Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Anne Boquel-Kern

Une avant‑scène à la vie de l’Empereur…

Pascale Fautrier, Napoléon Bonaparte, Paris : Gallimard, coll. « Folio biographies », 2011, 413 p., EAN 9782070437665.

1Aussi étonnant que cela puisse paraître, et en dépit d’une bibliographie pléthorique, rares sont les biographies consacrées à Napoléon1. Après Jacques Bainville, André Castelot, Jean Tulard et plus récemment Luigi Mascilli Migliorini2, Pascale Fautrier, tout en reconnaissant explicitement sa dette à l’égard de ses prédécesseurs, s’attaque à son tour à ce que la tradition consacre à la fois comme un monument de l’histoire nationale et comme l’archétype du « destin », dans la droite ligne de la Vie des hommes illustres dont Napoléon fut du reste l’ardent lecteur.

2C’est ce double mythe que l’auteur va s’attacher, comme les historiens avant elle, mais non dans la même perspective, à déconstruire. Dès la première phrase de son introduction, P. Fautrier définit avec précision son projet de ramener le destin de Napoléon « à la dimension d’une vie d’homme parmi les hommes » (p. 11), c’est‑à‑dire s’intéresser à la formation d’une psychologie individuelle, aux rêves qui l’informent, tout en faisant droit à l’influence du contexte familial et historique, aux fameuses « circonstances », qui selon Chateaubriand, ont fait Napoléon3. En ce sens, et forte de sa formation de littéraire4, P. Fautrier entend se situer dans la lignée des « conteurs », de ces écrivains du xixe siècle, Chateaubriand, Hugo ou Stendhal, qui ont vu en Napoléon le sujet par excellence : le récit d’une vie hors‑normes. L’auteur remarque très justement que

le roman réaliste est né de cette hallucination collective à la fois littéraire et politique dont Napoléon fut le héraut et le premier héros : le droit suprême dans nos démocraties n’est-il pas toujours celui que chacun revendique d’avoir droit, pour sa propre vie, au récit ? (p. 19).

3Dès lors, comment dire l’individu, dans sa singularité, sans tomber ni dans le récit pur et simple, ni dans l’interprétation providentialiste qui fait du « grand homme » un prédestiné ?

Les principes de la méthode biographique

4« Comment […] prétendre réussir là où les plus grands et les plus vénérés de nos écrivains ont échoué ? » (p. 21). P. Fautrier ne se dissimule pas, peut‑être avec un peu de malice (mais c’est de bonne guerre : après tout, nos fameux écrivains du xixe siècle ne procédaient‑ils pas de même en affirmant qu’il eût fallu une plume du calibre de celle de Virgile pour chanter la vie du plus grand des héros ?), les difficultés de son projet. Elle se donne deux principes directeurs qui sont autant de garde‑fous pour assurer la rigueur de sa méthode biographique : d’une part, tenir la corde entre éloge et blâme ; de l’autre, dégager les faits de la gangue du mythe littéraire et politique que Napoléon a lui‑même édifié autour de sa personne, comme l’ont montré en particulier les travaux récents d’Annie Jourdan et de Natalie Petiteau5. C’est ainsi que cet ouvrage documenté attribue à Napoléon les mérites incontestables qui sont les siens, sans tomber dans le « lyrisme d’estrade » (p. 23) ni masquer ses erreurs, ses fautes, et ses crimes.

5Au-delà de ces principes, cette biographie qui ne se laisse jamais aller à la complaisance de l’anecdote fait également le choix d’aller à l’universel : P. Fautrier veille ainsi à rattacher le récit de cette vie d’homme à un questionnement de type politique, aux résonances contemporaines. C’est ainsi que dégageant la triple nature du mythe napoléonien, littéraire, politique, mais aussi religieux, en ce qu’il cherche à sacraliser les notions abstraites de Liberté et d’Égalité issues de la Révolution, P. Fautrier s’interroge : quelle est la vraie nature du pouvoir du chef ? Comme elle l’écrit en élargissant la méthode biographique à l’interrogation philosophico-politique : « Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné les hommes se laissent gouverner par un seul ? » (p. 23). Et la fin de l’introduction de mettre en garde contre la religion du pouvoir associé au succès, « vieux talisman remis au goût du jour médiatique et réduisant l’éthique de la conviction démocratique à une vieille lune impuissante » (p. 24), mise en garde qui conclut également le livre :

Apprendre à aimer des singularités complexes plutôt que d’aduler des êtres idéalisés par le lointain de l’image-cliché ou du secret, est-ce que ça n’est pas, en fin de compte, l’éthique littéraire démocratique qu’on pourrait opposer aux chantres romantiques du « grand homme » (p. 376‑377) ?

