Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Vanessa Besand

Contre‑utopies : les romans de Roth & de Kundera face à l’Histoire & au réel

Velichka Ivanova, Fiction, utopie, histoire - Essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Paris : L’Harmattan, coll. « Littératures comparées », 2010, 256 p., EAN 9782296132504.

1L’ouvrage de Velichka Ivanova, intitulé Fiction, utopie, histoire, a pour ambition d’interroger quelques œuvres de deux grands romanciers contemporains, à savoir l’Américain Philip Roth et sa « la tétralogie sur les États-Unis » (p. 15), comportant: Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste, La Tache et Le Complot contre l’Amérique, et le Tchèque Milan Kundera, dans quatre romans de la période tchèque : La Plaisanterie, La Vie est ailleurs, Le Livre du rire et de l’oubli et L’Insoutenable Légèreté de l’être. Cherchant à « étudier la manière dont les romanciers conçoivent et utilisent le matériau historique pour en nourrir la fiction » (p. 13), V. Ivanova s’intéresse à la façon dont l’Histoire se transforme lorsqu’elle pénètre dans l’univers romanesque et tente ainsi de cerner ce qui sépare le romancier de l’historiographe. Il est vrai que Roth et Kundera ont tous deux pour habitude de présenter des personnages pris dans les filets de l’Histoire, dépassant ainsi les destins des protagonistes sans pour autant abandonner ce qui fait la spécificité de l’art romanesque : la perspective individuelle. De cette manière, on peut dire que leurs œuvres correspondent bien à la définition du roman selon Carlos Fuentes : « une croisée des chemins entre la destinée individuelle et le destin collectif, telle qu’en rend compte le langage »1 (cité par V. Ivanova p. 38). Au‑delà de l’importance de l’Histoire dans les romans des deux écrivains, le rapprochement entre Roth et Kundera semble bien fonctionner, d’autant plus que tous deux se connaissent et s’apprécient, partageant notamment un goût prononcé pour une littérature centre‑européenne — avec, en point d’orgue, l’œuvre de Kafka. Comme le souligne V. Ivanova dans la bibliographie de son ouvrage, Roth a interviewé Kundera en 1980 à l’occasion de la sortie du Livre du rire et de l’oubli aux États‑Unis2 et, huit ans plus tard, Kundera a écrit un article sur deux œuvres de Philip Roth, Ma Vie d’homme et Professeur de désir3. La passerelle que V. Ivanova jette entre les deux écrivains par le biais du thème de l’Histoire est‑elle pour autant légitime ? Si une certaine tradition littéraire tend effectivement à les rapprocher, leurs deux pays, marqués par une culture, une Histoire et une société radicalement différentes, semblent en revanche les éloigner.

Un héritage littéraire commun

2V. Ivanova commence par revenir sur un héritage commun aux deux romanciers : l’univers de Kafka. Ce dernier a inspiré à Roth un récit de métamorphose, Le Sein. Il l’a aussi poussé, dans Professeur de désir, à envoyer l’un de ses personnages (David Kepesh) en pèlerinage à Prague, quelques années à peine après son propre voyage dans la capitale tchèque. Roth et Kundera ont incontestablement été attirés par l’œuvre romanesque de Kafka et sa déclaration d’indépendance, elle qui énonce « ce qu’aucune réflexion sociologique ou politologique ne pourra dire sur la condition humaine » (p. 27). Cette littérature, qui « prend l’horrible et le ridicule pour l’état normal des choses » (p. 29), est également celle dont hérite Kundera en tant que romancier tchèque. La parenté est peut‑être moins évidente du côté de Roth, bien que l’écriture de Kafka regorge de thèmes exerçant sur le romancier américain une véritable fascination, tels que l’impuissance de l’individu, le piège de l’Histoire et de la société, ou encore l’opinion publique érigée en tribunal de la société. Dans l’œuvre de Kundera, ces éléments sont en outre inséparables d’une dimension idéologique, issue du contexte socio‑politique qui fut le sien, avant son exil en France en 1975. Comme il l’explique dans L’Art du roman, la spécificité de Kafka a été de renverser la logique :

Celui qui est puni ne connaît pas la cause de la punition. L’absurdité du châtiment est tellement insupportable que, pour trouver la paix, l’accusé veut trouver une justification à sa peine : le châtiment cherche la faute.4

3Cette même quête du châtiment anime les personnages kundériens aux prises avec le régime socialiste de l’ex‑Tchécoslovaquie. Dans La Valse aux adieux, roman non retenu dans l’essai de V. Ivanova mais pourtant très révélateur sur ce point, l’épisode central de la chasse aux chiens met parfaitement en évidence, sous forme de parabole, la situation de la population tchèque des années soixante‑dix :

