La nébuleuse philosophique & littéraire du romantisme anticapitaliste
1Collection raisonnée et augmentée d’essais antérieurs, ce recueil à deux voix obéit à une visée essentielle : doubler la description traditionnelle du romantisme comme mouvement culturel (essentiellement littéraire et artistique) d’une prise en compte de sa composante sociale et philosophique (donc critique et politique). Voilà qui requalifie la détermination historique du phénomène — qui remonte dès lors au xviiie siècle et s’étend jusqu’à aujourd’hui1, échappant aux bornes de 1830 ou 1848 parfois retenues par l’histoire littéraire — et, plus largement, son étendue. Au sens spatial bien sûr, puisqu’aux trois foyers originels que sont l’Allemagne, l’Angleterre et la France s’ajoutent ici des horizons américains, du Nord (Philip Freneau) comme du Sud (José Carlos Mariátegui). Mais cette étendue plus vaste rendue au romantisme est surtout à comprendre en un sens social et historique : les auteurs entendent étudier le romantisme à travers le prisme de l’opposition au capitalisme, combat romantique par excellence en ce qu’il concerne tous les aspects de la vie. Ils procèdent à partir d’une définition nouvelle de ce mouvement comme « protestation culturelle contre la civilisation industrielle/capitaliste moderne » (p. 13). C’est dire s’ils en font justement davantage qu’un mouvement : le « romantisme anticapitaliste » est une Weltanschauung, une vision du monde dont l’assise socio‑historique est beaucoup plus large que celle usuellement attribuée aux phénomènes strictement culturels. Il est une « forme de la culture moderne » (p. 13). Dans une approche dont ils revendiquent l’inspiration marxiste, Michael Löwy et Robert Sayre proposent dans ce livre une analyse socio‑historique du phénomène, afin de mieux comprendre l’unicité du projet politique romantique, son holisme imperceptible à quiconque le réduit à un courant artistique, la totalité qu’il embrasse, trop souvent indiscernable même aux yeux des spécialistes qui se partagent son héritage.
2Or comprendre sa cohérence n’est pas tâche aisée, tant les politiques romantiques semblent diverger, parfois au sein de l’œuvre d’un même auteur. La typologie initiale de ces attitudes de rejet romantique de la modernité capitaliste est éloquente, qui juxtapose les positions restitutionniste, conservatrice, fasciste et résignée d’une part ; réformiste, révolutionnaire ou utopiste de l’autre (p. 27‑29), le volume se concentrant sur ces dernières.
3La vision du monde du romantisme constitue une forme spécifique de critique de la « modernité », qu’on pourrait définir comme la civilisation englobante, à facettes multiples, qui se développe avec le capitalisme. La spécificité de la critique romantique vient de ce qu’elle se fait au nom de valeurs et d’idéaux puisés dans un passé pré‑capitaliste, pré‑moderne, tandis que d’autres critiques peuvent se faire au nom du « progrès », fondées sur l’idée que la modernité n’a pas suffisamment avancé dans la piste qu’elle a suivi (p. 16).
4Des glissements de l’une à l’autre de ces grandes options, nostalgique ou progressiste, enrichissent encore le tableau. C’est dans ce passage de l’une à l’autre des deux critiques que l’ouvrage s’avère même le plus intéressant. L’exemple le plus frappant est peut‑être celui de Christa Wolf, écrivain est‑allemande dont la critique a souvent souligné l’évolution du marxisme au féminisme et des Lumières au Romantisme, supposant une rupture de l’un à l’autre de ces postulats respectifs. Le chapitre consacré à l’auteur de la Moskauer Novelle, de Christa T. et de Cassandra (p. 146‑182) s’attache au contraire à souligner la cohérence qui sous-tend l’ensemble, et à montrer que « la maturation d’une perspective féministe romantique n’annule pas l’optique marxiste/Lumières, mais la réinterprète » (p. 147). D’avant la construction du Mur à après sa chute, l’éclairage romantique anticapitaliste souligne la permanence du « saut dialectique que peut opérer le romantisme entre le passé et l’avenir, la nostalgie et l’utopie » (p. 155), saut qui parcourt les récits et les essais de Wolf, hantés par Ernst Bloch comme par Karoline von Günderrode. Ce développement précise bien qu’à travers le cas de Christa Wolf, c’est tout un groupe d’auteurs est-allemands des années 60 et 70 qui se trouve évoqué : Heiner Müller, Volker Braun et Christoph Hain, tous critiques à l’égard de la réification et de l’aliénation modernes — les deux côtés du rideau de fer n’ont sur ce plan là rien qui les distingue. Mais plus largement, cette dialectique du passé et de l’avenir est le véritable nœud gordien de la critique romantique anticapitaliste.
5L’indivisibilité romantique de la littérature et de la vie, l’absolu romantique en d’autres termes, impose sans doute lui-même ce point de vue élargi sur ses productions culturelles. Fût-il hétérodoxe, le marxisme n’est cependant qu’une lecture parmi d’autres de ce phénomène global. Ainsi cette étude passionnante mériterait-elle sans doute d’être complétée par une (socio‑)critique moins strictement centrée sur le marxisme. Les pistes qu’elle propose privilégient sciemment une certaine branche de la critique romantique anticapitaliste, et cette liste non exhaustive des « esprits de feu » gagnerait à accueillir de nouveaux membres, notamment du côté des différents courants de l’anarchisme. Comment ne pas penser aux poèmes d’Armand Robin, et en particulier aux premiers vers du « Programme en quelques siècles » ?
On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.
On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison2.
Historiciser & romantiser l’étude du romantisme
6Selon les auteurs, la critique romantique de la modernité capitaliste s’exerce essentiellement contre les évolutions désespérantes que constituent le désenchantement du monde, sa quantification, sa mécanisation, ainsi que l’abstraction rationaliste et la dissolution des liens sociaux. Changeante et profondément nostalgique, elle recourt notoirement pour ce faire à la religion, à la magie, au mythe, mais aussi à la diabolisation des machines et à un retour au concret qui se traduit dans l’importance accordée à l’histoire, ainsi qu’aux comportements qui échappent à la raison courante, en particulier l’amour. Tous ces thèmes sont connus mais prennent un sens nouveau dès lors qu’on en perçoit, à la lecture de cet essai, la charge commune à l’encontre du capitalisme. Le monde du rêve et de la nuit est ainsi une révolte critique autant qu’une fuite poétique.
7Mais pourquoi postuler une critique romantique du capitalisme, quand Luc Boltanski et Ève Chiapello ont déjà distingué les deux courants qui se sont rejoints en mai 68 sous les types wébériens de la « critique sociale » et de la « critique artiste3 » ? Fondée sur le jeu et la libération de la parole, cette dernière recoupe en effet largement ce que M. Löwy et R. Sayre entendent par « critique romantique du capitalisme ». Ces derniers justifient ainsi la nouveauté de leur démarche : là où les sociologues renvoyaient cette critique artiste au mode de vie bohème, Esprits de feu envisage la base sociale en réalité plus large de l’anticapitalisme romantique. Voilà que les femmes (indépendamment de leur origine de classe), les intellectuels en général et tous ceux pour qui « le capitalisme moderne peut provoquer un déclin ou une crise de leur statut, et/ou menacer leur mode de vie et leurs valeurs » (p. 29), rejoignent les dandys et les poètes maudits. La sociologie du fait romantique est loin de se cantonner au monde des lettres ou de la culture. Non seulement elle concerne une large part de la société, au-delà des barrières de classe, mais elle se complique d’interactions et de jeux d’influences que le livre prend en charge. Et comment soutenir en effet que le clergé et l’aristocratie, eux aussi menacés par l’ascension de la bourgeoisie et parties prenantes du romantisme anticapitaliste, relèvent d’une « critique artiste » ?
8En rapprochant les uns des autres des « figures » issues de champs traditionnellement distincts, tels la littérature (Verlaine, Thomas Mann, les surréalistes), la théorie critique et les sciences sociales (l’école de Francfort, Raymond Williams, William Morris et E. P. Thompson), M. Löwy et R. Sayre ne font pas autre chose que les frères Schlegel eux‑mêmes, qui regroupaient autour d’eux (pour ne pas dire en eux) savants, philosophes, poètes, naturalistes4. C’est donc dans un esprit qui est lui-même typiquement romantique que M. Löwy et R. Sayre travaillent leur question, illustrant la remarque de Benjamin selon laquelle la philosophie romantique ne consiste en rien d’autre qu’en une « infinité de la connexion5 ». La composition même de l’essai, dans lequel ils procèdent à plusieurs mains, dit assez combien leur méthode elle-même — mieux vaudrait dire leur cheminement — se conçoit comme fondamentalement romantique. Rappelons la poétique collective du cercle de Iéna :
[…] la démarche romantique consista en une série d’échanges, en une ouverture ininterrompue à l’autre, en une volonté de pousser la Bildung (la sienne propre et celle de l’ami) toujours plus loin, et ce au sein d’une communauté fraternelle. Les œuvres qui nous restent témoignent de ce dynamisme de l’amitié et de la pensée : souvent inachevées, faites pour la plupart de fragments, elles ne sont pas des œuvres au sens classique du terme, mais des expérimentations, des « essais », et, comme dans la revue Athenäum, des œuvres écrites à plusieurs mains6.
9« Essai » également au sens où il expérimente la réunion de fragments, Esprits de feu ne relève pas tant d’une sociocritique distante que d’un effort pour faire société, et fédérer autant que possible les visages éloignés d’un même combat, plus actuel que jamais.
Des barricades à la nostalgie néo-romantique
10Esprits de feu se place résolument dans une perspective liant histoire sociale et formes littéraires. Les auteurs se concentrent d’abord sur la période unanimement reconnue comme romantique. En se penchant sur le poète américain Philip Freneau (1752‑1832), le premier chapitre (« Romantisme et révolution ») évoque la cohabitation chez un même auteur d’une philosophie révolutionnaire proche des Lumières et d’un anticapitalisme romantique. Le partage des deux discours, l’un humaniste et progressiste, l’autre utopiste et nostalgique, ne recoupe pas celui de la prose et de la poésie, et jamais ne se voit tranché en faveur de l’un des deux. Cette bivalence culmine dans la célébration de la Nature, antidote au règne de l’argent qui est le Mal moderne, puisqu’elle est à la fois cette frontière à défricher et conquérir, terre promise de l’idéal physiocratique, et un sanctuaire indien distribuant le bien-être, dont les forêts ne doivent pas laisser la place aux cultures. Ce premier chapitre s’intéresse ensuite à la position originale du courant politique et culturel des utopistes romantiques dans le débat sur la Révolution française, « à la fois politiquement modérée et socialement radicale » (p. 47). Il en désigne l’inspiration rousseauiste et les principales composantes (Cercle social, « curés rouges ») avant d’illustrer cette sensibilité par un trio flamboyant : Nicolas de Bonneville (1760‑1828), Bernardin de Saint-Pierre et Coleridge. Le propos se complète par une étude des rapports pouvant exister entre un événement historique révolutionnaire, en l’occurrence le soulèvement de juin 1832, et la sphère culturelle. Rapports qui cernent l’influence tant du premier sur le second qu’inversement, puisqu’à l’étude du traitement varié que reçoit l’épisode de la barricade Saint-Merri selon les auteurs et les époques, répond celle d’une sociologie des émeutes qui éclaire l’apport des littéraires à l’insurrection, notamment à travers la figure du « bousingot » illustrée par Pétrus Borel. Comme le romantisme anticapitaliste lui-même, l’émeute regroupe républicains et carlistes, ouvriers et étudiants, sous la bannière du mystérieux cavalier anonyme des funérailles du général Lamarque (son épisode déclencheur). C’est un fait social total dont M. Löwy et R. Sayre sondent les multiples répliques écrites, des témoins impliqués que sont Heine et Dumas, au poème d’un Verlaine qui n’était pas né alors. Sand et Hugo y présentent le cas analogue d’une réticence première quant à l’insurrection, exprimée par des lettres ou des journaux, et d’une sympathie plus tardive réélaborée dans le cadre esthétique du roman (Horace en 1841‑1842, Les Misérables en 1860‑1862). La révolution ne mobilise pas les écrivains anticapitalistes de la même manière au moment où elle se produit et dans le recul de la mémoire.
11Mais le romantisme anticapitaliste se perpétue également dans la position critique et nostalgique d’écrits plus récents (deuxième chapitre, « Littératures néo‑romantiques »). C’est en abordant quatre œuvres qualifiées de néo‑romantiques que l’analyse de M. Löwy et R. Sayre sort de la période assignée au romantisme pour requalifier des corpus supposés connus et qu’on range ordinairement hors de lui. L’essai tente de relire le décadentisme de Huysmans et le dandysme de Wilde, le Faulkner des nouvelles de Memphis (« The Big Shot », « Dull Tale », « A Return ») et la nostalgie de Christa Wolf, à l’aune d’un idéalisme combattif aux prises avec la modernité. Outre ces trois exemples, la figure de Naphta dans La Montagne magique se prête à une enquête sur la construction du personnage, type de l’intellectuel réactionnaire pris dès le début de l’écriture dans l’opposition avec l’humaniste progressiste (respectivement Bunge/Settembrini). Si Lukács a vu dans ce personnage à la fois « le caractère séduisant de l’anticapitalisme romantique » (p. 141) et une préfiguration du fascisme, beaucoup y ont reconnu le philosophe et sociologue marxiste lui‑même. Or l’étude révèle qu’il a servi au mieux de catalyseur à la caractérisation déjà aboutie d’un personnage qui représente, au-delà de lui, le type de l’intellectuel juif anticapitaliste. La lecture de Landauer et de Bloch avait construit Naphta avant la rencontre de Mann avec Lukács. Naphta et ce que l’époque a appelé le naphtaïsme incarnent cette figure qui tient de la pensée révolutionnaire autant que religieuse.
Portrait du romantique en théoricien
12Comme le montre la figure de Lukács, centrale dans le livre, les théoriciens critiques occupent une place doublement importante dans son argument. Si le troisième chapitre est exclusivement consacré au romantisme anticapitaliste dont ils sont eux-mêmes porteurs, l’ouvrage ne manque pas de souligner combien ils influencent nombre d’autres figures de cette forme culturelle, à commencer par les écrivains néo‑romantiques qui sont leurs contemporains (ou leurs lecteurs) : Landauer lu par Thomas Mann, Bloch par Christa Wolf. C’est dire si la critique romantique du capitalisme, malgré sa spiritualité marquée, entend ne pas verser dans l’irrationalisme.
13Le troisième chapitre (« romantisme et théorie critique ») s’intéresse à la lecture de Georges Sorel par Lukács, qui y trouve d’abord « écho à son aspiration romantique vers un socialisme religieux » (p. 184). L’influence du philosophe du syndicalisme révolutionnaire français a touché, outre le jeune Lukács, nombre de penseurs comme Gramsci, qui réinterprètent le marxisme dans une perspective romantique révolutionnaire, tournant le dos à l’évolutionnisme scientiste et matérialiste. Tous y ont puisé l’idéalisme éthique, le refus de l’État et du libéralisme bourgeois, la coloration apocalyptique qui le caractérisent. Lukács délaisse pourtant le sorélisme à mesure de son adhésion au marxisme bolchevik, et rompt même avec le romantisme anticapitaliste à partir de l’ascension du nazisme, dont il se persuade qu’il en constitue le fruit. C’est le moment où sa pensée fait par erreur de Schelling, Nietzsche, Bergson, mais aussi de Sorel, d’Anatole France ou de Romain Rolland autant de maillons d’une culture irrationaliste, mythique et émotionnelle, qu’il rend responsable de l’avènement du fascisme. Exigeant sur le plan de l’historicisation, Esprits de feu ne laisse pas passer de pareilles approximations, argument qui justifie à lui seul sa lecture.
