L’exubérante brièveté de George Sand : de l’ambiguïté de l’écriture du fragment…
[…] Elle (George Sand) s’approprie les formes journalistiques pour en jouer, les assouplir, les transgresser ou les confondre. Elle pratique résolument l’exercice critique tout en se maintenant à l’écart de la critique professionnelle comme de la critique dogmatique1.
1L’analyse d’une écriture sandienne de la brièveté, celle de l’article, qui prend des libertés avec la doxa générique ne peut que répondre à une attente : le saisissement de l’œuvre dans sa logique intime, avec le questionnement qui en découle pour une circulation fructueuse des idées. C’est ce qui nous est proposé par Marie-Éve Thérenty et par Olivier Bara et Christine Planté, les directeurs des deux ouvrages George Sand journaliste et George Sand critique2. En effet, un pilotage synchrone de ces deux volumes présente un intérêt majeur pour le chercheur car ces deux livres collectifs ont pour point commun d’offrir une réelle approche de l’esthétique journalistique et critique de Sand. Ils rassemblent des études sur des textes sandiens peu lus ou méconnus, et proposent une histoire de leur genèse qui leur permet d’occuper ainsi la vraie place qui leur revient au sein de l’œuvre toute entière. Sand a réalisé pas moins de quatre cents articles dans une gamme très large de journaux et sous plusieurs genres, de la critique dramatique, littéraire, picturale et musicale aux écrits politiques, récits de voyage, étude de mœurs et même nécrologies, billets d’humeur et droit de réponse : la palette est complète pour nuancer la poétique journalistique de cette écrivaine.
2L’ouvrage George Sand journaliste, sous la direction de M.-É. Thérenty se construit autour de quatre parties : la première sur « Les postures de l’engagement journalistique », la seconde sur « Les poétiques journalistiques », la troisième sur « Feuilletons et fictions », et la quatrième sur « George Sand face à la presse ». C’est donc la polémique « fiction, réalité et lyrisme », mais aussi la problématique de l’hybridité obligée de la sérialité par rapport au recueil, qui nourrissent ces quatre éclairages qui tentent de cerner l’équilibre difficile entre le biographique et les événements factuels fondateurs, entre la tension de l’intime et la possible dispersion du moi sandien. L’ouvrage George Sand critique. Une autorité paradoxale, sous la direction d’O. Bara et de Chr. Planté, s’ouvre d’emblée sur une partie consacrée aux « Écritures de la critique », puis se poursuit par « Moments critiques » suivis par « Dialogues critiques » et enfin se clôt sur « Esthétique et poétique ». L’analyse dévoile ici une critique sandienne innovante et novatrice qui confirme le rôle déterminant de Sand en son siècle : celle qui ne dresse pas de panthéon littéraire et ne cite pas de modèles traditionnels, n’hésite pas à confisquer la parole des auteurs qu’elle critique pour reformuler un credo esthétique et éthique personnel qui délivre une authentique histoire du roman en filigrane de ses discours.
Une écriture journalistique tactique, personnelle et autocentrée
3Depuis 2004, année de la parution des analyses de M.-É. Thérenty et Alain Vaillant3 sur presse et plumes, la qualité sémiotique du journal est revue à la hausse et le périodique s’est vu élevé au rang de laboratoire d’invention scripturale : l’univers du périodique et l’art d’écrire ne sont donc plus si facilement cloisonnés ! Bien au contraire, le travail journalistique et la production littéraire se rencontrent, le rapport de la littérature à la presse n’est plus incongru car la poétique du support médiatique existe, il n’y a pas renoncement du littéraire dans la posture journalistique mais ré-invention de l’écriture et nouveau devenir des textes par le journal. Le dialogue et les interférences sont permis, mais dans un climat qui reste néanmoins très tourmenté et partiellement mouvementé, en tout cas au xixe siècle : Sand en fera les frais !
