Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Michel Murat

En quoi la littérature française est‑elle « globale » ?

French Global. A New Approach to Literary History, sous la direction de Christie Mc Donald & Susan Rubin Suleiman, New York : Columbia University Press, 2010, 576 p., EAN 9780231147408.

1On ne peut que se réjouir de l’apparition d’un point de vue nouveau sur la littérature française dans son ensemble ; un point de vue qui l’envisage du Moyen‑Âge à nos jours et qui la situe dans un espace mondial, et non plus national ou seulement européen (même si les grandes cultures extra-européennes sont ici peu présentes en tant que telles)1. Dans une telle entreprise, il est de fait et aussi de droit que le point de vue crée l’objet. La Nouvelle histoire de la littérature française de Hollier en avait apporté il y a vingt ans une démonstration convaincante, malgré la construction un peu rhétorique de certaines entrées. C’est donc avec beaucoup de curiosité que j’ai ouvert French global, et avec admiration que j’ai considéré le plan tridimensionnel dont chaque entrée nouvelle relance la séquence diachronique et fait en quelque sorte tourner l’objet sur lui‑même, ou nous fait tourner autour de lui.

2La notion centrale, « global », est rapportée à la métaphore du GPS, elle-même présentée comme « somewhat fanciful (and tongue-in-cheek) » (p. x) : c’est‑à‑dire un réseau de coordonnées dont le point de repérage est variable et défini par la demande de l’usager. L’objet empirique de l’étude apparaît clairement : ce sont les transactions entre cultures et peuples (p. xii), à la fois dans les frontières et hors frontières, telles qu’elles apparaissent dans la littérature française (cette expression ne va pas de soi et je la conserve par commodité) ; les points de contact et les dialogues de toute sorte qui informent l’espace littéraire (p. xix) et mettent en relation les littératures en français et le monde (p. xvii). Ces points sont à relever et à cartographier en évitant de s’enfermer dans des oppositions binaires telles que centre/périphérie (p. xix).

3Cette définition pose cependant un problème, qui apparaît clairement quand on se rend compte que l’expression « french global » n’est pas explicitée, pas plus qu’elle n’est différenciée de l’expression symétrique, « global french ». On peut comprendre qu’il est question d’envisager la littérature française depuis un  point de vue « global » ; et/ou en tant que phénomène « global ». La première perspective est celle du « revisiting », et elle oriente de manière féconde certaines contributions, comme celle d’Yves Citton. La seconde est plus compliquée. On peut dire que la littérature française est devenue (depuis une quarantaine d’années) un phénomène global, mais l’expression est contradictoire : ce qui est devenu global, c’est la littérature. On peut aussi mettre à part, dans la littérature d’expression française, ce qui se situe dans une perspective globale, à la fois intellectuellement et matériellement (par la traduction et la circulation des livres, comme le montre bien Gisèle Sapiro). En ce sens on peut opposer un écrivain « hexagonal » comme Renaud Camus (par exemple) non seulement aux écrivains canadiens, antillais, africains, mais aussi à des auteurs comme Jonathan Littell — fils d’un romancier américain, résidant aux Baléares, écrivant en français sur des sujets topiques de l’histoire européenne, traitant avec Gallimard par l’entremise d’un agent américain qui gère les droits de traduction et d’adaptation, et doublement légitimé par le Goncourt et l’Académie française. Il apparaît sous cet angle que le « global » constitue un des cadres pertinents pour appréhender le phénomène littéraire, au même titre que le cadre « national » ou le cadre « européen » ; la pertinence relative de ces approches varie d’un cas à l’autre, et il n’est pas nécessaire de les hiérarchiser a priori.

4D’autre part il est clair que ce qui est « global » aujourd’hui, ce n’est pas le français, mais l’anglais : la globalisation est difficilement dissociable de la domination de la langue anglaise et de la culture anglo‑américaine. On peut penser que les auteurs du livre ne se font nullement les promoteurs de cette domination. Mais force est de constater que dans les faits, et dans l’ouvrage lui‑même, « global » a deux sens : il peut être équivalent de « worldwide », mais aussi, et plus souvent lorsqu’il s’agit du contemporain, de « non-européen », plus généralement de « non-occidental ». Comment penser, dans la notion même de « global », le rapport entre domination culturelle américaine et émergence d’un point de vue non‑occidental ?

