Ponge mimétique
1S’ouvrant par une aimable préface de Jean‑Marie Gleize, cet ouvrage procède d’une imposante thèse défendue à l’Université de Liège en mai 2008, dans laquelle l’auteur proposait une lecture rhétorique intégrale des recueils Le Parti pris des choses et Pièces. De ce travail d’explication d’une quasi centaine de textes ne subsiste ici qu’un échantillon, sélectionné par Laurent Demoulin, de quinze analyses destinées à démontrer les techniques d’élaboration d’une poétique du mimétisme au cœur de l’œuvre de Francis Ponge.
2Après un retour, nécessaire mais délibérément rapide, sur la trajectoire de Ponge et sur le traitement réservé à ce dernier par la recherche universitaire1, L. Demoulin pose progressivement les balises de son cadre d’analyse, en veillant à fournir au lecteur les outils qui lui permettront de le suivre. La question mimétique qu’étudie l’auteur est de cette façon présentée, dans un premier temps provisoire, comme « la façon par laquelle chaque texte [de Ponge] tente d’adapter son écriture à l’objet dont il traite » (p. 25). Si cet angle d’approche apparaît comme évident au lecteur familier du Parti pris des choses et des autres textes du poète, L. Demoulin s’empresse de signaler que, de façon étrange, une analyse sous cet angle n’a jamais été qu’esquissée sporadiquement, et qu’aucun travail ne s’est encore donné la peine de procéder à un examen systématique de cette stratégie stylistique dans l’œuvre pongienne. Pour autant, note l’auteur, Ponge lui‑même, en premier commentateur de sa propre œuvre (et, serait‑on tenté d’ajouter, en éternel inquiet de la réception de celle‑ci), avait guidé la critique vers ce genre d’étude, en affirmant à plusieurs reprises sa volonté d’écrire en « rendant compte » de l’objet, sans passer par l’artifice décevant de la prosopopée, mais en faisant en sorte que « la forme même du poème soit en quelque sorte déterminée par son sujet » (My creative method, cité p. 30).
3Ces traits d’union entre le fond et la forme constituent donc le fondement de cet essai, qui se propose d’objectiver les
procédés stylistiques de formes variables visant à minimiser l’arbitraire du signe, c’est-à-dire à motiver quelque peu le langage en établissant un lien entre la forme du plan du contenu et celle du plan de l’expression.(p. 37)
4Cette définition prudente mais opérante est la version finale de l’expérimentation conceptuelle à laquelle se livre à tâtons L. Demoulin en proposant, au cours d’un seul chapitre2, pas moins de sept tentatives, successivement abandonnées au profit d’une version plus affinée, de cerner au mieux la réalité qu’il s’emploie à analyser par la suite. En cela très pongien lui‑même3, l’auteur fait preuve d’un bel esprit méthodologique, construisant précautionneusement la formule la plus susceptible de convenir à l’objet dont il traite sans pour autant risquer d’enfermer strictement celui‑ci dans celle‑là.
5Cette méthode, du reste, ne repose pas sur rien : en plus de mobiliser utilement les travaux des spécialistes de Ponge qui l’ont précédé, L. Demoulin se présente comme un héritier revendiqué du Groupe µ4, dont il emprunte la fiable boîte à outils rhétoriques pour mener son enquête au cœur des deux recueils qu’il a isolés. Traquant les métaplasmes et les métasémèmes au cours de vèneries tantôt très brèves (le sort des métamorphoses de « La valise » est réglé par une efficace micro‑lecture en cinq pages), tantôt plus vastes (une discussion d’une trentaine de pages avec et contre Gérard Genette à propos du « feu d’artifice cratylien » allumé par le texte « 14 juillet »), l’auteur parvient, en d’autres lieux, à faire voir comment le poème « L’édredon » se donne à lire comme une « méditation paresseuse » (p. 151‑164) ou comment « Les mûres » se construit, à renfort de métaphores, hyperbates et autres calligrammes discrets, comme un texte imitant aussi bien la difficulté d’accessibilité des fruits protégés par les ronces que la polysémique « maturité » potentielle de ces fruits. L. Demoulin reconnaît du reste que, çà et là, les mimétismes qu’il observe peuvent revêtir un « caractère accidentel » (p. 76), mais souligne que cela n’entache en rien leur caractère mimétique : si l’absence d’une typologie rassemblant les différentes stratégies mobilisées par Ponge est justifiée par le seul titre de l’ouvrage, peut‑être n’aurait‑il pas été complètement inutile d’opérer ici une distinction, fondée sur l’opposition développée dans Fictionetdiction par Genette (que l’auteur cite par ailleurs fréquemment à propos de Palimpsestes et, surtout, de Mimologiques), entre régimes constitutif et conditionnel du mimétisme.
6L’auteur, on le lit à chaque page, est pris d’une grande affection pour ce Francis Ponge qu’il étudie et vis‑à‑vis duquel il manifeste un véritable sentiment d’adhésion5. Il arrive d’ailleurs quelquefois à Laurent Demoulin de scruter les textes du Parti pris des choses et de Pièces avec l’œil pétillant du poète — qu’il est par ailleurs —, et d’aller jusqu’à glisser, discrètement, des propositions de récriture de certains passages qu’il analyse6. Cela n’en rend que plus originales ces analyses souvent techniques, parfois vertigineuses, mais jamais dénuées d’humour7, qui offrent des éclairages très précis sur les modes de composition des poèmes de Francis Ponge et, érigeant ce volume en véritable manuel de lecture, mettent en lumière les rouages d’une œuvre désireuse de pousser la réflexivité à son comble.