Une poétique monumentale. Les Psaumes & L'Iliade, traductions récentes
1Sur tous les plans, la contradiction entre les valeurs dominantes de l’Occident et les diverses aspirations qui s’y opposent marquent notre époque. Ce qu’on appelle l’Occident n’a plus grand rapport avec les cathédrales. Il se caractérise aujourd’hui par la technologie, dans sa tendance à absorber tous les composants de la société : la communication, le travail et la guerre, bien sûr, mais aussi la morale, devenue un problème technique sous le nom d’« éthique », la démocratie, devenue une ingénierie sous le nom de « State building », la politique, devenue l’intendance servile des marchés sous le nom de « gouvernance », et même l’insurrection, qu’on produit désormais comme des tablettes numériques, avec de beaux designs cèdre, jasmin, safran, orange, velours, pourpre… Tout ce qui est absorbé par la technologie entre en réseau, dans un processus d’expansion horizontale. Tout ce qui s’y refuse, toute la part de chacun d’entre nous qui s’y refuse, tente d’échapper à ce mouvement en se redressant comme sujet, et en réclamant qu’au cœur de ce mouvement, quelque chose soit arrêté.
2La littérature a vocation à nous parler de ces deux lignes qui composent notre espace mental. La décennie passée a vu paraître plusieurs événements significatifs à cet égard. La traduction de L’Iliade par Philippe Brunet (2010) par exemple, qu’on peut entendre comme un répons à celle des Psaumes par Henri Meschonnic (2001). Leurs partis pris sont proches, ilsaffichent une forme commune de monumentalité, tant par l’ampleur, la répercussion et la durée du projet, que par leur poétique propre.
3Philippe Brunet conçoit son projet de traduction au début des années 1980 puis, conformément à l’usage grec, le déploie hardiment sur tous les plans pertinents : philologie bien sûr, linguistique et métrique (il est professeur à l’Université de Rouen), mais aussi prosodie, dramaturgie, musicologie et interprétation musicale (atelier et compagnie Démodocos, dont il est le fondateur). Comme Meschonnic qui estime nécessaire de « faire participer le lecteur à l’atelier du traduire » (d’où ce monument de 185 pages de notes), Ph. Brunet amène avec lui son tricot et le montre au public. Ainsi informée par l’érudition, nourrie par une constante activité collective, et intériorisée par l’exercice corporel de la scansion, du chant et de la scène, la traduction de Ph. Brunet se propose de restituer, au‑delà d’un texte, l’expression chorale d’une culture. Les classiques débats philologiques passent ainsi au second plan.
4La perspective d’Henri Meschonnic est mieux connue : poète et traducteur, théoricien de la poésie et de la traduction, Meschonnic n’a qu’un objectif : révéler et restituer (par la poésie, par la traduction, par la théorie) ce qui passe vraiment à travers le signe linguistique, et que le signe linguistique (en séparant l’idée et l’expression) empêche d’entendre. Ses traductions de différents livres de la Bible accompagnent, de 1970 (Les cinq rouleaux) à 2003 (Les noms, traduction de l’Exode), toute sa vie de chercheur et de poète : « C’est aussi un rapport pour moi depuis longtemps entre une forme de vie et une forme de langage » (Introduction, p.17).
5Les deux textes fondateurs ont en commun de réclamer, non des lecteurs, mais des récitants et des auditeurs. Homère n’est pas seulement un texte, il est une lyre, et « psaume », comme le rappelle Meschonnic, vient du grec « psalmos », chanson chantée sur un instrument à corde. C’est pour un récitant s’accompagnant de quelque psaltérion, et c’est pour un auditeur, que traduit Ph. Brunet, tandis que Meschonnic, plus radical, fait rentrer la lyre dans le corps du poème.
