Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Sophie Dubois

Théorie & pratique de l’histoire littéraire : la littérature comme système & comme acte de communication

Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris : Armand Colin, coll. « U », 2010, 391 p., EAN 9782200353629.

Vous pouvez lire, dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, l’avant-propos de ce volume, que nous reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur et de son éditeur.

« Surtout, il ne faut jamais oublier que la vraie raison d’être de l’histoire, sa seule justification sociale et intellectuelle, est que la connaissance du passé sert à éclairer l’avenir, à guider l’action : les historiens sont donc – ou devraient être – intéressés au premier chef par le présent. » (p. 11)

1Faire l’histoire de l’histoire littéraire, de ses présupposés, de ses méthodes, de ses difficultés constitue en soi tout un programme. Tirer de cette réflexion un système méthodologique cohérent pour envisager l’ensemble du fait littéraire et en proposer une mise en application efficace semble d’autant plus ambitieux. Pourtant, à une époque où l’histoire littéraire occupe une place majeure dans les programmes de littérature, ce type de réflexion s’avère d’une utilité indiscutable. Aussi Alain Vaillant trouve‑t‑il paradoxal —et même scandaleux — qu’il n’existe aucun « ouvrage synthétique présentant les principes et les méthodes de l’histoire littéraire » (p. 9). En plus d’être une lacune de taille pour la formation de futurs historiens de la littérature, cette absence tend à conforter les préjugés selon lesquels l’histoire littéraire serait un « savoir spontané » ou une « propédeutique à l’étude des textes » (p. 10). Avec cet ouvrage intitulé L’histoire littéraire, A. Vaillant propose ainsi une première étude complète des difficultés épistémologiques en histoire littéraire. Si la prétention est grande et le projet d’envergure, le résultat est, pour sa part, des plus satisfaisants.

Repenser l’histoire littéraire

2La première question qui se pose en amont d’une pareille entreprise est certainement le choix du point de départ : par où aborder ce vaste sujet qu’est l’histoire littéraire ?

Un point de départ historique

3Devant plusieurs siècles de littérature, le plus évident est peut‑être de commencer, non par le commencement, mais par la fin, soit par le présent auquel l’historien est confronté. Puisqu’il semble que ce soit aux périodes où la littérature subit le plus de bouleversements que l’intérêt pour son histoire se fait le plus prégnant, il s’avère pertinent de s’interroger, à rebours, sur les raisons du retour à l’histoire que l’on perçoit depuis quelques années dans le milieu des études littéraires. À quels bouleversements de la littérature correspond cette nécessité contemporaine de prendre le pouls de l’histoire littéraire, de ses objets et de ses méthodes ? A. Vaillant y voit trois principaux facteurs : la redéfinition de l’ère du livre et de l’imprimé par la révolution numérique, le déclin des nationalismes, et la chute d’un idéal de littérarité et d’autotélisme dans l’art. À l’ère des nouvelles technologies, de la mondialisation et d’un rapport plus fonctionnel au langage, la conception traditionnelle de la littérature comme produit écrit, spécifiquement esthétique, et symbole d’une identité nationale se trouverait menacée. Nous serions donc à l’aube d’une crise de la littérature et, dès lors, « à l’une de ces périodes charnières où l’histoire littéraire est particulièrement requise mais où, par ailleurs, elle est obligée de se remettre en cause, de renouveler ses concepts, de s’inventer de nouveaux outils » (p. 13). C’est à partir de ce constat au présent qu’A. Vaillant aborde le problème de l’histoire littéraire : en remontant aux assisses de notre conception actuelle de la littérature, il met en évidence le système historique qui la sous‑tend. Le postulat de départ se résume alors de la sorte : c’est au prix d’un questionnement, voire d’une critique, de nos a priori sur la littérature que pourra se faire le renouveau de l’histoire littéraire.

4Bref, alors que d’autres tentent de renouveler l’histoire littéraire en changeant son objet1, A. Vaillant cherche à reconsidérer la façon même de faire de l’histoire littéraire en retournant aux présupposés de cette tradition.