4Sand défend une poétique de l’hybridation qui se révèle progressivement au service d’une affirmation du Je auctorial, c’est pourquoi ces exercices journalistiques s’avèrent nécessaires, mais bien loin des journaux féminins ou féministes, comme on serait en droit de le supposer. Plus que des revendications féministes, ce qui anime Sand, c’est une dénonciation pugnace des codes traditionnellement imposés à tous, en particulier ceux si astreignants et stérilisants de la Presse. Ses écoles journalistiques sont, à son arrivée à Paris, en 1831, le Figaro d’Henri de Latouche, puis à partir de 1832, la Revue des deux mondes de Buloz, enfin en 1837, Le Monde de Lamennais. Elle crée en 1841 la Revue indépendante avec Pierre Leroux où elle se fait porte-parole des femmes, des ouvriers et des paysans. Son engagement auprès des minorités muettes se concrétise ensuite par L’Éclaireur de l’Indre où elle tente de donner une voix littéraire à sa province berrichonne. En fait, l’écrivaine se construit au travers d’un journalisme de libération qui refuse tout formatage et contourne les normes génériques. Détournement puis ruse permettent même, et c’est en cela remarquable, d’asseoir une parole politique qui est à son apogée en 1848 et s’investit dans son propre journal La Cause du peuple avec Victor Borie. Après cette date, la désillusion est tangible jusqu’en 1851, puis l’écrivaine aime à décliner mœurs et coutumes du Berry dans L’Illustration, Le Magasin pittoresque et Le Courrier français. C’est à partir de 1858 que les retrouvailles avec La Revue des deux mondes opèrent pour « une prose poétique libérée et digressive apte à traiter de tous les sujets même des plus intimes et des plus inattendus4 ». François Buloz obtient en définitive pour La Revue des deux mondes l’exclusivité d’une soixantaine de romans de George Sand sur presque quarante-cinq ans, jusqu’en 1876 ; c’est dire si ce journal devient alors le laboratoire de l’œuvre et réciproquement.
5La posture oppositionnelle, mais sans réel désir de polémique, s’impose et la brièveté vécue d’emblée comme une contrainte se maîtrise, et parfois se sublime, pour faire parler les grandes questions sociales et faire surgir des opinions controversées et bien trempées, si ce n’est subversives. Du recueil à la presse, l’itinéraire de la poétique sandienne est trouvé par le dialogismes des écrits entre eux, par l’hybridité de la fiction et du questionnement journalistique et par le lyrisme transgressif des codes. Non sans échec d’ailleurs car Sand crée d’inévitables tensions en se détournant de la doxa journalistique, ainsi pour les Lettres à Marcie, publiées dans Le Monde, elle doit résoudre ce problème générique : ce sera dans l’emploi d’une stratégie fictive, en situant l’ouvrage dans un contexte mi‑littéraire, mi‑journalistique du roman‑feuilleton.
Fécondité des interactions entre espace public et privé
6Pour La Revue des deux mondes, Sand s’essaie à l’épistolaire ; Lettre d’un voyageur paraît le 15 mai 1834, dédicacée à Musset, inspirée par leur aventure vénitienne et premier essai d’une théâtralisation de soi par une revue ainsi instrumentalisée. De même dans Le Père Va-tout seul, dans l’Almanach populaire de la France de 1845, l’écrivaine fait entrer du théâtre dans l’article politique par une structure de narrations enchâssées. Son passage dans la presse est parfois douloureux mais très fructueux ; c’est ainsi que par ce canal public, elle pourra diffuser aussi des discours sur la littérature. Selon Chr. Planté, la presse est une nécessité et un choix, offrant paradoxalement l’opportunité « de se créer une liberté en jouant de contre‑pouvoirs, en naviguant entre des milieux différents et en refusant de s’affilier totalement à aucun5 », car « elle (Sand) adapte, autant que faire se peut, le support au propos — ou le propos au support6 ». C’est pourquoi Sand rend poreuses toutes les frontières entre critique littéraire et article de presse, entre espace public et privé, prenant la plume pour défendre, faire lire, faire comprendre et aimer, à travers une voix incarnée, un je engagé. C’est en fait le désir de lisibilité qui explique cette stratégie d’écriture.
7L’écrivaine est aussi critique d’art dans une mise en perspective de son grand ami Delacroix avec Ingres et Courbet, mais à rebours du contexte saturé de débats techniques et esthétiques entre dessin et couleur, traditions et modernité, idéalisme et réalisme. « George Sand recycle et recentre l’actualité en l’extrayant de son contexte immédiat », selon Marie-Hélène Girard, « pour donner carrière à une réflexion personnelle et sereine qui échappe à la pression de l’actualité journalistique » :
Sand fut assez consciente des enjeux pour donner préséance aux valeurs humaines sur les positions esthétiques ou doctrinaires, ce qui l’éloignait immanquablement de la déontologie qu’était en train de se forger la critique d’art7.
8Pour François Kerlouégan, la critique picturale est d’abord pour Sand le lieu d’affirmation d’un manifeste esthétique :
Il s’agit, pour le critique, de donner à lire un texte aussi beau que le tableau commenté, […] l’article jouant de son double statut de discours intime dans un espace public8.
9Sand défend une remarquable filiation entre les œuvres et les artistes, la création est alors acte collectif, se nourrissant de reprises et de greffes et évoluant au fil des relais successifs.
10Sand surprend aussi par la richesse et l’inventivité de… ses nécrologies, des textes hors normes malgré les invariants de l’exercice obligé ! Elle confère à ce genre une mise en fiction des faits pourtant avérés et met en scène ainsi l’hommage rendu : dimension émotionnelle, dimension morale et intention didactique, rien ne manque pour donner une prétention universelle à ce genre de texte où écrire pour autrui permet l’écriture de soi.
Édification d’une pensée sandienne du média
11La publication en feuilletons de son autobiographie Histoire de ma vie dans La Presse, en 1854 et celle d’Elle et Lui en 1857 dans La Revue des deux mondes montrent bien que Sand obéit à une véritable stratégie médiatique. Contrainte à un découpage narratif particulier pour le roman‑feuilleton, l’écrivaine s’exerce à un nouveau métier qui la déstabilise parfois, même si elle ne manque ni de fécondité, ni d’un certain talent pour suspendre le récit. L’assiduité quotidienne l’agace, elle écrit l’Histoire à partir d’épisodes oubliés, délaissant souvent les faits officiels. Elle aborde les grands écrivains, Rousseau, Balzac ou Hugo, sous la forme de causeries multipliant les anecdotes de l’intimité : ce sont les rapports de parenté, de cousinage, de famille entre les écrivains et aussi entre les personnages qu’elle s’attache à révéler dans l’histoire littéraire qu’elle affectionne. Réécritures, palimpsestes, assimilation de l’œuvre critiquée par « butinage citationnel », pour reprendre l’expression deM.-É. Thérenty, caractérisent son travail critique sur les œuvres qu’elle admire et dont elle se veut l’avocate convaincante auprès de ses contemporains :
Cet idéal esthétique de l’hybridation généralisée, du non homogène, de la filiation, de la perméabilité des écritures cousues les unes aux autres est manifestement une des voies esthétiques de la modernité sandienne9.
12La critique sociale s’impose aussi à elle, ce qui la fait tenter d’autres pactes de lecture. Voulant écrire sur la littérature de son temps, de 1833 à 1876, elle poursuit une activité critique pour asseoir une autorité, qualifiée par les spécialistes de « paradoxale ». Liberté de ton, liberté des formes, sa critique s’affirme inventive, imprégnée d’une empathie intelligente et d’une bienveillance combative : elle s’approprie les formes journalistiques pour les modifier à son aise, assouplir leur rigueur, dénoncer leurs astreintes. Le dogmatisme lui fait peur, alors elle se livre à d’autres investigations sur le plan de l’écriture, sa réflexion ne lâche rien, elle se construit par un travail acharné de nouvelles postures littéraires, et son idéal esthétique assure sa légitimité. Sand explore un nouveau monde, celui de la presse et de l’édition et ce faisant, joue aussi un nouveau rôle dans la vie littéraire et artistique du xixe siècle, celui d’une écrivaine que Brigitte Diaz qualifie de « plus conviviale que doctorale, plus expérimentale que dogmatique, et plus littéraire que journalistique10 », surtout dans la forme épistolaire qu’elle imprime à ses articles critiques pour leur donner une dimension illocutoire qui concrétise le lien privilégié qu’elle entretient avec les auteurs des œuvres considérées. Elle analyse alors l’ouvrage pour lui redonner une autre lisibilité, comme un conseiller littéraire le ferait :
En critique comme en correspondance, elle est une médiatrice, Hermès féminin, ouvrant la route aux plus jeunes par le réseau de ses lettres et de ses articles11.
13Br. Diaz remarque que la lettre devient alors le terreau de la réflexion critique sandienne, son terrain d’essai, comme une sorte de caisse de résonance du dialogue épistolaire, un geste d’accompagnement symbolique : voilà que naît l’article‑lettre qui érige l’auteur comme figure centrale de l’essai critique et interlocuteur à part entière, et ainsi débute une véritable philosophie de l’art qui se ramène en fait à une esthétique de la réception. Quant aux Préfaces, elles servent par leur programme pédagogique manifeste le besoin d’instruire, de transmettre des idées, d’affiner un goût littéraire. D’une part, grâce aux possibles de la presse, l’écriture alimentaire du roman‑feuilleton s’accompagne d’un engagement novateur en parallèle. Et d’autre part, la critique sandienne, pour José‑Luis Diaz, met l’accent sur la dimension existentielle de l’écriture et fait du malheur de l’écrivain une condition sine qua non de la création : l’article sur Senancour, l’Essai sur le drame fantastique, l’article sur Maurice de Guérin et celui sur Rousseau se présentent en fait comme « une bible du malheur littéraire12 » où la sauvageonne de Nohant s’engage dans un romantisme à tendance mélancolique, dépressive et dolente. Une étiologie sociale de ce « lignage du malheur » ressort de ce travail critique sandien fondé sur un désir de classer, hiérarchiser, corréler pour comprendre mieux.