6Ph. Brunet veut coûte que coûte restituer l’hexamètre homérique, pour faire entendre la voix du récitant à travers « une multiplicité d’instances aédiques ». Étant lui-même un interprète, il est particulièrement attentif à la scansion, par exemple aux « silences où la parole retentit et se recharge », et sa traduction bénéficie de cette attention. Héritier de Gernet et de Meillet, Ph. Brunet est aussi attentif aux formes collectives de la civilisation grecque, convaincu à ce titre du caractère « formulaire » des textes homériques, « avec les mots attendus, dans l’ordre attendu, sous le contrôle de la communauté, dans une sort de co‑énonciation qui n’a pas d’autre exemple. » D’où un travail exceptionnel, sans doute l’aspect le plus visible de l’entreprise, sur les noms propres et les épithètes. Nous laissons à découvrir le procédé de Brunet, qui engendre en fin de volume un considérable et utile répertoire. Meschonnic, dans l’aventure intérieure de sa propre poétique, veut faire entendre le continu du « rythme » dans le discontinu des mots et du sens. La nature du texte primitif et de la langue source se prêtait idéalement à cette entreprise, les te amim du texte hébreu, signes diacritiques pour noter les accents et les pauses, régissant entièrement le verset, et le verset étant par conséquent « la seule unité rythmique du texte ». La plus visible et la plus originale des innovations de Gloires est ainsi de traduire par des blancs typographiques, précisément mesurés, les pauses indiquées par les signes de la cantilation hébraïque. Les écarts plus ou moins grands entre les fragments des versets, le travail incantatoire des répétitions, rappels, échos fortement marqués dans leur continuité « aspectuelle » ont pour objectif de retrouver la continuité de la langue et de la pensée, continuité entre une voix, un sujet, une culture et l’histoire.
7L’Iliade et les psaumes sont des poèmes forts différents. Ph. Brunet et Meschonnic peuvent avoir beaucoup de choses en commun, privilégier par exemple le récitatif et l’appropriation collective, ils n’en font pas moins œuvre singulière ; et qu’ils le veuillent ou non, c’est aussi leur propre voix qui est l’événement de ces traductions.
8Nous avons parlé, à propos des deux publications, d’une « forme commune de monumentalité » ; on comprend mieux sans doute qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de masse, d’élévation ou d’extension, mais essentiellement d’une question de poétique. Le poème est monument quand il fonde, quand par exemple il marque un nouvel état de la langue, ou un nouveau rapport au monde, et que des peuples se tournent vers lui. La patine des siècles n’est pas nécessaire : la monumentalité est inscrite directement dans le poème et s’impose immédiatement aux contemporains. Homère, le psalmiste, Virgile, Dante, Shakespeare, Hugo n’ont pas eu besoin de l’éternité pour apparaître au monde tels qu’en eux‑mêmes. Poétiquement la monumentalité consiste essentiellement à faire entendre dans le récitatif le silence des siècles qui nous constitue, et dans lequel nous renouons avec notre humanité intégrale. Projectivement, c’est l’idéal du poème collectif, universel et unanime :
Les vers les meilleurs sont ceux qui parviennent victorieusement à n’avoir plus de style, à ne plus pouvoir se réclamer de personne : ils accèdent ainsi à quelque chose de plus grand.
9écrit Philippe Brunet dans sa préface. Alors les grandes voix se répondent. Les Psaumes s’opposent aux Évangiles comme L’Iliade à L’Odyssée : le psalmiste et les assiégeants de Troie sont immobiles, figés sous une transcendance implacable, tandis que le Christ, Ulysse et leurs compagnons se déplacent à tous les vents, en quête d’une humanité plus autonome. Les récits sont souvent récits de déplacements ; leur fonction profonde est sans doute de nous faire croire comme vérité ontologique que le signifiant linguistique est linéaire comme un chemin : l’homme va, et il parle comme il va ; voilà pourquoi les trajectoires font signe, comme par système. Les récits de déplacement sont généralement horizontaux et doublent l’aventure intérieure des personnages ; verticaux ils sont plus fortement connotés : une ascension prépare couramment une pentecôte, toute descente est orientée vers les enfers. L’ordre horizontal des aventures accueille les bruits et les paroles que Marco Polo nomma le « devisement du monde ». L’ordre vertical de la signification est silencieux. C’est très clairement la ligne verticale du monument qui a été privilégiée dans ces deux traductions, lesquelles s’instituent à ce titre comme phares et balises dans le flux du cailletage contemporain.