Le poids des origines

5L’histoire littéraire telle qu’elle est pratiquée de nos jours, ainsi que les problèmes épistémologiques qui y sont reliés, reposent sur des fondements provenant de l’Antiquité gréco‑romaine. En effet, le système antique basé sur le « double socle de la rhétorique et de la poétique » (p. 25) a connu depuis une transmission continue, permanente et efficace qui donne une impression d’atemporalité aux modèles esthétiques qui se sont érigés à partir de lui. En ce sens, le défi de l’histoire littéraire consiste à « reformuler en des termes de transhistoricité l’anhistoricité fonctionnelle du système littéraire » (p. 25), c’est‑à‑dire à intégrer à l’histoire les modèles esthétiques et les faits formels, et à montrer leur dépendance par rapport au contexte dans lequel ils s’inscrivent et évoluent. Ce problème central d’une histoire littéraire qui refuse de n’être qu’histoire externe de la littérature demande donc que soient revus certains présupposés issus d’une conception de la littérature vieille de plusieurs siècles : l’histoire littéraire comme érudition, le poids prépondérant de l’école et la nationalisation de la littérature.

6Un retour aux origines de l’histoire littéraire et de ses concepts permet d’éclairer la vulgate qui s’est construite depuis l’Antiquité autour du fait littéraire et qui explique l’actuelle difficulté à sortir d’une histoire traditionnelle fondée sur l’érudition, le biographisme et l’édition savante. Cet héritage provient des premières formes de la recherche littéraire axées sur la philologie et sur l’édification du canon grec, lesquelles sont raffermies par la volonté d’imitation (imitatio) et d’émulation (æmulatio) dont font preuve les auteurs romains par rapport à leurs prédécesseurs helléniques, puis les auteurs de la Renaissance et du xviie siècle par rapport à ceux de l’Antiquité. Ce triomphe d’une culture d’imitation a pour principal défaut d’ancrer la littérature dans une perspective anhistorique dans la mesure où « le poids persistant de la référence antique » (p. 33) fait de l’histoire une succession de noms et de grands modèles. Avec le xviie siècle, la canonisation des « classiques », qui répond à la même logique de singularité des œuvres et de leurs auteurs pris en dehors du cadre social et de l’évolution littéraire, remplace l’imitation des « Anciens ».

7L’importance de école comme agent de transmission de la littérature provient également de la culture antique. Or, le système scolaire contribue doublement à une réification de l’histoire littéraire. D’une part, dans une tradition fondée sur la rhétorique, l’école décontextualise les œuvres en les utilisant comme outils d’analyse purement textuels ayant pour but de forger le style de l’élève sur les grands maîtres du discours. D’autre part, elle impose un mode de transmission reposant sur des classifications abstraites, construites en dehors des préoccupations historiques : il s’agit de transmettre à l’élève des schémas de compréhension fixes (genres, courants, mouvements, etc.) en gommant leur évolution et leurs transformations diachroniques. En somme, l’école cherche à façonner et à reconduire une histoire basée sur des modèles parfaits et atemporels qui s’avèrent, par le fait même, anhistoriques.

8Enfin, le caractère national de la littérature, soutenant l’érection des canons de l’Antiquité et du Moyen Âge, est consolidé au cours de la Renaissance, période qui voit naître notre conception moderne de l’histoire littéraire. En se débarrassant de la nature religieuse prédominante à l’époque médiévale, l’histoire littéraire de la Renaissance s’ouvre à une réflexion philosophique plus historicisée associée au contexte d’expansion monarchique. Le travail du philologue a désormais pour objectif la création d’une identité tant politique que linguistique. À cet égard, c’est à nouveau le modèle classique du xviie siècle qui s’impose comme signe du génie national français, si bien qu’A. Vaillant peut conclure qu’arrivée au xviiisiècle, « l’histoire littéraire n’avait pas d’autre objectif possible que, en amont, de repérer les étapes qui avaient permis d’accéder à ce nouveau classicisme ou, en aval, d’enregistrer les signes de son déclin. » (p. 36).

