Claude Simon, une vie à écrire
1Écrire la biographie d’un écrivain, c’est se confronter à deux ordres de réalité distincts : l’ordre du bio, et l’ordre de la graphie. À l’endroit de Claude Simon (1913‑2005), comme de tout écrivain ayant consacré sa vie, non seulement à écrire, mais encore à « l’inlassable réancrage du vécu1 », la frontière qui sépare la vie de l’écriture, et l’écriture de la vie, est poreuse. Le sous‑titre de la biographie de Mireille Calle‑Gruber, « Une vie à écrire », dit d’emblée ce rapport ouvrier entre la vie et l’écriture chez Claude Simon.
« Une vie à écrire »
2L’écrivain affirmait en 1987 : « à partir de L’Herbe tous mes livres sont plus ou moins à base de vécu, une masse confuse et emmêlée d’images qui se présente à mon esprit2 ». Il précisait toutefois, distinguant le « vécu » de ce que M. Calle‑Gruber va appeler le « récit d’une mémoire » : « C’est simplement (si l’on peut dire…) cela, cet afflux chaotique, que j’ai par exemple essayé de « rendre » en écrivant la première partie des Géorgiques »3. Dans un entretien avec M. Calle‑Gruber datant de 1992‑1993, Simon revient sur ce « rendu », par l’écriture, d’une mémoire « afflux », qui différencie ses romans du récit autobiographique :
Cette mémoire est enrichie (et déformée) par tout ce que nous propose sans cesse la langue avec ses incessantes charges de métaphores. Ajoutons‑y l’infinité de combinaisons, de constructions, de « tours », de formes que nous propose la souplesse de la syntaxe4.
3Autrement dit, au récit autobiographique se mêle la biographie de l’écriture ; à la mémoire individuelle la réserve de la langue. Et au vécu le présent du travail littéraire. L’écrivain déclarera, en 1985, à Stockholm :
L’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l’intention5.
4M. Calle‑Gruber synthétise, dans la biographie :
Claude Simon ne va cesser de puiser au récit de vie les éléments moteurs, biographiques et autobiographiques, de ses romans. Non sans prendre conscience que c’est au présent de l’écriture que renaissent les événements passés. (p. 193)
5Cependant, la lectrice de Simon, auteure, entre autres publications sur l’œuvre, de l’étude intitulée Le Grand temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon6, et éditrice de deux ouvrages collectifs, Claude Simon. Chemins de la mémoire et Les Sites de l’écriture : Claude Simon7, a laissé place à la biographe. Ce qui reste un travail d’écriture (« -graphie »), articulé à une double lecture : celle de l’œuvre qui réinvente la vie ; celle des archives auxquelles M. Calle‑Gruber a eu accès (manuscrits, lettres, documents administratifs et divers) qui témoignent d’une vie. Entre « enquête et fiction, vigilance et intuition » (p. 10), elle retrace le cheminement singulier de l’écrivain prix Nobel de littérature 1985. La biographie est l’occasion d’une traversée du xxe siècle, la vie et l’œuvre de Claude Simon témoignant tout à la fois des grands événements historiques et politiques, et des débats qui ont animé la vie littéraire et artistique.
6La biographie de Simon constitue de la sorte un document essentiel qui, publiée au Seuil après l’étude monographique de Lucien Dällenbach (1988), éclaire les enjeux de l’écriture simonienne, rappelle le contexte historique et littéraire de la publication des romans, tout en réinscrivant ceux-ci dans la genèse et le devenir de l’œuvre. L’ouvrage de M. Calle‑Gruber est surtout le lieu où peser l’héritage d’« une leçon de vie et une magistrale leçon de littérature » (p. 438) : le lieu où prendre véritablement le temps de considérer les grandes questions d’ordre poétique comme politique, intime et universel, qui ont occupé Claude Simon, et par là‑même mesurer l’« engagement » de l’écrivain dans la littérature et la société de son temps.
Écrire comme on dirait : survivre
7Duras confiait, lors d’un entretien dans les années 1980 : « Je dis : écrire comme je dirais : vivre8 ». Au sujet de Simon, on pourrait reformuler par « écrire, comme on dirait : survivre ». Claude Simon est en effet, de plus d’une façon, l’écrivain survivant. Il porte le prénom du frère mort avant sa naissance, et le nom du père mort « au champ d’honneur » (p. 11) en 1914. Sa mère meurt alors qu’il est encore enfant. En 1940, il survit à « la déroute des Flandres », lors de cette guerre que l’écrivain résumera par la suite pour le Figaro en trois mots : « meurtrière, bouffonne, scandaleuse » (p. 118). Combattant dans le 31e dragons, si l’on peut appeler « combattre » « le fait de recevoir passivement une dizaine d’obus avant de décrocher » (p. 122), comme il le relève dans une lettre adressée à Eberhard Gruber en 1993, il affronte, à pied et à cheval, les blindés et les avions allemands, avant d’assister à la mort de son capitaine.