6L’objectivité, sans le désengagement, donc, comme le prouve l’interprétation « libérale » que l’auteur donne de la chute de Napoléon. Faute d’avoir saisi les aspirations des peuples à la démocratie et à la liberté, il a peu à peu transformé son exercice du pouvoir en un despotisme :

Si les Français n’aiment pas la liberté, alors Napoléon Bonaparte est le premier d’entre eux : son horizon intellectuel limité par sa formation l’empêche de relever le défi démocratique né de la Révolution […]. Sa politique, dans la continuité de celle du Directoire, navigue à vue : un coup à gauche, un coup à droite. Il paiera de sa chute ce déficit de vision historique : seule son aura de général victorieux pouvait réussir à soutenir sa « dictature.6 » (p. 268)

Les étapes d’une formation

7Le dispositif d’ensemble du texte n’est qu’apparemment celui d’une biographie classique, respectant le déroulement chronologique des événements. Là où les biographes adoptent en général une division du récit qui respecte les « grands épisodes » de l’épopée tels que l’histoire semble les leur livrer, mais tels que le mythe, en réalité, les délimite les uns par rapport aux autres, l’auteur s’affranchit de la traditionnelle litanie : enfance corse, collège de Brienne et boules de neige, École militaire, aventure paoliste, siège de Toulon, première campagne d’Italie, campagne d’Égypte, etc. Le plan retenu est plus original et à première vue un peu déroutant : à la lecture de la table des matières s’impose l’un des choix de l’auteur : consacrer cinq des sept chapitres du livre à Bonaparte avant le coup d’État, c’est‑à‑dire privilégier son histoire avant son accession au pouvoir.

8À l’intérieur des chapitres, l’auteur adopte une composition non chronologique mais thématique, qui fait se superposer divers aspects de la vie intime, intellectuelle, morale et politique de Napoléon ; cette juxtaposition a le mérite de rendre plus vivante et moins systématique la formation psychologique de l’individu Bonaparte. À titre d’exemple, le premier chapitre est construit autour d’un fil narratif (âgé de dix‑huit ans, Bonaparte rêve en contemplant les paysages corses avant de regagner la demeure familiale) qui permet à l’auteur de donner une continuité romanesque à cette ouverture en forme de bilan d’une formation de jeunesse. Au fil des pages sont ainsi passés en revue, par analepses successives, l’attachement de Napoléon à sa terre natale, l’ancrage de la famille dans l’île, les lectures du jeune homme, ses opinions politiques, sa situation au sein de la fratrie Bonaparte, sa confrontation aux réalités économiques et financières, sa formation au collège de Brienne et l’École militaire, sa position quant à la religion, ses rapports complexes avec la figure paternelle. L’auteur adopte ce type de composition dans plusieurs de ses chapitres, dans « La Révolution française, amputation corse et conversion à la nation révolutionnaire », ou dans « Le Moment Cromwell ou les folies impériales : Austerlitz » — chapitre dans lequel les allers et retours entre l’époque du Consulat et celle de l’Empire pourront dérouter un lecteur non averti.

9Quoi qu’il en soit, c’est de manière très convaincante que P. Fautrier retrace les étapes d’une évolution où les penchants libéraux devenus libres de s’exprimer grâce à la Révolution sont peu à peu étouffés par la pratique d’un pouvoir autocratique : l’amour primitif pour la mère‑patrie corse, la considération pour le héros et père de substitution Paoli7, l’ambivalence par rapport à la monarchie française (chapitre 1), la séduction des idéaux républicains, le difficile retour à la réalité après l’échec de la tentative corse (chapitre 2), la conversion républicaine et l’interprétation limitative des principes issus de la Révolution (chapitre 3), la victoire du pragmatisme (chapitre 4 et 5), la reviviscence d’un principe monarchique dont l’ambivalence se manifeste jusque dans l’esthétique du « faux » qu’elle promeut (chapitre 6), et enfin l’enfermement progressif de l’empereur vieillissant, auquel l’énergie des débuts fait peu à peu défaut, dans les arcanes d’un système européen dont il se veut l’arbitre à défaut d’en être le maître, et dont il ne sera que le jouet (chapitre 7 et épilogue).

10Cette évolution, P. Fautrier la rend d’autant plus sensible qu’elle use avec efficacité de la correspondance et des écrits de Napoléon, abondamment citée pour l’une, résumés avec précision pour les autres, ce qui lui permet, non seulement de faire entendre la voix de Napoléon, trop souvent résumée à des citations tronquées ou à des aphorismes anecdotiques, mais encore de souligner ce que cette voix a de singulier, à cheval entre deux époques, incertaine, contradictoire même lorsque les écrits du jeune homme dénoncent ce qui caractérisera plus tard le régime qu’il aura mis en place. Mais ces analyses précises des écrits de Napoléon et de sa psychologie n’empêchent pas l’auteur de veiller à resituer constamment le parcours de Napoléon dans un contexte historique plus général, de manière à ramener certains événements de sa carrière à de justes proportions, comme par exemple dans ce passage où sont énumérés les noms, le jeune âge et l’origine sociale souvent plébéienne des généraux de la Révolution, mis en regard avec la promotion dont Bonaparte bénéficie après le siège de Toulon (p. 209‑210).