9Terminant son parcours par l’évocation incontournable de Gustave Lanson, A. Vaillant souligne en quoi son entreprise fut possible justement parce qu’elle était « contemporaine des grandes mesures législatives ou réglementaires qui ont permis, durant les premières décennies de la Troisième République, une refonte globale du système éducatif français » (p. 76). Ce questionnement pose d’emblée la perspective qui est celle de Vaillant : l’histoire littéraire se construit en lien avec le politique et ses institutions nationales; et en ce sens, aucun historien de la littérature ne peut faire abstraction des bouleversements qui s’opèrent dans les autres sphères de la société s’il veut bien comprendre les modifications ayant cours dans le champ littéraire.

10Le point de vue adopté par A. Vaillant, soit celui d’une histoire littéraire conçue comme continuum ou comme système de perpétuation, met donc bien en lumière les problèmes épistémologiques de la discipline.

Décrire, questionner, mettre en pratique

11L’intérêt de cette histoire littéraire d’A. Vaillant est de proposer, outre cette caractérisation très précise des fardeaux historiques que porte avec elle la discipline, deux volets théoriques sur les objets et les méthodes de l’histoire littéraire, et de terminer l’ouvrage par une mise en application bienvenue du système proposé, à partir d’une brève histoire de la littérature française depuis la fracture révolutionnaire. L’essai peut donc aussi bien être lu in extenso que parcouru au gré des intérêts et des interrogations de son lecteur.

La littérature et ses objets

12A. Vaillant s’empare des divers objets de l’histoire littéraire et de la façon dont ils ont été abordés — et dont ils ont achoppé — au fil du temps.

13Puisqu’elle exerce un rôle crucial dans la méthode proposée ultérieurement, il est essentiel de mentionner ici la définition de la littérature retenue par l’auteur. Au terme d’un examen rétrospectif qui remonte jusqu’à Aristote, c’est la définition sociopoétique d’Alain Viala2 qui s’avère, pour l’auteur, la plus adéquate, en cela que « la littérature y est conçue comme un acte de communication dont la destination est ouverte et aléatoire, la réception, différée et l’utilité, médiate » (p. 118). L’idée même de « communication littéraire » interdit de ne s’arrêter qu’à un pôle de la triade auteur‑texte‑lecteur et oblige le chercheur à penser la littérature dans ses interrelations. Ainsi, pour bien asseoir sa méthode, A. Vaillant fait le procès de ces absurdes mais inévitables classements que l’historien impose à la littérature avant de montrer que c’est plutôt dans les interstices qu’il faut chercher des pistes pour renouveler l’histoire littéraire.

14Certes, plusieurs des questions soulevées par A. Vaillant dans cette partie l’ont déjà été par d’autres, mais la mise en commun des dangers qui guettent l’historien permet de mettre en évidence des problèmes plus larges qui trouvent sens — et parfois même une forme de solution — à la jonction de deux objets de recherche. Par exemple, les problèmes liés aux questions de périodicité et de genre se recoupent puisque, au‑delà d’un système générique global, chaque genre possède son évolution propre; chacune de ces périodicités génériques mériterait alors d’être pensée selon les concepts de « périodicités multiples » (p. 125) et d’« asynchronie littéraire » (p. 129) qui font se juxtaposer plusieurs lignes du temps. Par ailleurs, la question de la définition de la littérature et celle de son rapport au réel ont une influence sur le choix du genre privilégié par l’histoire. Dans le même ordre d’idées, A. Vaillant cherche à abolir, ou du moins à atténuer, les frontières entre théorie, critique et histoire littéraires en soulignant l’apport de certaines études génériques ou sociocritiques à l’histoire littéraire : à travers leurs analyses et leurs observations, ces disciplines tracent le portrait d’une conception de la littérature qui évolue et qui influe sur les mentalités et sur la pratique culturelle.