5Ce qui est en jeu dans ce débat, c’est la position idéologique et institutionnelle des auteurs ; elle demanderait à être clairement située. Il existe en effet un risque de confusion entre le phénomène de globalisation culturelle, qui n’est pas antérieur aux années 80, et la constitution du paradigme critique qui est ici présentée comme la triple « explosion » de la théorie structurale, des études féministes et de la francophonie (p. x). Il s’agit en fait de plusieurs paradigmes : études postcoloniales, études féministes et de genre, plus récemment écocritique (qu’il ne faut pas confondre sous un « etc. »). Autant de points de vue nouveaux, qui attirent à juste titre l’attention sur la présence à d’autres époques de phénomènes comparables. Leur convergence et leur amalgame dans ce qui peut apparaître, non sans raisons parfois, comme une nouvelle doxa, crée cependant un rapport de force institutionnel. C’est pourquoi on attendrait des auteurs une réflexion explicite à la fois sur leur situation et sur la visée de leur entreprise. L’ouvrage promeut un nouveau canon, dont un aspect remarquable du point de vue sociologique est la place faite à des écrivains qui des deux côtés de l’Atlantique sont à la fois des professeurs et des collègues, comme Hélène Cixous (qui se taille la part du lion, avec seize pleines pages), Assia Djebar, Maryse Condé ou Julia Kristeva. Il n’est pas question de le reprocher aux auteurs, mais plutôt d’attirer l’attention sur la manière qu’elles ont de naturaliser ce nouveau canon sans s’interroger sur ses conditions de possibilité, sans se préoccuper d’en établir la généalogie et de le situer dans un marché globalisé du savoir.

6Faute de connaissances qui me permettraient de tenir compte de l’état de la critique, je ne ferai que mentionner les articles consacrés aux littératures d’ancien régime. Je les ai lus avec un grand intérêt et ils m’ont paru remarquables, en particulier les trois articles portant sur le Moyen‑Âge et ceux de Natasha Lee et de Christie Mac Donald sur le xviiie siècle (période qui fait à mon avis l’objet du traitement le plus équilibré et le plus riche). Dans ces domaines où la tradition historiographique est fortement constituée, une perspective même très latérale apporte beaucoup, et le programme annoncé par le texte d’introduction me semble réalisé dans une large mesure. Le seul regret que je formulerais concerne des articles qui sous couvert d’une rencontre interculturelle, sont en fait strictement monographiques, comme celui de Faith Beasley : sous le titre prometteur « Versailles meets the Taj Mahal », il ne traite pratiquement que du voyage de Bernier.

7En revanche la manière dont est traitée la période 1800‑1960 (que l’on peut appeler pré‑postcoloniale) m’inspire quelques réserves. Il me semble que le cahier des charges défini par l’introduction n’y est pas rempli de manière satisfaisante. On comprend assez bien pourquoi. C’est comme dans une histoire de famille — une de ces histoires que Harold Bloom racontait dans The Anxiety of Influence. Les grands-parents ne posent pas de problème : on réaménage les greniers, on se réapproprie les objets à bonne distance, sans trop de gêne narcissique. Mais les parents, c’est une autre affaire. L’ouvrage est dans une large mesure écrit depuis un point de vue postmoderne ; sous ce point de vue, l’évidence du post‑colonial repousse dans l’ombre les phénomènes antécédents, à commencer par la décolonisation elle‑même et les luttes qui l’accompagnèrent.

8Ma remarque ne porte pas sur l’hétérogénéité inhérente à ce type d’ouvrage, où il y a toujours du bon et du moins bon. Elle concerne quatre questions dont on peut penser qu’elles y avaient leur place. Ces questions, que j’aborde en ordre chronologique inverse, ne sont pas exactement du même ordre. La première et la troisième concernent la définition de la position postcoloniale par rapport à ce qui la précède (la décolonisation) et à ce dont elle a cherché à se distinguer (le « faux universalisme » du cosmopolitisme). Les deux autres réaffirment la pertinence, pour la littérature française antérieure à 1960, de points de vue que l’on peut qualifier d’« eurocentristes » mais dont on ne peut nier qu’ils inscrivent l’histoire de la littérature française dans une altérité autre que postcoloniale. Les questions un et trois, à mon avis, auraient dû figurer en bonne place dans le livre. Les questions deux et quatre pouvaient être écartées, à condition qu’elles le soient de manière explicite et argumentée.