11Mais P. Fautrier ne se limite pas à ce mouvement descriptif, et, pour répondre aux problèmes posés dans son introduction, mène l’analyse conjointe des développements intimes de la psychologie de Napoléon dans son rapport à l’histoire.  

Le corps, les sens et les sentiments

12Un des grands mérites de son livre est en effet de voir son protagoniste non comme un être désincarné en qui serait venu, par la grâce divine, s’imprimer la marque de l’histoire, mais comme un homme de chair et de sang. Le livre s’attarde ainsi à plusieurs reprises et avec beaucoup de finesse sur le rapport quasi-physique que Napoléon entretient avec l’histoire, aussi bien dans ses relations avec son père défunt qu’avec les femmes.

13Le rapport de Napoléon avec Charles Bonaparte apparaît ici sous un jour intéressant ; mal à l’aise avec la trahison paternelle (Charles Bonaparte quitte les patriotes corses pour rejoindre le camp honni des « occupants » français, allant sans doute jusqu’à exploiter les charmes de son épouse auprès du nouveau gouverneur), le jeune Bonaparte cherche d’abord à racheter cette faute originelle en s’engageant aux côtés de Paoli, avant de « passer à l’ennemi » à son tour, et de devenir pleinement français. Ainsi les passages consacrés à cet « héritage impossible à assumer » sont‑ils souvent convaincants et novateurs, comme lorsque P. Fautrier insiste sur la mélancolie du deuil et la nature suicidaire de Napoléon8, ou sur la métamorphose à la fois « physique et psychique » qui transforme le jeune homme rêveur en homme de guerre cherchant à s’étourdir dans l’action, « échalas jaune aux yeux fiévreux et à la maigreur étrange, dont la volonté mentale et la nervosité pallient les faiblesses » (p. 205 et suivantes) — même si certaines interprétations de type psychanalytique, pour être suggestives, paraissent un peu forcées : doit‑on vraiment voir dans l’expression « trente mille Français vomis sur nos côtes » (Lettres sur la Corse), qui sent son latiniste, le signe d’une « ambivalence œdipienne » sur la base d’un rapprochement avec les vomissements du père atteint d’un cancer de l’estomac (p. 101) ? Est‑il nécessaire d’associer Charles Bonaparte à Charlemagne (p. 302) ?

14Quant aux relations de Napoléon avec les femmes, qui ont toujours fait couler beaucoup d’encre, depuis le pamphlet ordurier sur les Amours secrètes de Napoléon Bonaparte paru dès la chute de l’Empire, jusqu’aux Napoléon et les femmes de Frédéric Masson et d’André Castelot, P. Fautrier choisit également de les aborder non sous l’angle de l’anecdote, mais dans leur rapport conflictuel avec la conscience très forte qu’a Bonaparte, dès sa jeunesse, d’appartenir à la grande histoire. L’auteur insiste ainsi sur un comportement amoureux surdéterminé par une perception très particulière de la durée ainsi que du déroulement des événements politiques. Ainsi, qu’il s’agisse de Désirée Clary, de Joséphine — la seule que Napoléon, selon ses dires, ait jamais aimée —, ou de Marie Walewska (mais curieusement, rien ou presque n’est dit de Marie‑Louise), l’auteur décrit avec précision et justesse l’évolution de relations où le sentiment, d’emblée miné par l’intrusion de la politique, paraît voué à l’anéantissement. Certaines pages en particulier emportent l’adhésion, comme celle où l’auteur décrit Napoléon réfugié auprès de Marie Walewska après avoir fait revivre avec talent la retraite de Russie.  

15Ni Napoléon intime, ou inconnu, qui s’en tient à l’anecdote, ni Mythe du Sauveur, qui dépasse le projet biographique par la peinture globale d’une époque, le Napoléon Bonaparte de Pascale Fautrier adopte une voie médiane, en cherchant à démêler les intrications de l’intime et du politique par un recentrement sur la double notion d’individu et de récit, pour mieux mettre en avant la dimension littéraire de la vie qu’elle a choisi de narrer. Elle met ainsi en évidence la construction romantique de sa propre vie par Napoléon, écrivain manqué, mais génie de la propagande et du narcissisme, tout en menant une réflexion de nature politique sur le mythe du chef et ses résonances contemporaines.

16De fait, davantage qu’à une biographie de Napoléon, peut‑être avons‑nous affaire à un essai sur Napoléon, dont les ambitions sont à la fois moins et plus vastes. Moins vastes, parce que le livre, centré sur le double axe de la formation intellectuelle et de l’intimité dans son rapport avec l’histoire, privilégie naturellement la première partie de la vie de Napoléon, laissant dans une ombre relative la grande époque de l’Empire et de la chute. Plus vastes, parce que la réflexion exigeante de l’auteur cherche à aller au‑delà du seul récit pour faire accéder son lecteur à l’intimité intellectuelle et sentimentale de son personnage : avec un art consommé de la narration comme de l’analyse, P. Fautrier réussit ainsi à démythifier le mythe sans rien lui ôter de sa beauté.