Difficultés d’une pensée systémique

15Dans une partie intitulée « Histoire de la communication littéraire » A. Vaillant aborde la question de l’intégration de données variées à un système cohérent. Selon lui, il faut commencer par étudier les interactions des divers éléments à l’intérieur du système, puis celles du système avec les autres systèmes formant la société. Enfin, dans une perspective diachronique, il est nécessaire d’examiner les transformations du système causées par la variation d’un ou de plusieurs de ses constituants.

16Comme le rappelle l’auteur, peu de théoriciens se sont risqués à pareille entreprise de synthétisation et ceux qui l’ont fait en sont souvent restés au stade de la théorie. De fait, seul Bourdieu mérite ici qu’on s’y arrête, car ses théories du champ littéraire et de l’autonomie relative des pratiques symboliques ont joué un rôle déterminant dans la conception de la littérature comme système3. Toutefois, avec le temps, la théorie bourdieusienne a « formé une vulgate » qui « a acquis force d’évidence » (p. 215) si bien que, victime de sa popularité, elle n’est plus remise en question malgré ses faiblesses, lesquelles portent plutôt, d’après A. Vaillant, sur « les illustrations historiques de la théorie que [sur] l’outillage conceptuel lui-même » (p. 227).

Une ébauche

17A. Vaillant termine son ouvrage par la mise en application de l’ensemble des conclusions qu’il a précédemment tirées, et nous propose sa lecture d’une histoire littéraire post‑révolutionnaire. Il revient d’abord sur une thèse qui lui tient à cœur4, selon laquelle la fracture révolutionnaire aurait engendré une crise de la littérature et fait du romantisme le dépositaire de la modernité. Cette idée, qui sous‑tend le modèle historique exposé ici, prend racine dans la « transformation à la fois la plus évidente, la plus immédiate et la plus brutale liée au séisme révolutionnaire » (p. 289) : la disparition du mécénat et des réseaux aristocratiques qui oblige le champ littéraire à se réorganiser et à se repenser.

18Toujours selon une conception éminemment politique de la littérature, A. Vaillant passe en revue les différentes modifications de l’histoire littéraire, modifications opérant conjointement aux divers régimes politiques du xixe siècle. Or, on le sait, le paysage politique français de cette époque est fort mouvementé et les bouleversements littéraires qu’il engendre sont tout aussi complexes : « utopie littéraire révolutionnaire » (p. 290), « grand désillusionnement » (p. 294), « invention de la modernité » (p. 303), « sacre républicain de la littérature » (p. 339) et « déclin du modèle républicain » (p. 350) ne sont que quelques étapes de ce parcours en montagnes russes. Peut‑être serait‑il ici plus judicieux de relire les précédents ouvrages de l’auteur, afin d’avoir une vision plus claire de l’histoire littéraire du xixe siècle. On déplore un peu, en effet, le caractère expéditif (à peine quinze pages) de cette histoire littéraire, de même que celui de la section « Conjectures d’avenir » qui aurait mérité, à notre sens, un développement plus substantiel que la page et demie qui lui est consacrée.

19Pour conclure son ouvrage, l’auteur fait plutôt le choix de présenter la littérature comme objet artistique faisant appel à divers types d’imagination. Si cette définition finale, à visée transhistorique, permet de résoudre le problème de la place de la littérature d’idées dans une définition de la littérature jusqu’alors plutôt esthétisante, le lecteur voit mal le rôle conclusif de ce problème qui n’a pas été central dans l’ouvrage. Comme l’épilogue, certains chapitres théoriques (notamment les chapitres II et XVI) s’inscrivent relativement mal dans le récit historique et généralement chronologique qui guide le lecteur dans l’ouvrage. A. Vaillant se heurte visiblement au problème — qu’il soulève lui-même — de faire cohabiter, dans une même œuvre, théorie et pratique.  

Les écueils de l’histoire littéraire

20Avant de s’attaquer au problème de l’élaboration d’un système cohérent, l’historien doit faire face à une multitude de questionnements méthodologiques auxquels s’attaque ici Vaillant à partir des réflexions de Gustave Lanson, dans son article « La méthode de l’histoire littéraire » (1910).