Jakub se dit que dans son pays les choses ne s’amélioraient pas et n’empiraient pas non plus, mais qu’elles devenaient de plus en plus risibles : il y avait naguère été victime de la chasse aux hommes, et la veille il y avait assisté à une chasse aux chiens, comme si c’était encore et toujours le même spectacle dans une autre distribution. Des retraités y tenaient les rôles de juges d’instruction et de gardiens, les hommes d’État emprisonnés étaient interprétés par un boxer, un bâtard et un teckel.5

4Indéniablement, la comparaison avec Kafka apporte à l’essai un esprit de triangulation positif, démontrant par là que le pur face à face entre Roth et Kundera, dont les conditions d’écriture et les horizons respectifs diffèrent, n’est pas satisfaisant, et se doit de passer par le truchement d’une troisième voix. Mais quelle que soit l’importance décisive de Kafka, la convocation d’autres grandes figures pouvant faire office de relais aurait été bienvenue, comme celle d’Hermann Broch, auquel Kundera consacre tout un chapitre dans L’Art du roman (« Notes inspirées par “Les Somnambules” »6) et dans l’œuvre duquel l’Histoire occupe une place primordiale7. L’expansion de la notion d’héritage aurait pu par ailleurs compléter avec profit un chapitre relativement court, et renforcer la démarche de l’auteur par un surplus d’originalité, l’influence kafkaïenne ayant déjà été bien étudiée chez les deux romanciers en question. Au‑delà de ces remarques, il demeure que la convocation de figures tutélaires communes s’avérait une étape assurément nécessaire de la comparaison sous l’angle de l’Histoire, qui ne va pas forcément de soi entre un univers emprunt de socialisme d’un côté et une défense de la démocratie de l’autre.

Deux contre‑utopies : quelle lecture commune ?

5Après avoir fondé les bases de sa comparaison, V. Ivanova développe ce qui fait tout l’intérêt de son entreprise, la notion de « contre-utopies ». L’objectif en est de souligner la réunion des deux écrivains dans le refus, celui de l’illusion que « notre présent mène vers un avenir meilleur » (p. 43). Les œuvres de Roth et de Kundera partageraient ainsi une même finalité, celle de démontrer via la fiction et elle seule, toute « la fausseté de cette certitude » (p. 43). Il semble difficile en effet de ne pas voir qu’une même désillusion anime les deux auteurs. À la perte du rêve américain chez Roth correspond, chez Kundera, celle du rêve européen ; au refus de l’Idylle chez le second répond le refus de la pastorale chez le premier. Deux notions différentes permettent donc de rapprocher un même regard porté sur le rapport entre l’individu et le réel. Indéniablement, l’un des thèmes les plus chers aux deux créateurs est la volonté de résister à la représentation satisfaite de ce réel. Prenant le contrepied de bon nombre de leurs personnages (le poète lyrique Jaromil dans La Vie est ailleurs ou le naïf Seymour Levov dans Pastorale américaine), Roth et Kundera désirent mettre en avant les dangers de ce que le romancier tchèque nomme, à propos du kitsch, « la négation absolue de la merde »8. Attitude romantique dans la sphère privée, attitude révolutionnaire dans la sphère politique, attitude conformiste dans la sphère sociale, autant de comportements que tous deux stigmatisent et rejettent. V. Ivanova définit ici ses concepts avec précision et montre, à travers chaque œuvre d’abord, puis à travers une série d’intitulés (« L’Idylle du Moi », « L’Idylle de l’expérience », « La Paix du renoncement ») comment ceux‑ci fonctionnent dans les textes, en lien avec la théorie romanesque et la vision du monde des deux auteurs.

6Toutefois, ce même refus de l’acceptation d’une réalité (sociale, politique, intime) considérée comme illusoire semble loin d’épuiser la perspective comparatiste. Certes, V. Ivanova ne néglige aucun des écrivains, ni aucune des œuvres étudiées, mais en cloisonnant la réflexion sur l’un et l’autre de ces auteurs dans des parties différentes et imperméables, elle contribue à freiner le processus de rencontre des deux univers fictionnels. Car, comme nous le soulignions peu avant, le vrai problème tient dans ce rapport à l’Histoire et à la société, que les deux romanciers envisagent de manière irréductiblement différente. Même si V. Ivanova met en lumière le fait que le « socialisme autoritaire des régimes communistes [et la] démocratie américaine [sont] deux visions du monde et de la société moins opposées qu’il ne semble à première vue » (p. 14), il n’en demeure pas moins que le parallèle reste périlleux, face à deux univers idéologiquement fort éloignés. L’analyse du kitsch politique kundérien, par exemple (tel qu’il est présenté à travers Franz dans L’Insoutenable Légèreté de l’être), ne semble pas applicable à la fiction de P. Roth, y compris lorsque le romancier s’intéresse à la pensée d’extrême gauche ; car le communisme américain en pleine période maccarthyste (présent dans le roman intitulé J’ai épousé un communiste) ne peut en aucune manière recouvrir le communisme tchèque du bloc soviétique peu après le Printemps de Prague.

7Cette brèche irréductible entrave donc quelque peu les conditions d’une lecture commune, qui se justifie mieux du point de vue littéraire que de celui de l’Histoire. En ce sens, la dernière partie de l’ouvrage, centrée sur les questions d’ordre esthétique, apparaît à la fois nécessaire et attendue.

Dire fictionnellement l’histoire et le réel

8V. Ivanova achève son travail par l’analyse de la place de l’Histoire dans les romans des deux écrivains cette fois‑ci sous l’angle de l’écriture. Il s’agira de voir, selon les termes qu’elle emploie, « la manière dont les romans de nos auteurs mettent en récit la quête des vérités plurielles de l’individu et de l’histoire » (p. 163). Dans ce domaine, les points communs entre les deux romanciers sont assurément nombreux : goût pour des récits à points de vue multiples, large place accordée à l’ironie, dialogue singulier avec le lecteur. V. Ivanova analyse avec précision ces phénomènes stylistiques en soulignant la parenté des deux écrivains. De fait, la proximité qui existe entre Roth et Kundera tient sans nul doute beaucoup plus à une même vision littéraire du monde qu’à un traitement commun de l’Histoire. Comme l’explique très bien l’essayiste, les deux romanciers ne valorisent jamais un point de vue plutôt qu’un autre au sein de leurs fictions. Dans La Plaisanterie, le passé émerge de la confrontation de quatre points de vue différents. Convaincus que la vérité n’existe pas, les deux romanciers partagent en outre la certitude que chaque individu, quel qu’il soit, a droit à un espace fictionnel au sein duquel s’exprimer librement. C’est ainsi que Lester Farley, le meurtrier de La Tache, intervient à plusieurs reprises dans le roman. Son point de vue est peut‑être celui du fou ou du malade, mais il est aussi, en tant que vétéran du Vietnam, celui de l’une des victimes de l’Histoire américaine. Toutefois, contrairement à ce que souligne V. Ivanova, une telle conviction sur l’usage de l’espace fictionnel comme espace de liberté ne signifie pas pour autant que les deux romanciers suspendent tout jugement. Roth et Kundera, par leur usage inlassable de l’ironie, laissent au lecteur le soin de percevoir cette part de jugement implicite. Les personnages kundériens qui sont dans le kitsch sont ainsi la cible d’une ironie qui révèle la distorsion entre l’auteur et ses personnages. Si les deux romanciers refusent toute lourdeur didactique, ils ne renoncent en revanche pas au jugement d’ordre moral. C’est d’ailleurs en accord avec Roth lui‑même que le narrateur Nathan Zuckerman dénonce violemment au début de La Tache le « marathon de la tartuferie »9 que représente le scandale Lewinsky dans la société américaine.

9Reste que l’on retrouve malheureusement ici le défaut de composition des propos précédents. Une fois encore, V. Ivanova nous livre une suite de chapitres très courts et très nombreux, qui ne manquent pas de laisser une impression d’éparpillement. Le lecteur peine à se raccrocher à une ligne argumentative claire. L’on pourrait par exemple se demander pourquoi introduire la question de l’autofiction (p. 219‑p. 223), qui pourrait constituer à elle seule le sujet d’un autre essai, tandis que deux pages seulement sont consacrées aux « différences stylistiques » des deux romanciers (p. 225‑p. 226). Sans doute des conventions éditoriales ont‑elles contraint V. Ivanova à réduire le propos de ce qui constituait au départ une thèse de doctorat. Mais il aurait été préférable alors de sacrifier certains éléments plutôt que de chercher à tous les conserver, au détriment d’une ligne argumentative claire.

10On retiendra en conclusion que le projet de l’ouvrage était double : démontrer, d’une part, le souci commun à Roth et à Kundera de « mettre en déroute les certitudes et les utopies » (p. 233) et présenter, d’autre part, une écriture qui, dans les deux cas, « développe une interrogation sur la mémoire et l’oubli » (p. 233). Ce double objectif rend la conduite de l’argumentation assez évidente : s’intéresser d’abord au traitement de l’Histoire à travers le thème clé de la contre‑utopie, avant d’analyser les procédés littéraires, narratifs et stylistiques des deux auteurs. C’est ce qu’on appelle communément l’étude du fond et de la forme. Mais dans cette logique choisie et assumée par V. Ivanova, l’on se demande si le chapitre inaugural sur Kafka tient vraiment une place convaincante. Car si Kafka apporte effectivement un éclairage passionnant sur la vision contre‑utopique des deux romanciers, il n’est pas sûr que son héritage stylistique soit aussi probant. Il n’en demeure pas moins que l’essai de V. Ivanova, bien que trop disparate sur le plan de la construction, est une belle tentative de rapprochement des fictions de deux écrivains majeurs de la seconde moitié du xxe siècle, autour du thème du refus de l’utopie.