8Simon s’est comparé à Dostoïevski « marqué pour le restant de sa vie par l’heure qu’il a passée dans l’attente d’être pendu » (p. 126). On peut aussi évoquer Blanchot, mis en joue par les Allemands et gracié à « l’instant de [l]a mort9 ». L’écriture sera, pour Claude Simon, le lieu où faire l’épreuve de « la fragilité » et de « l’endurance du vivant » (p. 127), où dire la « physique de la peur qui ne correspond pas aux catégories psychologiques » (ibid.), et trouver, en marge du récit patriotique et de la logique des honneurs, la forme d’« une vérité animale de l’être » (ibid.). M. Calle‑Gruber parvient remarquablement à restituer d’une part la chronologie des événements, tout en considérant, d’autre part, la manière dont les romans de Simon trouvent la forme d’un récit « non chrono, non logique, non tempéré qui habite l’être‑au‑monde » (p. 131).
Le montage du « récit d’une mémoire »
9Cette forme « non chrono, non logique » que Simon va donner au récit de la déroute, elle n’est pas issue du miroir que l’écrivain aurait promené le long de la route des Flandres ; elle résulte plutôt d’une mosaïque, correspondant à une mémoire fragmentaire et à un travail de composition générateur, bouleversant la logique narrative et la lecture hiérarchique, débordant enfin les catégories de genres. La technique d’écriture de Simon, qui fut d’abord « étudiant en cubisme » (p. 72) et pratiquait la photographie, relève du montage cinématographique, et touche à la composition musicale de par son rythme et ses motifs (p. 259). Un scénario‑découpage de La Route des Flandres (1960) est tenté (p. 261). M. Calle‑Gruber parle de la « démarche polytechnique10 » de Simon.
10Le second cahier iconographique que comprend la biographie, montre les manuscrits11 de La Route des Flandres avec la combinaison fascinante des bandes de texte et des couleurs que l’écrivain a attribuées à tel thème ou tel personnage, cherchant la syntaxe intime du livre, outre l’ordre habituel du récit. Ce système d’écriture, en germe dans la composition de L’Herbe (1958) comme on le voit sur les reproductions du cahier iconographique, sera repris pour Orion aveugle (1970), Les Corps conducteurs (1971), Triptyque (1973), Leçon de choses (1975). Il témoigne du souci de « préserver la liberté de l’écriture, plus exactement, de ne pas préjuger, de laisser que la fragile et incalculable relation aux significations fasse par le travail arriver l’inattendu sur la page » (p. 298). L’unité n’étant pas ici le mot grammatical mais la phrase littéraire, au sens où l’on parle de phrase musicale.
S’il y a une syntaxe de la phrase (sujet, verbe, attribut, proposition principale, subordonnées, relatives, etc.), il y en a aussi une autre du texte tout entier qui, pour n’être pas codifiée, n’en est pas moins exigeante… (p. 257)
11Peut-on lire dans les archives.
12La biographie poursuit ainsi, réflexive, la double perspective du récit de vie et de la sur‑vie poétique, ce surplus qui arrive par le travail de l’écriture, introduisant le lecteur dans la fabrique de l’œuvre. Ce qui est une façon, premièrement, de confronter la puissance de la composition littéraire avec les ratés, voire le désastre des événements de la « vie » ; deuxièmement, de prendre en compte l’augmentation inhérente au genre de la biographie. Genre que M. Calle‑Gruber renouvelle et vitalise en affichant le travail d’écriture, de composition, de montage, qu’il comprend. La biographie de « Claude Simon », cela reste « une vie à écrire ».
Une écriture « vitale »
13Survivant miraculeux de la défaite de mai 40, Simon est fait prisonnier au Stalag de Mühlberg. Le premier cahier iconographique de la biographie le montre crâne rasé, immatriculé 28982. Il survit alors aux conditions inhumaines du camp, manque de mourir de dysenterie, parvient à s’évader. De retour en France, il vit la pénurie et les rationnements, la menace des arrestations, l’ambivalence des relations sous l’Occupation. Il met à la disposition des Résistants une pièce de son appartement boulevard du Montparnasse. Pourtant, note M. Calle‑Gruber, de même que « pour son comportement pendant la guerre d’Espagne et pendant la Seconde Guerre mondiale, Simon a toujours veillé à la sobriété du récit concernant son rôle dans la Résistance, craignant l’interprétation hyperbolique, voire la surenchère des clichés » (p. 157).
14La Libération n’est pas le temps de la délivrance : Renée, qu’il avait rencontrée à Paris dans les années 30, et épousée lors d’une permission à Perpignan en 1940, se suicide. Une fois encore, l’écriture tentera, plus tard, de composer avec le non-sens et l’incompréhensible, confrontant la grammaire de la phrase au récit de l’invivable : « Et n’éprouvant rien, regardant pensant Il doit y avoir quelque chose que je ne sais pas voir, ou sentir, ou deviner, mais malgré tout ce que je pouvais faire il n’y avait que ces petites mottes de terre » (manuscrits, p. 164).