1. La décolonisation et le tiers-mondisme.

9Ce fut la cause principale des intellectuels français dans l’après‑guerre, et il suffit de feuilleter Les Temps modernes ou le catalogue des éditions de Minuit pour s’en rendre compte. Il est certes question dans French global de l’origine algérienne d’intellectuels « sans frontières » comme Derrida ou Cixous, voire Camus (p. 162) ; mais des guerres coloniales en Indochine puis en Algérie, du recours aux appelés du contingent, de la torture, etc., et de la lutte des intellectuels (procès des « porteurs de valises », appel des 121), on ne trouve à peu près aucune trace. Au-delà du cas français, c’est tout le tiers‑mondisme qui semble avoir basculé dans l’oubli. Il est remarquable qu’il ne soit fait mention de Frantz Fanon qu’en passant, et jamais de la préface de Sartre aux Damnés de la terre. Sartre lui‑même est mentionné à plusieurs reprises, sans qu’aucun de ses essais politiques (« Orphée noir », Réflexions sur la question juive, notamment) soit analysé.Une autre absence notable est celle des intellectuels arabes d’expression française, comme Anouar Abd‑el‑Malek (qui a beaucoup publié dans Esprit), ou Mostefa Lacheraf, qui a formulé sur les débuts de la littérature maghrébine francophone des jugements tranchés.

10C’est dans la même période que l’on voit apparaître des réflexions sur la mondialisation, que l’on s’attendait à voir examiner comme généalogie possible du point du vue « global » : Kostas Axelos, intellectuel grec, résistant, communiste, qui a fait carrière en France au CNRS et à l’EHESS (lieu accueillant aux expatriés), a fondé aux éditions de Minuit la revue Arguments (1956‑1962) et la collection du même nom, dans laquelle il a fait paraître des ouvrages aux titres aussi suggestifs que Vers la pensée planétaire : le devenir-pensée du monde et le devenir-monde de la pensée (1964), Le Jeu du monde (1969), Horizons du monde (1974).

2. Les avant‑gardes, l’internationalisme et la lutte anti‑coloniale.

11Le surréalisme n’est évoqué que dans l’introduction de l’article de Michel Sheringham. Or l’internationalisme politique, que ce soit dans le cadre de l’AEAR, des fronts anti-fascistes, de la Troisième puis de la Quatrième Internationale, ont mobilisé le mouvement depuis le milieu des années 20. Quant à l’exportation du surréalisme sous forme d’un réseau de filiales, de la Tchécoslovaquie au Mexique et au Japon, elle peut être assimilée à une forme d’impérialisme culturel français, certes ; mais elle a aussi nourri les luttes anti‑coloniales, menées avec constance depuis la guerre du Rif, et son rôle dans les Antilles françaises est manifeste. Ces questions sont bien documentées, mais on attendrait précisément qu’elles soient « revisitées » depuis un point de vue « global » (comme elles l’ont été d’un point de vue féministe).

12Il en va de même, dans la mouvance du surréalisme, pour l’ethnographie littéraire. Leiris est nommé en passant ; Artaud est mentionné, à propos de l’intervention de Jacques Henric au colloque de Cerisy sur la Chine (où il n’avait que faire) : on attendait plutôt le livre sur les Tarahumaras. Mais c'est surtout l’absence de Michaux qui étonne : Un barbare en Asie est pourtant une des œuvres les plus décapantes que la littérature française ait produite — sous la plume d’un belge — au sujet du rapport entre cultures et otherness.

3. Le cosmopolitisme littéraire.

13On peut se reporter au livre récent de Nicolas Di Méo, Le Cosmopolitisme dans la littérature française (Droz, 2009) ; mais c’est aussi une question classique des études comparatistes. Je me bornerai à deux figures typiques, toutes deux absentes ou peu s’en faut. La première est Larbaud : non seulement le traducteur et théoricien de la traduction, non seulement le médiateur vers la France du « Domaine anglais » (et aussi allemand et espagnol), mais plus encore le poète moderniste fictif, sud‑américain au patronyme anglais écrivant en français dans la forme internationale du vers libre, alors que Larbaud lui‑même, son inventeur, était un poète post‑parnassien de pure tradition française, admirateur d’Albert Samain. Il y a là une otherness intime, strictement littéraire, qui prend la forme d’une construction pseudo‑biographique et d’un trafic d’identités, et qui se met en scène dans un contexte européen, d’Italie en Angleterre. Qu’elle soit fictive n’y change rien, sauf à décider que notre rôle est de demander au poète ses papiers.