14Sand défend toutes les pragmatiques d’une esthétique en actes et engagements. À ce propos, Jean Lacoste13 souligne que la lecture sandienne de l’œuvre de Goethe dans son article sur Faust dévoile l’influence de Wilhem Meister sur Consuelo dans son message social, religieux et politique. L’écrivaine critique ose alors l’association des plus obscures questions métaphysiques et du monde réel, pour une tentative de reconstruction spiritualiste de la société : elle œuvre pour une synthèse entre le besoin de croire et la nécessité du doute, et pour une confrontation d’un réel borné et des figures allégoriques de la transcendance. C’est bien ce qui se dégage de son discours théorique sur le fantastique où elle s’accorde le rejet des règles classiques de composition pour valoriser tout type de rupture avec le discours réaliste dont elle programme ainsi les limites et l’inefficacité créative et émotionnelle. Mais elle ne méprise ni la forme, ni les realia ; d’ailleurs, dans sa rencontre avec Victor Hugo dans les années 1864, elle célèbre « la glorification ardente de l’idéal » mais aussi « l’embrassement plein d’entrailles avec le réel14 ».
Deux années phare de la critique
15C’est l’année 1845 que Claudine Grossir retient comme fondamentale, suite à une accélération et une intensification de la production critique liée à une actualité chargée mais surtout pour les enjeux majeurs de cette période charnière qui accorde un fort crédit à la presse du moment comme forme d’expression publique :
Le territoire de la presse apparaît alors comme le lieu où pourront se conjuguer réflexion et action, où les socialistes pourront convertir leur discours en actes15.
16Cette année‑là, elle fait le compte rendu de la réception de Sainte‑Beuve à l’Académie française, article qu’elle donne à La Réforme :Pierre Laforgue voit dans la réflexion sandienne sur la consubstantialité langue et société une réflexion de nature politique proche de celle de Michelet ; l’écrivaine veut
donner une langue au peuple pour faire de lui un élément essentiel de la socialité post-révolutionnaire et, de cette façon, le constituer en sujet, sujet de l’histoire et sujet de sa propre histoire16.
17Sand lie ensemble la question sociale et la question littéraire et c’est par des dialogues sur la poésie des prolétaires qu’elle soulève la problématique du génie du peuple, faisant de la plupart de ses attaques contre Hugo un boulet contre tout romantisme proprement académique et institutionnalisé.
18L’année 1863 est également une date marquante pour Chr. Planté, car elle est féconde pour affirmer la cohérence entre les différents aspects de l’œuvre suite à la porosité recherchée des domaines de l’écriture créative et de l’écriture critique. Pourtant l’année 1863 est un temps faible, sans grand événement décisif, c’est le temps d’une retraite à Nohant, à la campagne pour travailler « comme un nègre », dit-elle dans une lettre à Eugène Lambert, pour achever Mademoiselle la Quintinie, un roman anticlérical qui paraît dans La Revue des deux mondes du 1er mars au 15 mai. Tant à propos du réveil du mouvement ouvrier qu’à propos du salon des refusés, Sand désire s’inscrire au cœur des grandes préoccupations de son siècle, en réelle coïncidence avec son temps et dans une volonté farouche de contemporanéité. La production critique hétéroclite a aussi bien pour sujet Gustave Flaubert ou Edmond About, que l’Académie française et son refus d’intégrer les femmes, mais aussi la comédie d’Edouard Cadol et la gravure de Calamatta, sans oublier son très cher Jean‑Jacques Rousseau. Cette hétéroclite autorité littéraire sert en fait des engagements progressistes et une volonté lucide dont les formes dialogiques de la critique sandienne sont la forme privilégiée : revendication, incitation et célébration sont les trois volets d’une fonction didactique qu’elle entend assumer vis-à-vis du peuple qu’elle veut émanciper et de la bourgeoisie qu’elle veut conscientiser.
19Ces deux volumes constituent donc une contribution très intéressante, richement informée par des notes précises et une bibliographie sélective récente, aux études sandiennes. Ils nous font découvrir les relations étroites et parfois compliquées que l’écrivaine entretient avec la presse, et soulignent l’innutrition que le journal assure à l’œuvre toute entière.
20Le caractère transgressif des supports polymorphes et l’inscription dans une modernité d’écriture expliquent l’intérêt soutenu des chercheurs pour cette dame des lettres hors pair : tous les contributeurs des ouvrages George Sand journaliste et George Sand critique réussissent, à n’en pas douter, à satisfaire l’appétit des lecteurs d’en savoir toujours plus sur la prétendue scandaleuse et sainte George Sand, nuançant agréablement la fadeur du portrait monolithe de « la-bonne-dame-de-Nohant », s’affirmant avant tout auteure ironique, indépendante et provocatrice ! « Oui mon cher ami, j’aime Salammbô, parce que j’aime les tentatives […] » et c’est bien le grand mérite universitaire de ces deux ouvrages de célébrer une George Sand des tentatives…