Protéiformité de la figure royale dans le Tristan en prose
1Le Tristan en prose s’inspire à la fois des Tristan en vers et du Lancelot en prose. Mario Botero García rappelle dans l’introduction de son ouvrage que « les premiers fournissent le thème …, tandis que le second fournit le schéma narratif, l’idéologie et l’esthétique » (p. 11). Au cours de son travail, M. Botero García nuance cette affirmation. Si effectivement, le Tristan en prose vise à intégrer les amants de Cornouailles au monde arthurien, il n’en reste pas moins que le schéma narratif est emprunt des deux traditions.
2Quant à l’« idéologie » et l’« esthétique », elles proviennent notamment des développements et réécritures continuels de la matière arthurienne. Arthur par exemple, chef de guerre dans le Roman de Brut de Wace, devient un roi plus statique chez Chrétien de Troyes, puis dans les Continuations et le Lancelot en prose. Ce roi est le garant de l’idéal chevaleresque, sa cour attire les meilleurs chevaliers, mais c’est à eux que revient le rôle de l’exercice de la chevalerie, et non plus à lui, qui se contente d’admirer la prouesse de ses chevaliers et de les rassembler. Ajoutons à cela qu’à mesure qu’Arthur se fige dans un rôle passif, le jugement porté sur lui se durcit. La figure de souverain idéal qu’il incarne est remise en question. Le Tristan en prose prend en considération cette évolution du personnage royal.
3Or, c’est justement la fonction royale et son « caractère protéiforme » (p. 15) qui sont au cœur de la réflexion de Mario Botero García. Les rois dans le Tristan en prose concilient parfois l’action et le statisme dans leur incarnation de la royauté.
La couronne et l’épée
4Les insignes royaux arborés par le roi lors des cérémonies solennelles tendent à corroborer cette « démultiplication » (p. 16) du personnage royal. En effet, Mario Botero García relève que lors de la Pentecôte du Graal, Arthur apparaît couronné, précédé de son épée et de son sceptre. L’autre grand roi du roman, Marc de Cornouailles, défile de même, pendant la célébration de l’anniversaire du triomphe de Tristan sur le Morholt. Or, la couronne représente le « pouvoir symbolique » (p. 21), qui s’exerce principalement à travers l’exercice de la justice, tandis que l’épée renvoie à la fonction guerrière, militaire. M. Botero García distingue trois types de fonction royale, en lien avec l’exercice de la prouesse : « le roi chef de guerre », le « roi tournoyeur » et le « roi chevalier errant ».
5Le lexique qui sert à qualifier les rois n’est pas anodin. Certains personnages semblent n’avoir de roi que le titre. Le vocable « roi », concurrencé par celui de « sire » ou de « prince » n’est pas employé à chaque mention d’un personnage royal, mais apparaît fonction de l’action que le dit personnage accomplit. En général, lorsque le roi revêt le costume du chevalier errant, il ne reçoit pas son titre. Baudemagu, qui n’hésite pas à laisser son royaume pour réaliser des faits d’armes, en est un bon exemple. Au contraire, le roi qui siège et exerce la justice est désigné par le terme de « roi ». A l’inverse, le chevalier à qui l’on propose d’exercer la fonction de roi, une fois qu’il a prouvé sa valeur par des hauts faits, refuse la couronne. Devenir roi impliquerait la fin de l’errance, c’est un sacrifice auquel Lancelot, pour ne citer que lui, se refuse. Par conséquent, être roi freine considérablement la dimension chevaleresque d’un personnage. Le roi ne manie l’épée que dans certains cas particuliers. Ces moments‑là sont donc particulièrement intéressants et permettent de présenter la fonction royale dans toutes ses variations.
6Ainsi, l’auteur analyse les personnages royaux à la lumière des catégories qu’il a déterminées. Les différents chapitres de sa recherche sont consacrés, bien sûr, aux deux figures majeures de la royauté que sont Arthur et Marc, mais aussi aux rois proprement tristaniens, à ceux issus de la matière arthurienne, aux rois « historiques » (tels Clovis ou Mérovée) ou encore aux rois inédits. Ces derniers sont principalement des acteurs de la préhistoire arthurienne. Ils permettent d’inscrire Tristan et Marc dans un lignage et la narration de leurs règnes montre combien la passion amoureuse n’est pas le seul apanage de la génération de Marc et Tristan. Par amour, certains rois de la préhistoire arthurienne ont pu avoir, ponctuellement du moins, un comportement indigne de leur fonction.