14La seconde est celle des grands poètes modernistes, Cendrars et Apollinaire. L’un, auteur d’une œuvre intitulée Du monde entier, qui mérite d’être dite « globale » avant la lettre ; par ailleurs suisse et engagé volontaire dans la Légion étrangère. L’autre, sujet russe, né en Italie d’un père italien inconnu et d’une aristocrate polonaise déclassée, écrivant dans un français d’adoption précoce, et dont l’œuvre est habitée par les communautés de la Mitteleuropa, les exilés et émigrants de tous bords : il suffit de lire Zone (« Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur /Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels »). Apollinaire aussi s’est engagé dans l’armée française et a été naturalisé après sa blessure : n’a‑t‑il pour autant rien à nous dire, lui, l’auteur des Soupirs du servant de Dakar ?

15Certes nous avons un article entier sur Supervielle, plus exactement sur la réception de L’homme de la pampa. Le même article écarte Laforgue parce qu’il ne participe pas aux deux cultures, française et uruguayenne (p. 276) : mais Laforgue a épousé une anglaise, travaillé à Berlin, traduit Whitman avant de le transférer en français dans ses propres vers libres — de quoi faire une identité plus complexe, somme toute, que celle de l’auteur de Débarcadères, qui héritera de ce vers.

4. La littérature européenne, du romantisme au symbolisme.

16Là encore il s’agit de sujets classiques de littérature comparée. On pourrait en donner bien des exemples, depuis l’obsession byronienne des poètes français (de Lamartine à Lautréamont) jusqu’à la hantise dostoïevskienne du roman français de l’entre‑deux guerres (particulièrement aiguë chez Gide, Malraux, Drieu la Rochelle). Je me borne à celui des deux De l’Allemagne, le livre de Staël rédigé à Coppet et sauvé par Friedrich Schlegel des griffes de la police de Fouché, et celui de Heine écrit en français à Paris, en 1835 : ils ont fixé pour un siècle notre idée de l’Allemagne, et écrit l’histoire de la littérature française hors les murs. Et j’y ajoute l’exemple de Maeterlinck : écrivain flamand de langue française (apprise dans la famille), pétri de culture anglaise et allemande, introducteur à la fois d’Emerson et de Ruysbroek, traducteur de Novalis en français (le premier livre traduit, et presque le seul qui ait compté), transposant une idée du théâtre shakespearien dans la forme du Puppentheater de Kleist ; il n’est pas jusqu’à la théosophie dans laquelle son œuvre se perd — rançon d’un succès immense — qui ne soit un phénomène proprement européen, de Steiner à Hesse, Jung et Chestov ; européen, non national, et si l’on songe aux ramifications vers Romain Rolland et Tagore, vraiment « global ».

17Le xxe siècle est ainsi pratiquement réduit à Supervielle pour la poésie, Nemirovsky pour le roman. L’article remarquable de G. Sapiro sur le marché des traductions se situe sur un autre plan : du point de vue épistémologique et méthodologique, c’est un hapax dans l’ouvrage. Le xixe siècle est plutôt mieux représenté, mais il n’est pas mieux traité. L’article sur le lyrisme est un peu attristant. L’auteur fait un grand éloge de Desbordes‑Valmore, fondé sur des arguments biographiques et sur la thématique de certains poèmes. Elle reconnaît que Baudelaire est parfois digne d’éloge, quand il « embrasse un monde global dans un geste altruiste et humanitaire » (p. 113) ; mais elle constate que La Chevelure ou L’Invitation au voyage « cannot but trouble us in their misappropriation of otherness and their questionable exploitation of exotic themes » (p. 118). Bref, la poésie lyrique échoue à accomplir son « global turn » (p. 114). Une telle soumission du jugement littéraire à des critères éthiques est précisément ce contre quoi ont lutté les poètes ; c’est ce au nom de quoi ils ont été traînés en justice. En ce qui me concerne, je ne tiens pas à l’oublier.

18Je me suis exprimé avec franchise et de manière parfois abrupte, mais je crois pouvoir argumenter chacune des opinions que j’ai émises. Il est évident par ailleurs que mes attentes ne coïncident que partiellement avec la visée qui a présidé à l’élaboration de cet ouvrage. Mais c’est précisément parce que j’estime le projet passionnant, et parfaitement fondé, que je me permets de formuler des réserves sur sa mise en œuvre.

19Je ne peux manquer d’être frappé aussi par la disparition presque entière des apports de la littérature comparée. J’y vois un geste typiquement avant‑gardiste, une manière de redire : « Je ne veux même pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi ». Avec le postcolonial tout recommence, le reste peut être balayé de l’histoire, l’ingratitude est le privilège des forts. Je ne me reconnais pas dans cette attitude, et à titre personnel, je continuerai à penser qu’on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers.