Comment vivre sa vie ? Accepter sa vie hors de soi pour se situer dans le monde & devenir un sujet moral
1L’ouvrage de Valérie Gérard, issu de sa thèse de doctorat, est une invitation à repenser la place de la philosophie dans la société. Loin d’être enfermée dans une quelconque tour d’ivoire, la philosophe pose en effet un regard très engagé sur le monde et rappelle que la philosophie n’a de sens qu’à condition qu’elle permette de le comprendre et de le transformer. Dire cela, c’est affirmer l’actualité de la philosophie au sens que lui donnait Adorno1. Engagée, l’auteure n’hésite pas à se confronter à une double critique : celle de la dimension académique de son travail et celle de ses convictions personnelles. Son livre est ainsi destiné au milieu universitaire mais, plus largement, il est aussi ouvert sur la société qu’elle interroge en tant que philosophe et citoyenne. Les liens entre philosophie morale et politique y sont réaffirmés, ce qui place l’ouvrage dans la lignée des courants contemporains de la sociologie et de l’anthropologie pragmatiques2. Il s’agit cependant bien de philosophie, et si l’auteure penche nettement en faveur d’un ancrage de la philosophie morale dans le giron de la philosophie politique, son travail reste inscrit dans les limites du champ disciplinaire philosophique. Dans cet essai en deux parties, V. Gérard effectue tout d’abord la critique de l’idéal d’autarcie morale avant de se pencher plus spécifiquement sur l’extériorité de la vie humaine et sur les conditions politiques qui permettent l’existence d’un sujet moral. Les questions morales y sont abordées sous un angle novateur, dans la mesure où l’auteure y affirme que le problème principal de la philosophie morale n’est pas d’identifier le bien ou le mal, mais bien d’envisager quelles peuvent être les conditions de l’existence d’un sujet moral. Par conséquent, son travail soulève de nombreuses questions qui sont au cœur de vastes débats.
La critique radicale de l’autarcie morale
2Le rapport au monde est par nature précaire. V. Gérard fait ainsi le procès d’un idéal qui a traversé les âges et dont l’influence est encore prégnante à l’heure actuelle : celui de l’autarcie morale d’un sujet parfaitement maître de lui‑même, dont le rapport au monde et la conduite ne seraient dirigés que grâce à son intellect. Cette vision d’un être dont le for intérieur serait protégé par une épaisse cuirasse des influences de l’extérieur était justement celle des stoïciens, qui plaçaient la volonté personnelle au‑dessus de toutes les autres qualités. Dans son travail de recherche, V. Gérard montre bien qu’un sujet parfaitement autonome et isolé du monde extérieur n’est pas concevable dans des conditions d’existence dites « normales ». L’isolement moral n’aboutit en effet qu’à des monstruosités. La vie est bien faite de relations, et l’identité même du sujet est tissée de ces multiples relations avec l’extérieur : il n’y a pas de sujet non situé, même si cette implication, cette participation — volontaire ou involontaire — au monde, se trouve réduite à sa plus simple expression. En cela, l’auteure montre parfaitement qu’il n’est pas possible de disjoindre philosophie morale et politique, caril n’existe pas de sujet moral autonome. Aussi l’important est‑il d’être lucide sur la place occupée dans le monde et sur les réseaux d’influence, sur les nœuds relationnels qui sont le propre de la vie humaine et qui contribuent à forger la personnalité de chacun, dont la nature serait toujours mouvante, et risquerait toujours de se perdre, soit dans un excès de « vie hors de soi » comme l’exprime l’auteure, soit à l’inverse dans un rejet de l’extérieur.