14 Chez le « prophète » Walter Benjamin (p. 196), la critique romantique se fait au nom de la révolution plutôt que du passé. Sensible aux questions hétérodoxes de la nature et de l’égalité entre les sexes, il est proche d’un Tolstoï par l’association originale de la révolution et du messianisme, dont il révèle la présence cachée dans le premier romantisme allemand. Contrairement à Lukács, il fait la synthèse entre utopie et marxisme, assimilant société sans classes et Royaume de Dieu. Selon une philosophie de l’histoire dont il revendique le « pessimisme actif, “organisé”, pratique » (p. 200), Benjamin conçoit la révolution comme nécessaire interruption à opposer au cours catastrophique des évènements. Il appuie sa vision utopique sur l’anthropologie de Bachofen et sur l’œuvre de Fourier (en quoi il rejoint le surréalisme), figurations d’une harmonie originaire et d’un accord futur entre l’homme et la nature, dont l’émancipation est également visée. À partir d’une relecture du Livre des passages, l’essai éclaire l’attaque de Benjamin contre l’idéologie du progrès, exaltation de la « raison instrumentale » dont le fascisme n’est que l’envers, « barbarie moderne, industrielle, dynamique, installée au cœur même du progrès technique et scientifique » (p. 209). C’est cette même « raison instrumentale » (instrumentelle Vernunft) que Bloch et Adorno, figures du portrait croisé suivant, se sont employés à déconstruire chacun à sa manière. Les deux théoriciens critiques illustrent pour les auteurs l’idée d’une fausse opposition entre Lumières et romantisme. En faisant du romantisme révolutionnaire, de ses références au passé, la source des actions présentes et à venir, Bloch, qu’Habermas qualifiait de « Schelling marxiste » tant il incarnait la pensée romantique, veut mettre la science au service de l’utopie et faire exister la raison pour le rêve :
[…] le socialisme ne peut jouer son rôle révolutionnaire que dans l’unité inséparable de la sobriété et de l’imagination, de la raison et de l’espoir, de la rigueur du détective et de l’enthousiasme du rêveur — en d’autres termes, des Lumières et du romantisme. […] Il faut fusionner le courant froid et le courant chaud du marxisme, tous les deux également indispensables. (p. 218, à propos de Bloch)
15Adorno a beau quant à lui se situer « plutôt sur le terrain d’une critique interne de l’Aufklärung que sur celui du romantisme » (p. 222), il partage la critique romantique d’une modernité qui réifie l’art et détruit les dieux. Tout en critiquant la posture réactionnaire d’Aldous Huxley ou de la Kulturkritik, en particulier d’Oswald Spengler, il reconnaît une valeur heuristique et même visionnaire à leurs écrits. À partir de points de vue opposés, Bloch et Adorno réconcilient donc Lumières et romantisme dans une forme de dialectique, si bien que pour M. Löwy et R. Sayre, le romantisme anticapitaliste est plutôt « une radicalisation de la critique sociale des Lumières » (p. 212) qu’un rejet des principes de celles‑ci, l’universalité, la rationalité et l’objectivité. Ce portrait novateur du romantique en théoricien écorne quoi qu’il en soit la vision du romantique comme rêveur purement idéaliste, comme déserteur ou Schwärmer adepte du mythe. Esprits de feu se présente localement comme une sociocritique de la sociocritique, et une perpétuation infinie de la critique comme conscience romantique par excellence.
Résistances préindustrielles d’ici & d’ailleurs
16Le quatrième et dernier chapitre (« Figures du romantisme révolutionnaire ») obéit visiblement plus encore que les autres au principe disparate de l’ouvrage. On y trouve trois études, consacrées dans l’ordre à la « charge explosive » du surréalisme, à la tendance romantique du marxisme de José Carlos Mariátegui et au courant romantique dans les sciences sociales en Angleterre. Leur point commun est sans doute d’énoncer une critique de la civilisation moderne qui repose avant tout sur une forme de primitivisme, sur l’exaltation d’un communisme originel antérieur à l’établissement du capitalisme industriel. Le point où Thompson rejoint Mariátegui, c’est en effet la désignation de la culture populaire anglaise de la fin du xviiie siècle comme « culture traditionnelle rebelle » dans son dernier ouvrage, Customs in Common (1991). L’histoire, la littérature et les sciences sociales sont engagées dès lors qu’elles sont conscientes de décrire quelque chose qui se répète aujourd’hui dans les « pays en voie de développement », et dont dépend aussi l’avenir écologique de la planète. Cette référence primitive peut donc tout aussi bien se situer, d’ailleurs, sous les latitudes lointaines de l’île d’Haïti, qui intéressa tant Breton, ou des Andes magnifiées de Mariátegui, qu’au sein de la nation la plus industrielle qui soit, celle dont Marx pensait qu’elle serait le théâtre par excellence de la révolution prolétarienne, l’Angleterre.
17Le surréalisme, que M. Löwy connaît bien, constitue la quête puissante d’une civilisation nouvelle qui ne soit pas tristement réaliste ou bornée par le positivisme. La force de ce mouvement est de viser une révolution tant individuelle que sociale, selon sa double « étoile », ses mots d’ordre rimbaldien (« Changer la vie ») et marxien (changer le monde). Le marxisme surréaliste est d’ailleurs un « marxisme gothique » (p. 229), pénétré de merveilleux et lu à travers Rimbaud, Lautréamont et le roman noir anglais. Esprits de feu insiste sur les références culturelles pré-modernes du mouvement, citant l’attention qu’il porte à « l’art magique » (expression empruntée à Novalis), de l’alchimie à la Kabbale et aux arts primitifs d’Océanie et d’Amérique, mais surtout la conférence prononcée par Breton en Haïti7 en 1945, qui contribua à la chute du dictateur Elie Lescot.
18Le penseur péruvien José Carlos Mariátegui (1894‑1930), aussi bien que l’historien Edward Palmer Thompson (1924‑1993) ou l’écrivain de la Nouvelle Gauche (New Left) Raymond Williams (1921‑1988) en Angleterre, sont issus d’un marxisme romantique qui dénonce les illusions du progrès, ce qui leur permet de décrire l’accès au socialisme autrement que par le passage obligé (d’un point de vue orthodoxe) par la civilisation industrielle. Mariátegui propose ainsi un marxisme de l’aventure renouant avec le donquichottisme (inspiré d’Unamuno) et les traditions communautaires de la paysannerie andine. Comme ce « communisme inca8 », le courant romantique de la critique sociale anglaise se voudrait un chemin vers une alternative utopique à l’expansion industrielle et coloniale, sinon un modèle socialiste local, enraciné, donc « indigène ». Remontant à la tradition de Thomas Carlyle, de John Ruskin et de William Morris au xixe siècle, M. Löwy et R. Sayre mettent en évidence la forte composante romantique qui perdure dans les travaux des sciences sociales britanniques, notamment chez Hoggart et Williams, inventeurs des « cultural studies ». Leur livre est fascinant en cela qu’il interroge les fondements sociaux et idéologiques de la critique littéraire et culturelle elle-même.
19L’assimilation de la révolution industrielle à une aliénation est une idée importante qui transparaît jusque dans les travaux d’histoire les plus récents9. À partir des années 1950, les « cultural studies » de Williams et l’histoire engagée de Thompson critiquent toutes deux l’utilitarisme d’un point de vue romantique, et les deux figures signent en 1967-1968 le May Day Manifesto, qui dénonce le mythe du progrès moderne. Selon les auteurs d’Esprits de feu, l’histoire et la sociologie des victimes du progrès illustrent « ce que Benjamin appelait de ses vœux : une histoire écrite du point de vue des vaincus » (p. 260). Ils prennent pour exemple la réinterprétation par Thompson des actes de luddisme comme « éruption violente de sentiments contre un capitalisme industriel sauvage » (p. 263). Si Thompson ne faisait lui‑même remonter la critique sociale qu’il documente à Shelley, Keats et Wordsworth, on pourrait rappeler avec Gusdorf combien les sciences humaines trouvent leurs fondements les plus profonds dans le romantisme des xviiie et xixe siècles, y compris dans une mise en cause de la mainmise univoque de la raison.
Des « sentiers » parmi d’autres
20L’épistémologie d’Esprits de feu est résolument comparatiste. Se trouvent pensés en commun, non seulement des écrivains d’horizons linguistiques et culturels distincts (Huysmans et Wilde, Sorel et Lukács), des régimes de création hétérogènes (littérature et sciences sociales), des réseaux intertextuels ou encore des courants philosophiques (le marxisme et les Lumières accompagnent le romantisme), mais encore ces études données isolément sur un plan chronologique se fécondent‑elles toutes au sein de l’ouvrage pour donner corps à la nébuleuse plus vivante que jamais du romantisme anticapitaliste. On note ainsi la permanence de l’aspect religieux de sa critique, de la conversion de Huysmans à la magie surréaliste en passant par le messianisme de Benjamin ou la spiritualité de Naphta. Même s’ils ne font pas toujours l’objet d’une synthèse à part, d’autres constantes étayent la thèse d’un continuum romantique opposé au capitalisme : la mémoire, le prophétisme et l’utopie, l’idée d’un paradis perdu.
21Toujours sur un plan épistémologique, cet essai met en place un recours intelligent à la biographie, comme micro‑histoire des idées à échelle individuelle et inter‑individuelle, selon la pratique des portraits croisés. On assiste ainsi à la complexité et à l’évolution de la philosophie morale et politique des auteurs envisagés, par exemple à la « rupture avec le romantisme anticapitaliste » de Lukács, ou à la résignation finale de Christa Wolf.
22M. Löwy et R. Sayre n’en sont pas à leur coup d’essai. Ils avaient écrit ensemble Révolte et mélancolie10en 1992, étude systématique qu’ils opposent à l’esprit expérimental du présent ouvrage, qui se veut un recueil « d’explorations dans quelques-uns des sentiers qui traversent l’immense forêt romantique » (p. 9), mais qui en est le complément à la fois. La rencontre entre ces deux chercheurs semble d’autant plus fructueuse qu’ils conservent chacun une voix, R. Sayre se consacrant à l’aspect plus littéraire de cet examen de la modernité11, M. Löwy à ses implications politiques et philosophiques. Ce dernier a choisi et présenté récemment des textes de Benjamin pour le recueil Romantisme et critique de la civilisation, chez Payot12. Il est aussi l’auteur de Juifs hétérodoxes. Romantisme, messianisme, utopie13, où l’on retrouve le principe du portrait croisé avec un personnel renouvelé : Arendt et Benjamin, Bloch et Lukács mais aussi Bloch et Hans Jonas, comme le titre de leurs œuvres le laissait attendre : du Principe espérance au Principe responsabilité.
23Si Esprits de feu entre en très forte résonnance avec le catalogue général des éditions du Sandre, un rapide coup d’œil à ce même catalogue montre néanmoins aussi que le livre semble laisser de côté un certain nombre de critiques romantiques non marxistes du capitalisme, comme Thoreau et Emerson, Carpenter ou Kropotkine, il est vrai figures terriennes plutôt que de feu14. Les « figures » d’Esprits de feu traduisent un choix, celui d’étudier les rapports du romantisme avec les marxismes hétérodoxes, et dans une moindre mesure avec le féminisme. À cet égard, ce n’est qu’un type majoritaire de figures qui se trouve traité dans l’essai, un romantisme anticapitaliste parmi bien d’autres. Outre Armand Robin, on peut songer à la critique de la société du spectacle par Guy Debord, qui tenta de s’extraire du monde capitaliste en construisant des situations échappant à la quantification et à la rationalisation bourgeoises de l’espace-temps15. N’est-ce pas au nom d’un certain romantisme anticapitaliste que les anarchistes critiquaient (et critiquent encore), eux aussi, non seulement la quantification et la réification du monde moderne, son assujettissement à l’argent, mais aussi, déjà, non sans un certain prophétisme visionnaire, la probabilité que le marxisme soit utilisé avec les mêmes conséquences fâcheuses que celles qu’il entendait critiquer ? Quelque chose de la raison instrumentale ne se trouve‑t‑il pas irrémédiablement présent dans le marxisme, contre quoi le socialisme utopique libertaire mettait en garde quant à lui dès le début ? C’est à propos de Benjamin que le problème que pose à cet égard le corpus d’Esprits de feu se trouve explicité :
À partir de son adhésion au marxisme au cours des années 1920, Benjamin conçoit l’utopie comme une société sans classes et sans pouvoir autoritaire. Proche des communistes, il garde néanmoins une certaine distance critique. (p. 199)
24Sous une forme ou une autre, beaucoup des figures choisies par Michael Löwy et Robert Sayre sont confrontées à ce problème de juste « distance », qui recouvre la contradiction entre utopisme anti-autoritaire et « socialisme réellement existant16 ». Il se résout le plus souvent dans une forme d’hétérodoxie ou de dissidence qui n’est jamais une franche alternative. Il est pourtant révélateur que le surréalisme entretienne des liens avec l’anarchisme, ou que Benjamin fasse référence au communisme libertaire plutôt qu’au marxisme, citant Bakounine quand il commente le surréalisme17. Georges Gusdorf écrivait déjà que « l’individu romantique est un dissident, un émigré à l’intérieur, devant la montée des périls de la civilisation industrielle et du monde bourgeois18. »
25Sans doute manque-t-il donc à ce livre d’autres figures, mieux à même, par une distance plus grande avec « l’histoire de l’infamie » (Borges), de faire mesurer l’équation morale en jeu dans toute philosophie révolutionnaire, au degré de compromission ou d’engagement près. C’est ce qu’on peut supposer qu’un élargissement de ce corpus déjà si large trouverait chez les transcendantalistes américains, dans la révolte d’un Genet ou d’un Artaud, ou lié à la nostalgie crépusculaire de Cormac MacCarthy.