons de taille : l’effet Raymond Roussel et l’effet Jean‑Pierre Brisset, à l’impact durable chez Breton et Duchamp. En sortant de la représentation d’Impressions d’Afrique en compagnie de Duchamp et de Gabrielle Buffet-Picabia, Apollinaire affirmera pourtant tenir un nouveau Jarry. Et, pourquoi pas, l’effet Lautréamont. Certainement Dali tient aussi une place de choix à partir de 1929 en élaborant sa théorie de la paranoïa-critique. On aurait souhaité voir cités à ce propos les travaux de Frédérique Joseph-Lowery (2006) sur les choix esthétiques du français dalinien (qu’avait annihilé l’édition de Michel Déon) et ceux d’Astrid Ruffa, précisément intitulés Dali et le dynamisme des formes. L’élaboration de l’activité « paranoïa-critique » dans le contexte socio-culturel des années 1920‑1930 (2009).
5Est-ce la valorisation des textes de fous en objets culturels qui amène A. Cape à s’interroger sur l’auctorialité ou une obsession plus personnelle ? A. Cape évoque par exemple le cas de la célèbre « Aimée », affublée d’un pseudonyme qu’elle ne s’est pas même choisie (en fait Marguerite Anzieu, la mère de Didier), et Lacan, qui cite des extraits de deux de ses romans comme c’est généralement l’usage dans une thèse de psychiatrie et la présentation de cas (1932) (l’anonymat lié au secret médical est en principe préservé par des initiales). Aimée est‑elle dépossédée de son œuvre ? L’attention d’A. Cape aurait pu être attirée sur un autre cas célèbre, celui de Hélène Smith (autre pseudonyme), voyante spirite suivie à Genève par le psychologue Théodore Flournoy, une trentaine d’années plus tôt ; cela eut pu constituer un jalon supplémentaire dans le fil de sa démonstration (M. Cifali et M. Yaguello ont exhumé l’affaire dans les années 1980). À propos d’auctorialité toujours, le même genre de question paraît se reposer avec ce qu’il est convenu d’appeler les « fous littéraires ». De même que l’auteur « Aimée » est une création de Lacan (et, en suivant cette logique, Hélène Smith celle de Flournoy (Des Indes à la planète Mars, 1900) (et, éventuellement, de Victor Henry, Le Langage martien, 1901, et d’autres qui ont écrit sur le sujet…), les « fous littéraires » n’existeraient selon A. Cape comme tels, que du fait de Raymond Queneau et d’André Blavier (et — avant eux, le fait de Delepierre, l’inventeur de l’expression, suivi ou précédé de quelques autres dont Nodier). À suivre A. Cape donc, il faudrait que citations et catégorisation soient entérinées dans ce cadre par les intéressés. Le clinamen n’aurait pas de place dans sa morale de la littérature. Comment faire avec les spiritistes, qui citent volontiers des esprits, parfois celui de Victor Hugo, de Jeanne d’Arc ou de Vercingétorix ?
6Certes A. Cape souligne le flou théorique du concept de « fous littéraires ». Ils ne sont pas forcément fous (mais « hétéroclites », Queneau est lui‑même revenu là‑dessus) et leurs projets d’écriture ne sont généralement pas littéraires mais scientifiques. Elle a raison. Mais où commence et où s’achève le littéraire et la science, ce n’est point dit. Et qu’est‑ce que ces découpages deviennent au fil du temps ? L’idée de littérature n’est‑elle pas fluctuante ? Où gravitent Brisset et Roussel ? Il eut été passionnant de s’appesantir sur la querelle idéologique qui, dans les années 1930‑1940, sépare violemment à ce propos Queneau et Breton. Il s’agit bien d’opposer deux visions de la littérature. Du côté des Beaux et Laids-Arts, la question se pose aussi et l’affaire du douanier Rousseau fit couler autant d’encre que l’appréciation d’Ubu, farce collégiale élevée à la dignité de monument littéraire par Jarry. L’histoire de la sensibilité est complexe.
7Une troisième et dernière partie aborde les « pratiques d’écriture » qui ont été inspirées par les écrits des fous. Michaux, Goemans, Breton. Ils s’efforcent « d’approcher, de l’intérieur, le développement d’un délire » tandis que d’autres auteurs font des troubles du langage « le matériau premier de la création poétique » et « une sorte de réservoir d’innovation formelle ». C’est le cas de Breton et d’Éluard dans les « Possessions » de L’Immaculée conception. C’est le cas de Jean Tardieu dans la pièce Un Mot pour un autre mais encore dans Les Carnets du professeur Froeppel insiste judicieusement A. Cape. Ne repère‑t‑elle pas des convergences avec plusieurs travaux sur les troubles du langage ? Certaines traces étaient plus ténues, chez Max Jacob (Les Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel, 1912), plus affirmées chez Desnos (P’Oasis dans Corps et Biens, dans les années 1930), et, après tout, chez Queneau même. La création n’est‑elle pas aussi incessante remodalisation ?
8Enfin A. Cape revient sur deux mythes, sur le jeu de Dali et sur la « folie » d’Antonin Artaud. En particulier, elle s’interroge sur la conception qui se dégage de quelques textes consacrés à la folie, notamment Van Gogh, le suicidé de la société. Elle y ajoute la trouvaille d’une figure méconnue, Abraham Schwarz-Abrys, dont elle a par ailleurs republié un livre en 2008 (Gentil chapon touche du bois, roman-fiction, 1951). Émigré d’origine hongroise, pauvre, ce peintre autodidacte se fait connaître à la faveur d’une exposition au Salon des Indépendants en 1939. Interné à Sainte-Anne à partir de 1943, il jouit d’une notoriété timide après la guerre en publiant deux livres « traversés par le mythe de la folie ».
9On l’aura considéré, le panorama embrassé par A. Cape est vaste. Son projet était donc ambitieux. Une limitation du sujet eut certainement été nécessaire pour approfondir certains points. Il n’en demeure pas moins qu’elle a accompli un vrai travail et que, désormais, son livre compte pour ceux qui travaillent ce thème et pour qui veut bénéficier d’une vision d’ensemble.
10Les inexactitudes sont rares. Rectifions cependant quelques points de détail : Anthony B. North-Peat est le nom d’un auteur anglais qui publia sur la littérature des aliénés et s’inquiéta de son sujet dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux. Pierre de Massot doit retrouver sa particule. Dans les « Éléments chronologiques » qu’A. Cape fournit à la fin de son livre, il doit être signalé que ce n’est pas le Dr Marie qui publia « L’art malade : dessins de fous » en 1901 dans la Revue universelle mais bien Marcel Réja (texte qui fut republié en 2008). Mêmes remarques pour « La Littérature des fous » en 1903. Il n’est enfin point dit que la Revue philosophique (les n° 4 et 5), eut aussi la bonne idée de publier ce texte de Réja en juin 1904. Cela n’est pas si anodin puisque Henri Barbusse (sous le pseudonyme de Jean Frollo) s’en servit pour écrire et défendre la cause des internés dans la presse populaire, Le Petit Parisien du 29 juillet 1904, un article intitulé « Chez les fous ».