3Néanmoins, si l’analyse proposée à la réflexion est brillante, elle s’appuie continûment sur des exemples extrêmes, tirés en particulier des ouvrages de Simone Weil ou de Hannah Arendt. Ainsi, et bien que les conclusions de V. Gérard permettent de relire avec profit et sous un jour nouveau les œuvres de ces deux grandes philosophes, cette pratique méthodologique n’est pas sans poser problème. En effet, si les situations extrêmes permettent de mettre au jour des mécanismes qui, dans des situations moins dramatiques, seraient moins facilement observables — comme la dépossession de soi dans le cadre d’un absence de monde par exemple — , il n’en reste pas moins relativement hasardeux d’extrapoler des résultats issus de situations d’exception pour en tirer des conclusions générales sur la « vie ordinaire ». La méthode analogique choisie expose ainsi tout particulièrement l’auteure aux critiques. Son raisonnement n’a pourtant rien de simpliste, mais on pourrait regretter que dans sa volonté de fonder sa réflexion sur des preuves, de l’enraciner dans des expériences concrètes, l’auteure ne choisisse que des exemples où l’être humain se trouve soit en situation d’urgence absolue, soit dans des impasses3. La radicalité des situations étudiées semble ainsi orienter, voire forcer, le jugement, alors même que l’objectif de l’ouvrage était de dégager les conditions d’une existence morale en général et non d’étudier seulement les pathologies du sujet moral et les déviances des organisations sociales.
La nostalgie des origines et le risque d’une vision désincarnée de l’être humain
4Malgré toutes les précautions prises, le texte de V. Gérard laisse paradoxalement affleurer un certain regret d’un sujet parfaitement maître de lui‑même, regret d’un homme « naturel » non corrompu par la « civilisation ». En effet, la vie hors de soi étant presque systématiquement présentée comme une menace, il est difficile de ne pas y voir une sorte de rébellion contre la condition humaine, laquelle fait écho à certaines philosophies regrettant un homme d’avant le temps, un homme « neutre », non encore façonné par la vie en société. Or, si la vie hors de soi peut effectivement représenter une menace, notamment dans des conditions anormales d’existence, elle représente aussi une chance. Pourtant, l’auteure insiste surtout sur les dangers de la vie hors de soi qui constitue pourtant la condition de base de l’existence, au moins du point de vue adopté dans l’ouvrage. En effet, dans la mesure où la vie hors de soi doit être prise en compte pour « être aux commandes » de sa vie, et du moins la comprendre, il semble plus adéquat d’y voir une donnée de départ plutôt qu’une difficulté permanente4. En ce sens, la blessure à la vanité évoquée par l’auteur (« [l’exil] rend manifestes les conditions de la capacité humaine de mener sa vie, qui doit s’exercer sur le fond de sa propre vanité, que rappelle chaque perte, chaque désillusion. Il porte à la limite ces données de la condition humaine : nous ne sommes pas ‘‘libres de décider qui nous sommes ou de vivre comme nous l’entendons’’ ; nous dépendons du temps, pour prévoir des événements, orienter notre vie, et de l’espace, pour habiter le monde. », p. 142) ne tient plus : pourquoi, en effet, le sujet devrait‑il forcément souffrir d’être dépossédé si cette dépossession constitue le lot de tous ?
5De même, puisqu’il n’y a pas de vie humaine sans vie sociale, pourquoi celle‑ci devrait‑elle forcément être un facteur d’injustice5 ? Cette conception d’une société injuste par nature va de pair avec une vision de la politique comme un mode violent d’exercice du pouvoir. Or, il semble encore une fois caricatural d’envisager la politique sous le seul angle de la violence, ne serait‑ce que sous celui de la violence morale. Cette conception de la politique s’accompagne d’une vision très discutable des acteurs de la vie politique et publique au sens large. Les élus seraient ainsi régis en permanence par les conséquences de leurs choix initiaux et par la conjoncture6. S’il est vrai qu’il n’est pas possible d’agir sur la scène publique en maîtrisant la totalité des conséquences de ses actes, la conscience claire des limites de l’action n’empêche pas de l’orienter grâce à des systèmes de valeurs qui peuvent varier avec le temps mais qui ne sont pas aussi fluctuants que l’auteure semble le croire. Si l’important pour un élu est bien d’avoir conscience de la complexité des situations, il est tout aussi crucial d’arbitrer en fonction