Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Martine Reid

L'histoire littéraire à la lumière de la théorie

French Global. A New Approach to Literary History, sous la direction de Christie McDonald & Susan Suleiman, New York : Columbia University Press, 2010, 576 p., EAN 9780231147408.

1La préface que signent Susan Suleiman et Christie Mc Donald est à mon sens un modèle du genre1. Les éditrices s’y montrent en effet soucieuses de penser, historiquement et théoriquement, ce qui veut être fait en matière d’histoire littéraire, et de situer leur démarche ici (aux États‑Unis) et maintenant (en 2010). Elles se montrent également soucieuses, et c’est l’une des raisons d’existence du volume, de se situer par rapport à l’un des grands gestes de l’histoire littéraire récente, assurément l’un des plus intéressants, des plus novateurs, le volume dirigé par Denis Hollier en 1989, et paru sous le titre A New History of French littérature. Traduit en français en 1992 et publié chez Bordas sous le titre De la littérature française, ce vaste collectif s’était fixé pour objectif de faire fi d’un certain nombre de contraintes inhérentes au genre de l’histoire littéraire, celle de parler des genres littéraires (les inévitables roman, poésie, théâtre) tout en parlant des grands auteurs, en constituant plutôt une sorte de dictionnaire dont chacune des entrées est une date. Dans l’entreprise imaginée par D. Hollier, l’histoire littéraire était ainsi ramenée à sa singularité — ce qui fait date en littérature fait en réalité rarement date dans l’histoire — et chaque entrée était l’occasion d’une brève synthèse. Ainsi la mort de Marceline Desbordes‑Valmore en 1859 a‑t‑elle donné l’occasion d’une synthèse sur le statut et la réception de son œuvre mais aussi celle des femmes poètes de son époque. L’ouvrage dirigé par D Hollier devait recevoir en France un accueil pour le moins réservé, si ce n’est carrément hostile (l’éditeur a passé l’ouvrage au pilon deux ans après sa publication).

2Les éditrices de French Global mesurent, à juste titre, le temps qui a passé — plus de vingt ans — et prennent soin d’établir ce que leur démarche doit au volume de D. Hollier mais aussi en quoi elle se distingue à maints égards de ce qui faisait sens et de ce qui a été fait alors : impossible aujourd’hui, jugent‑elles à juste titre, de limiter une telle entreprise à la France, comme c’était le cas pour le volume de D. Hollier, ou de considérer en marge, encore dans la marge, les multiples questionnements qui dépassent les frontières de l’Hexagone. La question des frontières est ainsi, logiquement, au centre des interrogations nouvelles que l’on trouve dans ce volume : elle a l’intérêt d’obliger à penser le dedans et le dehors, de les définir, de réfléchir sur l’histoire souvent conflictuelle de leurs rapports, mais aussi sur leur perméabilité et les diverses figures qu’elle peut prendre ; dedans et dehors recoupent aussi toutes sortes d’oppositions que des penseurs tels que Kristeva, Derrida, Nancy ou Cixous, logiquement convoqués dans ce volume, ont considéré, au nombre desquelles masculin/féminin, Français/étranger, Français de France et Français des colonies ou des pays anciennement colonisés.

3Le résultat est à la mesure des propos de départ. Cette approche — puisque c’est le terme choisi — est différente ; elle se veut nouvelle et réussit notamment à montrer le mérite d’une appréhension de l’autre, de l’altérité, de toutes ses figures, de toutes ses composantes, particulièrement féconde parce qu’elle est bien outillée théoriquement. Ceci me conduit à ma seconde observation. La plupart des histoires littéraires récentes publiées en France — notamment la dernière en date Littérature française : dynamique et histoire publié en Folio en 2007 sous la direction de Jean‑Yves Tadié — ne se contentent pas seulement de mettre leur pas dans celui de Lanson, d’en reprendre à peu de choses près la méthode et d’en reproduire les impensés. Satisfaites de faire de « l’histoire » (le plus généralement à peu de frais, d’un strict point de vue historique), elles n’entendent certes pas faire de la théorie. Cette « dimension », qu’Antoine Compagnon a qualifié de « démon » dans un ouvrage désormais ancien, n’a, pense‑t‑on, pas sa place dans un ouvrage censé faire état des connaissances dans le domaine de la littérature. Vieille opposition, antagonisme qui hante depuis longtemps le genre de l’histoire littéraire, ainsi que l’a rappelé Alain Vaillant dans L’Histoire littéraire, paru chez Armand Colin en 2010. Le structuralisme a encore vu s’opposer les tenants de la théorie, qui ne faisaient pas d’histoire littéraire, et ses opposants conservateurs qui n’entendaient certes pas faire de la théorie. Les uns et les autres devaient rester singulièrement sourds aux interrogations féministes qui leur étaient pourtant contemporaines. Aujourd’hui que la théorie s’est tue, en partie, à peu près partout, l’histoire littéraire est de retour, et avec elle la multiplication des entreprises d’éditions d’œuvres complètes des grands auteurs. Elle continue de ne rien vouloir entendre des grandes questions théoriques qui permettent d’interroger les balises existantes et de les déplacer : les études de genre, les études portant sur la francophonie et le post‑colonialisme, les effets pour la littérature de langue française de la « globalisation ».

4C’est assez dire que l’opposition entre théorie et histoire littéraire n’a pas sens dans French Global. C’est parce que la théorie est toujours d’actualité, qu’elle est là, dynamique, vivante, diversifiée, changée aussi depuis l’entreprise de D. Hollier, y compris pour penser l’histoire littéraire, que le projet du volume fait sens, que ses objectifs prennent forme et qu’ils sont illustrés, justifiés aussi, par les diverses contributions qui le composent. Dans cet ordre d’idées, je suis d’ailleurs frappée par la bibliographie — très conséquente — qui accompagne le volume. Elle réunit, comme c’est habituellement le cas, les références données par chacun des contributeurs et contributrices et permet de mesurer l’ampleur des savoirs et des curiosités, autant que la nature des connaissances. Elle demanderait une étude à elle toute seule. Si on jette un coup d’œil aux volumes « Folio » auxquels je faisais allusion tout à l’heure, c’est l’inverse qui s’observe : la bibliographie du deuxième volume fait une page et demi ; elle est suivie d’une très volumineuse chronologie. Démarche « historique » tout à fait significative.

5L’histoire littéraire s’est construite en France sur une série d’éléments jugés incontournables (et je renvoie à nouveau sur ce point aux analyses proposées par A. Vaillant). Ces éléments sont le siècle, le genre littéraire, l’auteur (le grand auteur et avec lui une foule d’autres jusqu’aux plus obscurs) ; à ceci se sont ajoutés des présupposés méthodologiques portant notamment sur le style et habités de l’intérieur par la notion, généralement considérée comme allant de soi et naturellement partagée, de « valeur », habituellement traitée comme si elle n’avait pas d’histoire, comme s’il s’agissait d’une sorte d’invariant de la discipline. Ainsi dessinés a priori, les objectifs de l’histoire littéraire, jusqu’à aujourd’hui, ne peuvent recouper ceux qui sont à l’œuvre dans French global. Pas ici de découpage par siècle, pas de chapitre consacré au roman du xviiie siècle ou à Victor Hugo, mais trois grandes parties intitulées « espaces », « mobilités » et « multiplicités », à l’intérieur desquelles on trouve un cheminement grosso modo chronologique qui va du Moyen Âge à la période contemporaine sans pour autant se répéter d’une partie à l’autre. Au temps, à la forme, à quelque grande figure littéraire, il est certes fait allusion, et certaines contributions y reviennent plus manifestement que d’autres, mais rien là de systématique.

6Il est frappant de constater que parce qu’elles s’articulent précisément sur de solides connaissances théoriques, les contributions travaillent à synthétiser un point de vue, à comparer des démarches différentes, à interroger ce qui a pu jusqu’ici passer pour secondaire. L’histoire littéraire ainsi constituée peut intégrer des objets qui avaient jusqu’ici échappé en tout ou partie à son appréhension traditionnelle : ainsi par exemple celle de l’altérité telle que permet de la penser l’opérateur conceptuel qu’est le genre — ce que fait par exemple Danielle Haase‑Dubosc qui réunit un faisceau d’observations très fines sur des œuvres aussi diverses que l’Astrée et Mademoiselle de Maupin ; ainsi encore celle de la littérature juive au xixe siècle et sur la place, le rôle, le sens de la judéité dans le grand siècle du roman (c’est le sujet des analyses de Maurice Samuels dans la partie intitulée « multiplicités »).

7En guise de conclusion à ces quelques propos sommaires, je ferai valoir que ce que j’apprécie dans cette démarche c’est qu’elle se veut, se pense, se réalise comme résolument ouverte et qu’elle appelle et encourage d’autres gestes du même genre, qui la poursuivent, la nourrissent et ne cessent aussi d’en interroger la pertinence. Le plaidoyer pour le multiple, pour l’hétérogène, pour le non cohérent ; le plaidoyer pour l’altérité, sa pesée et sa pensée justes appelle nécessairement d’autres démarches, d’autres objets. French global ne se veut pas le dernier mot sur la question, pas plus qu’il ne prétend être un regard sur une réalité appréhendée globalement. Il invite, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, au débat. Il n’impose pas, il propose, c’est‑à‑dire qu’il formule des propositions pour lire autrement. La préface signale qu’il s’agit tout autant de fournir des cartes, c’est la métaphore utilisée, que de déplacer ce qui avait pu apparaître comme autant de frontières ; elle invite à relire. Façon de rappeler que, comme l’analyse pour Freud, l’histoire littéraire est un processus interminable. L’ouvrage permet un état des lieux de la littérature de langue française, un parmi d’autres encore à venir. Il reste à souhaiter qu’il soit suivi de beaucoup d’autres dans son genre.