L’objet et ses problèmes : esthétique, subjectivité et transhistoricité

21L’historien se heurte en premier lieu à la question esthétique5, découlant de l’objet même de l’histoire à faire. Les notions de style et de forme, comme celle de genre, appartiennent traditionnellement à la théorie littéraire. Cependant, ne pas en tenir compte dans une histoire littéraire réduirait celle‑ci à une simple histoire externe des institutions, des acteurs ou des œuvres, et non de l’objet qu’est la littérature. La nécessité d’« intégrer à une réflexion historique la dimension “esthétique” des textes » (p. 98) oblige donc l’historien à quitter temporairement son rôle pour endosser celui d’analyste. Il se voit alors confronté à la difficulté d’articuler analyse et histoire littéraire sans que cette dernière ne devienne « guère plus que de la critique littéraire, ponctuée de quelques repères historiques ou de précisions biographiques » (p. 24).

22Intimement lié à celui de l’esthétique et de la critique, un nouveau problème surgit alors, qui est « la subjectivité inévitable de l’histoire littéraire » (p. 87). La littérature étant, pour certains, affaire de goût et d’émotions, comment l’historiciser de façon objective ? Le relativisme esthétique de l’historien en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’être social influencé par la mode et les intérêts de l’époque, doit ainsi faire l’objet d’une prise de conscience afin d’éviter l’impressionnisme « qui dissimule derrière la fausse objectivité des systèmes abstraits l’arbitraire le plus pur » (p. 86).

23Enfin, troisième problème découlant de la nature de la littérature, la transhistoricité est une condition propre à ces objets dont l’existence concrète persiste et traverse les époques. L’œuvre littéraire, contrairement à l’événement historique qui occupe un moment ponctuel de l’histoire, appartient à un « passé qui demeure » (p. 86). L’œuvre prend place dans la longévité historique, ce qui complique son entrée dans l’histoire ; elle est à la fois objet du passé et du présent et son statut est mouvant selon les époques. L’historien qui aborde la littérature se voit donc dans l’obligation de considérer cette particularité de son objet et de trouver un angle d’approche et une méthode qui lui permettent d’en rendre compte.

La méthode mise en question : périodisation, œuvres mineures et place de l’auteur

24D’entrée de jeu, le problème indéniable de tout historien demeure celui de la périodisation. Les notions de siècle, de mouvements ou de générations sont souvent factices et conduisent à la marginalisation et à l’occultation d’un bon nombre de productions et de faits littéraires. Aussi faudrait‑il concevoir une « histoire à périodisations multiples » et tenant compte des « asynchronies littéraires », c’est‑à‑dire une histoire qui accepterait de traiter l’évolution des divers types de littérature de façon parallèle, laissant de côté l’idée que la littérature forme un bloc homogène qui réagit uniformément aux bouleversements du champ littéraire ou social. Ce système de périodisation devrait également considérer l’histoire littéraire en lien avec les histoires politique, religieuse et intellectuelle, ainsi qu’avec celles de l’édition, de l’enseignement, de la presse ou de toute institution susceptible d’influencer le développement de la littérature. Certes, ce programme, par son aspect totalisant, a de quoi faire frissonner le chercheur le plus téméraire, mais il répond à des constats aujourd’hui généralement acceptés dans le milieu littéraire, soit l’absence d’homogénéité de la littérature et l’influence des domaines sociaux sur les arts.

25Dans ce même ordre d’idées, la cohabitation de deux types de textes au statut fort distinct — les œuvres « canoniques » et les œuvres « oubliées » — constitue également un défi pour l’historien qui s’engage dans l’élaboration d’une histoire littéraire systémique. Sur le plan de l’historicité, nous avons affaire, d’un côté, à des textes transhistoriques, qui ont survécu au temps et qui « appartiennent de plein droit au temps présent » (p. 23), alors que, de l’autre, nous sommes en présence de textes pleinement historiques, ayant un statut similaire aux archives de l’historien, mais qui sont tout aussi importants pour comprendre la constitution de la mémoire collective et de l’histoire littéraire. Grâce à la quantité de travaux récents qui font de ces œuvres « mineures » ou « occultées » des objets de l’histoire littéraire, nous constatons que, pour sortir du modèle historique traditionnel centré sur le canon, l’historien doit être en mesure de faire une place, à l’intérieur de son système, à ces œuvres.

26Enfin, pendant longtemps, la place de l’auteur dans l’histoire et dans la théorie littéraires a été au cœur des interrogations en littérature, comme c’est encore le cas aujourd’hui. Si le biographisme et le monographisme se pratiquent toujours, il semble que ces études ne cherchent plus à s’imposer comme ouvrages d’histoire littéraire. Pour l’historien, la difficulté consiste alors davantage à conjuguer l’individualisation de la démarche artistique et l’idée selon laquelle l’auteur est un « produit du milieu » (p. 87). Ce qui se joue ici relève à nouveau du passage du particulier (l’auteur et son œuvre) au général (la littérature).

27Du reste, si ce problème de l’individuel et du collectif est si prégnant et si difficile à résoudre, c’est peut‑être parce que l’orientation (des parties vers le tout) en est inadéquate et qu’il mérite qu’on le pose autrement. Effectivement, pour A. Vaillant, c’est d’abord « la connaissance des tendances générales et collectives de la production littéraire, considérée dans ses liens éventuels avec l’ensemble des faits contextuels [qui est] indispensable pour interpréter et, le cas échéant, mieux estimer les œuvres singulières » (p. 186). La méthode qu’il propose est donc déductive et non inductive : la connaissance générale de la littérature doit précéder l’analyse des œuvres et des traits stylistiques individuels.

28En somme, l’historien privilégie la méthode lansonienne exigeant un bagage de connaissances préalable à tout classement. Or, se gardant bien, comme il le reproche à Lanson, de sombrer dans « une érudition myope et superficielle » (p. 89) sans application convaincante, Vaillant propose une méthode qui, certes, suppose des « investigations longues — et peu gratifiantes », mais qui reste, selon lui, le seul moyen pour la constitution d’une histoire de la littérature « scientifique dans ses moyens et authentiquement littéraire » (p. 187). Il en vient ainsi à montrer qu’il est possible d’« articuler le monographique et le collectif » (p. 98) afin de construire un système de représentation de la littérature apte à la concevoir à la fois dans la synchronie et dans la diachronie.

Le système littéraire d’A. Vaillant

29Le système que propose A. Vaillant dans cet ouvrage repose à la fois sur l’importance qu’il accorde à la fracture révolutionnaire dans l’histoire de la littérature française et sur sa conception de la littérature comme acte de communication.

La « césure » révolutionnaire

30Au cœur du système proposé par Vaillant se situe la distinction entre deux formes de littérature : la littérature-discours, définie par l’influence de l’oralité ou par une « sublimation scripturale de la parole », et la littérature-texte, « réseau de signes soumis à l’herméneutique silencieuse du lecteur » (p. 255) dans lequel le caractère écrit est dominant. Ces deux modèles peuvent évidemment cohabiter à une même époque mais, selon A. Vaillant, l’un des deux est amené à prédominer sur l’autre suivant la situation sociohistorique et l’état du champ littéraire. Or, la thèse centrale de cette partie de l’ouvrage avance que l’histoire littéraire serait fonction de la répartition d’une littérature‑discours et d’une littérature‑texte de part et d’autre d’une « césure capitale […] autour des xviiie et xixe siècles » (p. 17).

31La Révolution a certainement un impact sur l’esthétique littéraire, mais elle transforme également l’institution littéraire en ce qui a trait aux modes de diffusion des textes. Il s’opère en effet, à cette même époque, ce que Vaillant nomme le passage d’un système en réseau, basé sur le modèle du mécénat, à un système littéraire public, basé sur l’édition: la fin des réseaux à travers lesquels se développait et se diffusait la littérature fait place à un système d’édition public qui s’organise d’abord dans les organes de presse. Ainsi, l’entrée dans l’ère médiatique, qui est pour Vaillant « la grande révolution culturelle des temps modernes » (p. 262), modifie radicalement le public et le rôle de la littérature.