non seulement de la conjoncture et de ses intérêts mais aussi en fonction d’une grille de valeurs, de convictions qui forment le socle sur lequel viennent se greffer les décisions. Que l’adhésion à ces valeurs soit sincère ou pas, explicite ou non, il faut admettre que la justification des actes passe la plupart du temps par un rappel des valeurs dont se réclament les élus7. D’autres facteurs entrent en jeu, comme des stratégies d’alliance et de « survie » personnelle ; toutefois, il semble exagéré de vouloir limiter l’action des élus à des facteurs extérieurs. Si les processus de décision sont complexes et si les étapes dans l’élaboration d’une pensée politique restent obscures, dans la mesure où des paramètres externes et internes entrent en jeu —valorisation de soi, volonté de s’affirmer ou de maîtriser une situation — , il n’en reste pas moins que la politique se doit d’être un lieu de raison : un lieu au sens propre, celui d’un espace commun où s’élabore un discours dans la confrontation des points de vue, et où s’ordonnent des actes ayant une incidence sur la vie de chacun et du collectif. Si l’idéal d’objectivité et de rationalité n’est jamais atteint, il semble dangereux d’estimer qu’il est impossible d’agir rationnellement ou objectivement en politique. Même en considérant les différents niveaux de mandats pouvant être exercés (local, national ou européen), le but principal de la politique doit être, semble‑t‑il, de contenir autant que possible l’incertain et de corriger, en partie, les biais subjectifs des différents acteurs par ce travail d’élaboration collectif de règles communes et de prises de décisions s’inscrivant dans un espace public où s’affrontent les points de vue et les intérêts.
Un risque de relativisme moral
6Dans sa volonté d’affirmer le rôle fondamental de la vie hors de soi, l’auteure pourrait sembler glisser dans l’extrême inverse de ce qu’elle dénonce. Le portrait en creux de l’être humain qui se détache de cet ouvrage est ainsi celui d’un sujet sans histoire, sans culture, sans mémoire. Afin de servir son propos, il semble en effet que V. Gérard sépare de manière trop radicale le monde, présenté comme une entité abstraite mais prépondérante, et les hommes. Or, l’être humain n’est pas aussi « poreux » aux circonstances que semble l’affirmer l’auteure8. En effet, au travers de son analyse des fluctuations des événements qui façonnent le sujet, V. Gérard paraît considérer qu’il n’y a pas d’identité véritable, et que le sujet ne peut généralement pas agir en conscience. Dans la mesure où cette vision de l’identité empêche de concevoir tout socle, toute idée directrice, ou toute valeur servant de critère discriminant pour s’orienter dans le monde, la pensée de V. Gérard s’accommode d’un risque de relativisme moral qu’elle semble même encourager : « La duplicité peut être moralement acceptable si elle est la seule position possible et tenable politiquement. [...] la cohérence n’est pas intrinsèquement et univoquement morale, elle est une forme inhérente à l’examen de soi, sans laquelle celui-ci n’aurait pas de sens. Ce n’est donc pas une exigence absolue ». (p. 59). Or, si la survie face à des conditions extrêmes, comme dans le cas des totalitarismes, permet de comprendre cette absence de mise en conformité des actes avec les convictions, il en va autrement dans la vie ordinaire. En effet, ce qui peut être justifié dans des situations d’urgence ne l’est plus dans le cadre de conditions « normales » d’existence, c’est‑à‑dire lorsque les besoins élémentaires sont satisfaits et que l’individu bénéficie d’un cadre protecteur pour mener sa vie. Au‑delà de cette extrapolation discutable des problèmes moraux rencontrés en situation extrême, se pose aussi la question de la résistance. Que faire face à des événements qui vont contre ses convictions et où le sujet se trouve exposé au danger sinon de perdre la vie, du moins de perdre sa qualité d’être pensant, aux commandes de sa vie — même s’il faut reconnaître avec l’auteure que la maîtrise totale n’est ni possible ni même souhaitable — ? Faut‑il excuser toutes les lâchetés au prétexte que l’être humain serait avant tout une identité flottante, uniquement façonnée de l’extérieur ? Le raisonnement de l’auteure n’est en aucun cas simpliste, mais en voulant systématiquement expliquer les difficultés du sujet par sa dépossession, son raisonnement, poussé à l’extrême, aboutit à concevoir l’être humain comme un pantin en permanence soumis aux aléas de l’existence.