Remise en question de la cohérence
7Après avoir étudié le personnage de Cicoriades, l’un des rois de la préhistoire arthurienne, M. Botero García note que :
Le romancier présente donc deux images du roi Cicoriades : d’une part une image positive de roi païen qui se convertit au christianisme et convertit son peuple avec lui ; d’autre part une image plutôt ridicule de mari trahi qui n’exerce aucune autorité sur sa femme. … le personnage est un instrument servant à agencer les différents aspects de la narration ; il semble être plus un instrument au service de la narration qu’une entité distincte et cohérente ». (p. 265)
8À plusieurs reprises, M. Botero García relève ainsi des « instabilités » (p. 265), un manque de cohérence inhérent à ces rois qui font l’objet de sa réflexion. Certains personnages de rois arthuriens sont également porteurs d’incohérence. Il semble qu’ils remplissent à la fois un rôle canonique comme l’attestent les sources, et un rôle nouveau, pouvant aller à l’encontre du premier, puisque l’amplification de la prose en fait parfois les sujets d’aventures originales. De tels personnages, qui assurent avant tout le lien entre monde arthurien et tristanien, se doivent à ce titre d’être fidèles à la tradition, tout en jouissant paradoxalement d’une certaine autonomie, au prix parfois d’une rupture de la logique du personnage. L’auteur évoque enfin, sans trop de conviction pourtant, l’hypothèse d’une écriture à plusieurs mains, pouvant expliquer ce défaut d’unité. L’inconfort généré par ce manque de logique prend plus d’ampleur encore avec le personnage de Marc.
Marc, un roi schizophrène ?
9M. Botero García présente le personnage de Marc comme un anti‑Arthur, si l’on considère que ce dernier est le roi par excellence. Il possède en effet toutes les qualités d’un bon roi, tandis que le second se caractérise par sa félonie. Or, dans les Tristan en vers, le roi Marc n’était pourtant pas si négatif :
Lorsque le roi Marc est soumis aux contraintes narratives (par exemple, lors de l’épisode du flagrant délit), il est proche du personnage des versions en vers, mais quand il accomplit des actions propres au personnage de la prose (son séjour en tapinois au royaume de Logres), il devient presque une caricature du méchant ». (p. 329)
10Marc n’hésite pas à assassiner son propre frère, il est peureux, lâche, et voue une haine mortelle à son neveu, alors que ce n’est encore qu’un enfant, lorsqu’il apprend qu’il sera le meilleur chevalier du monde. Malgré cela, en certaines occasions, il dirige ses troupes en bon chef de guerre. Sa force est reconnue, et il accueille des chevaliers à sa cour, comme un double (en apparence, du moins) d’Arthur.
11La rivalité qui oppose le roi de Cornouailles à son neveu est ambiguë. Elle est amoureuse, évidemment, mais Marc est également attiré par la prouesse de Tristan, tout en redoutant qu’il ne lui vole son trône. Marc se prend alors de haine pour son neveu, tandis que dans certains autres épisodes, il lui voue une affection sans borne.
12Marc revêt le costume de chevalier errant lorsqu’il part au royaume de Logres pour reprendre son épouse, partie avec Tristan. Il y est l’objet de la risée des chevaliers arthuriens. Sa renommée peu reluisante joue en sa défaveur, et il ne parvient pas à se départir de ce rôle de mauvais roi. Il ne peut jamais transcender durablement sa condition d’anti‑Arthur.
13Par ailleurs, M. Botero García remarque que le personnage de Marc jette furtivement une ombre sur l’idéal arthurien, et ce par deux fois. La première fois, Marc renverse Arthur dans un tournoi, ce qui tendrait à prouver qu’Arthur n’est pas infaillible. La seconde fois, Marc dénonce le comportement d’Arthur, bienveillant à l’égard des amants de Cornouailles et par là même injuste envers Marc qui est son vassal.
14Le roi dans le Tristan en prose se caractérise par le large éventail de ses fonctions. Mais il bénéficie aussi et surtout d’une protéiformité psychologique. Cela contribue à le nuancer et à l’enrichir.
15En définitive, la recherche de M. Botero García nous présente la figure du roi dans toute sa complexité. Si l’analyse est extrêmement fine, l’interprétation de la démultiplication de la fonction royale paraît toutefois plus convaincante que celle de la « protéiformité » psychologique de Marc. Enfin, l’examen précis auquel se livre M. Botero García, pour riche qu’il soit, conduit malheureusement à quelques redites.