32On pourrait être tentés de reprocher au système d’A. Vaillant son manichéisme. Ce dernier ne nous en laisse cependant pas l’occasion puisqu’il propose lui-même une série d’exemples de systèmes mixtes dans lesquels cohabitent les deux types de littérature et les deux formes de diffusion. À cet égard, le système proposé paraît bien rendre compte de la complexité de l’évolution de la littérature française. Ajoutons que les notions de littérature-discours et de littérature-texte permettent d’envisager de façon efficace l’aspect esthétique des œuvres. Correspondant au prélude de ce que Roland Barthes a appelé la « mort de l’auteur », cette modification conduit le chercheur à étudier l’« effacement du modèle discursif » et l’« impersonnification de l’écriture » (p. 255) propres à la littérature‑texte et à rechercher dans les œuvres les nouvelles formes que prend la figure de l’auteur. Un aller‑retour du contexte au texte vient donc corroborer la thèse selon laquelle une modification sur la scène sociopolitique entraîne un changement de paradigme dans le système littéraire, lequel a aussi des conséquences visibles jusque dans l’esthétique des œuvres.

33Bien entendu, il faut préalablement accepter la validité de cette notion de « césure » révolutionnaire — ce qui n’est pas si évident d’autant qu’elle permet difficilement d’envisager la possibilité d’un nouveau système à venir —. On peut encore s’interroger sur sa possible validité dans d’autres histoires littéraires. En effet, qu’en est-il des concepts de littérature‑discours, de littérature‑texte, de système en réseau et de système littéraire public sans cette fracture historique ?

Une tentative d’application à la littérature québécoise

34Une application — succincte — à la littérature québécoise nous porte à croire que ce système peut malgré tout s’avérer efficace pour envisager d’autres corpus. L’histoire littéraire québécoise situe en général l’avènement de la modernité vers la fin des années 1940, ou au début des années 19606. Or, peu importe la césure que l’on choisit, il se joue, dans ces vingt années, une modification pouvant s’apparenter au passage d’une littérature où l’oralité et le discours prédominent (que l’on pense aux contes issus des légendes traditionnelles, à la littérature didactique ou au journalisme virulent) à une littérature plus réflective, soucieuse de sa forme et qui intègre des jeux avec le lecteur (avec des auteurs tels que Hubert Aquin, Réjean Ducharme et Victor‑Lévy Beaulieu, parmi d’autres). Certes, certaines questions demeurent ici en suspens : que faire de la poésie des années soixante qui se réclame d’un « âge de la parole7 » ? Ne serait-elle pas une persistance de la littérature‑discours comme l’est, au dire d’A. Vaillant, la littérature romantique française dont la visée reflète l’idéal démocratique de la Révolution ? Et, que penser du roman des années cinquante qui s’apparenterait à la littérature‑texte par son effacement de la voix narrative ? Malgré ces interrogations — mais peut‑être aussi grâce à elles —, le modèle laisse poindre la possibilité d’envisager autrement certains aspects de l’histoire littéraire québécoise.

35Pour ce qui est des systèmes de diffusion, il semble plus difficile de les adapter au cas québécois où le mécénat est une réalité pour le moins marginale. Cependant, l’appellation « système en réseau » laisse une marge de manœuvre pour une redéfinition du concept dans l’optique du système en place au Canada français avant l’instauration du Ministère des Affaires culturelles en 1961, alors que la littérature était davantage soumise aux impératifs politiques et religieux. Ce qui se déroule alors, comme l’a bien montré Jacques Dubois, c’est l’autonomisation de l’institution littéraire québécoise :

cette émergence est liée aux éléments d’une conjoncture particulière : expansion économique, élan autonomiste en politique, émancipation de la vie intellectuelle de la tutelle du clergé. […] Conjuguées à l’affirmation d’un idiome régional, ces deux forces créent une situation d’autonomie culturelle. […] La littérature du Québec est prise en charge par des éditeurs locaux, est enseignée dans les écoles, passe par ses propres filières de consécration8.