Une conception biaisée du récit de soi
7Il n’est ainsi pas étonnant que V. Gérard dénie tout pouvoir du sujet sur lui‑même et sur sa mémoire. L’idée que cette dernière fausserait de manière aléatoire (et souvent mauvaise) les souvenirs9 est aujourd’hui largement contestée.Car si le rôle de la mémoire est bien de transformer les souvenirs plutôt que de les enregistrer fidèlement, il ne s’agit pas d’une trahison. Bien au contraire, cette recomposition des souvenirs est une manière d’être fidèle à soi. Bien sûr, il y a une part de fiction inhérente à la mémoire, à la mise en récit des événements et des étapes qui constituent une vie. Mais cette mise en récit ne joue pas forcément contre le sujet : en donnant du sens, elle permet de poursuivre son chemin et de s’orienter dans la vie, ce qui est le principe même de la liberté.
8L’auteure développe ainsi une conception très particulière du récit, qu’elle oppose à l’identité. Pourtant, cette capacité de l’être humain à mettre en récit le passé est une manière de le garder à « disposition ». Pourquoi faudrait‑il se méfier de la fiction, sauf à en avoir une vision tronquée et biaisée, comme si la fiction empêchait la maîtrise de sa vie10? Cette conception de la fiction et du récit rappelle certaines conceptions datées de l’imagination qui était regardée comme la « folle du logis », y compris jusque récemment. À l’image de son ouverture à d’autres champs de recherche comme la sociologie, l’auteure aurait pu s’appuyer sur les dernières avancées en neurosciences, mais aussi en littérature, et aller puiser dans les théories de l’imaginaire et les études sur la mémoire11afin de nuancer sa vision du récit sans opposer radicalement fiction et vérité. Car elle reconnaît bien l’influence de l’inconscient, des fantasmes, de l’affect et de tous les phénomènes qui ne peuvent pas être circonscrits dans le strict domaine de la raison logique : « l’activité consciente, rationnelle ou intellectuelle, ne constitue pas le tout du rapport à soi. Le fantasme, l’inconscient, les liens affectifs, corporels, soutiennent l’existence au moins autant que la lucidité. » (p. 130). Sa définition de l’imagination comme « instrument primordial du rapport au monde en ce qu’elle est intrinsèquement corporelle et donc relationnelle » (p. 176) fait tout particulièrement écho aux thèses de Gilbert Durand et aux travaux de l’École française de l’imaginaire12.
9L’ouvrage de Valérie Gérard est particulièrement stimulant dans la mesure où il opère une synthèse salutaire entre philosophies morale et politique. Son argumentation en faveur d’un examen de la vie hors de soi est convaincante et ouvre de nombreuses pistes de réflexions pour la pensée morale, mais aussi, et c’est sans doute le plus important pour l’auteure, pour la pensée politique. Appréhender le monde est difficile pour des sujets pris dans les rouages de l’existence. La méthode proposée par V. Gérard, dans la lignée de Simone Weil et Hannah Arendt, offre une nouvelle grille de lecture pour la vie ordinaire et peut permettre de comprendre, voire de prévenir, les phénomènes de domination et les déviances radicales qui peuvent exister en société. En revanche, il demeure regrettable que cette réflexion brillante se soit focalisée sur des exemples extrêmes pour expliquer le fonctionnement de la vie ordinaire, s’exposant ainsi à la critique. De même, une vision plus nuancée de la vie humaine — en particulier une plus grande attention portée au fonctionnement de la mémoire et aux processus d’élaboration des convictions — aurait pu permettre d’introduire plus de complexité dans la démonstration. Il semble que V. Gérard ait fait le choix d’une parfaite cohérence et d’une circularité dans l’argumentation, demandant de mettre de côté certains paramètres de l’existence pour se focaliser sur l’extériorité de la vie humaine. En ce sens, son travail est tout à fait scientifique, mais en se concentrant ainsi sur un petit nombre d’hypothèses, il soulève d’une nouvelle manière la question de la pertinence d’une convergence entre méthode philosophique et méthode d’investigation en sciences.