36Ainsi, le mouvement vers un système littéraire public au Québec découlerait effectivement d’un changement de paradigme sociopolitique qui trouverait également un écho dans un bouleversement interne de la littérature.

Théorie, pratique et subjectivité

37En somme, l’objectif premier de L’histoire littéraire d’A. Vaillant est d’élaborer « une doctrine globale, un système explicite de description et d’interprétation des faits littéraires » (p. 15) tant textuels que contextuels. Pour ce faire, l’auteur nous présente un ouvrage qui se veut « à la fois un traité, un manuel et un essai » (p. 15). En tant que traité, l’ouvrage répond bien à la volonté de l’auteur de « proposer un vaste bilan théorique » (p. 15). On peut même affirmer que ce survol des questions d’épistémologie de l’histoire littéraire est le principal intérêt de l’ouvrage. En effet, peu d’ouvrages théoriques avant celui-ci, sinon aucun, avaient brossé un portrait aussi complet des « problèmes, [d]es apories et [d]es impensés » (p. 15) de la discipline. A. Vaillant y résume, y vulgarise et y critique un nombre important de théories et de méthodes (historiques ou non) qui, bien qu’elles aient été présentées et discutées ailleurs, gagnent à être mises en parallèle dans une perspective d’élaboration d’une histoire littéraire complète et systémique. En ce sens, l’ouvrage s’adresse tant aux jeunes chercheurs qui s’initient à ces problématiques qu’aux historiens de la littérature aguerris qui, à partir d’une telle réflexion totalisante, trouveront assurément matière à repenser certains de leurs a priori théoriques ou à réviser certains mécanismes instaurés dans leur pratique. L’importante bibliographie qui clôt l’ouvrage, en plus de témoigner de l’érudition de l’auteur et de l’ampleur de la recherche effectuée, contribue à en faire un livre de référence désormais incontournable dans le domaine de l’histoire littéraire. En tant que manuel, l’ouvrage réussit également avec brio le passage « du plan de la théorie à celui de la méthode » (p. 16). L’auteur effectue cette transition avec beaucoup de nuances qui témoignent des précautions à prendre lors de la mise en application et de l’élaboration d’un système, et ce, sans que les nuances et mises en garde ne viennent alourdir le texte. Bien qu’il soit possible de reprocher à A. Vaillant la subordination du littéraire au politique qu’il fait ou même de contester la place accordée à la Révolution française dans sa conception de l’histoire littéraire, le système qu’il propose et qui soutient cette conception a pour mérite de prendre en considération l’ensemble du fait littéraire et social et de construire une représentation cohérente de l’histoire littéraire française. A. Vaillant s’attaque ainsi de front aux difficultés de la discipline. Enfin, en ce qui a trait à l’essai, on perçoit effectivement « une vision personnelle de l’histoire littéraire — donc de la littérature — » (p. 16) assumée par l’auteur, vision qui se laisse entrevoir notamment dans son parti-pris pour la presse ou sa critique, parfois virulente, du système scolaire. Son opinion se décèle également dans certains propos portant sur des théories ou des théoriciens. Genette et Bourdieu, notamment, s’attirent ce commentaire mi-élogieux, mi-ironique : « les études littéraires ne seraient pas ce qu’elles sont sans leurs œuvres théoriques — ne serait‑ce que grâce aux critiques et aux réfutations qu’elles suscitent. » (p. 227) En somme, le ton sans prétention ainsi que la langue simple et fluide avec laquelle il est écrit contribuent à rendre cet ouvrage d’une lecture agréable et stimulante pour toute personne intéressée par l’historiographie littéraire et les multiples discussions qu’elle engendre. Et, qui sait ? Peut-être vaudra‑t‑il un jour à son auteur une remarque similaire à celle qu’il adresse aujourd’hui à Genette et Bourdieu.