15L’écriture n’est donc, pour Simon, ni rédemptrice, ni révélatrice du sens ou de la morale de l’existence. Elle interroge. Par le travail de la forme littéraire, l’écrivain cherche « la vérité d’un langage qui vise moins le témoignage historique que l’insondable questionnement des facultés mêmes du langage, de la phrase et des mots en leurs variables et infinies possibilités » (p. 126). L’écrivain le répétera en 1985 :
J’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états‑majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est12.
16Au début des années 50, c’est de fait à la tuberculose que l’écrivain survit, alité pendant cinq mois « avec pour tout spectacle la fenêtre de l’appartement » (p. 181). En 1955, la mort de Tante Mie, l’une des chères tantes paternelles qui ont reporté sur le neveu l’amour pour le frère mort en 1914, et veillent sur Claude Simon comme des fées marraines, marque un moment de bascule dans la vie de l’écrivain qui va renier les quatre premiers romans publiés entre 1945 et 1954.
Claude ne rompt pas seulement avec un style (celui des romans précédents), analyse la biographe : il récuse son attitude dans la vie ; celle de « l’odieux enfant gâté », celle de l’écrivain doué, talentueux et funambule de La Corde raide ou du Sacre du printemps ; les lâchetés de toutes sortes. (p. 201)
17L’« enfant gâté » — « l’enfant à la mère » (p. 29) propose joliment M. Calle‑Gruber, renversant le motif de la Vierge à l’enfant, pour raconter l’enfance fusionnelle passée auprès de la veuve de guerre, Suzanne Denamiel Simon — laisse place à l’écrivain survivant à la mère, à l’épouse, à la tante, ces femmes qui l’ont aimé et qu’il a peut-être délaissées par égoïsme, ignorance de la jeunesse, ou encore du fait de cette passivité, ou indolence, qui le caractérisent : « une sorte d’indifférence, d’étrangèreté, le sentiment de ne pas être concerné, vacance ou paresse ou insouciance fataliste qui est une façon de se protéger et de résister » (p. 125).
18Se réappropriant dès lors la rigueur et la discipline de l’éducation reçue, rigueur religieuse du côté de sa mère, discipline militaire du côté de son père, sans oublier la formation solide, « quasi militaire […] morale et intellectuelle » (p. 55), dispensée au Collège Stanislas à Paris, Simon se plie à une ascèse du labeur de l’écriture, obéissant à la seule économie de l’art qui « est le seul à ne rien attendre de la vie que la vie elle‑même » et « à ne chercher sa récompense que dans son propre exercice » (p. 234). « S’ouvre ainsi la voie d’une littérature qui est espace d’empathie — identification, compassion, passion : « Passion » est un des titres envisagés d’abord pour Le Vent — où traiter « l’incorrigible » que la mort a figé ; et cheminer par ratures et reprises dans le texte où s’organisent des passages. L’écrivain peut désormais y repasser indéfiniment les mêmes scènes irréparables, de celui qui n’a rien compris, comprend trop tard, comprend en multipliant les montages et relations qui permettent qu’un certain ordre, à chaque livre, vienne pallier le désordre de l’existence » (p. 202).
19M. Calle‑Gruber qualifie l’écriture de Simon de « vitale », ce que l’on doit comprendre dans tous les sens du mot : l’écriture est « la raison de vivre » (p. 217) de l’écrivain éprouvé par la guerre, la perte des proches, la maladie ; mais aussi, l’écriture imprime et garde, à l’œuvre, « la vie palpitante multiple » (p. 221), déposant une véritable archive du vivant. De ce fait, le geste poiètique de Simon, qui fut d’abord peintre, avant d’exceller en tant qu’écrivain et photographe, « capte, constitue, le temps à l’œuvre : sur la page comme sur la plaque photographique, le dépôt du temps dans le processus de modification des matières13 ». Où « l’infime et l’immense se touchent » (p. 221). C’est ainsi que Simon, selon sa biographe, « sans refouler les spectres de la mort qui ne cessent de le hanter, […] signe une indéfectible alliance avec le vivant » (p. 226).
Simon et les avant‑gardes
20L’histoire littéraire associe généralement le nom de Simon au « Nouveau Roman ». L’expression, à l’origine péjorative, comme le sont souvent les dénominations des courants artistiques et littéraires, vient, on le sait, du critique Émile Henriot, qui, en 1957 dans Le Monde, stigmatise sous cette appellation des textes témoignant d’une nouvelle littérature qu’il trouve sans intérêt. La biographie de M. Calle‑Gruber éclaire le rapport de l’œuvre simonienne avec les avant‑gardes. Elle fait, au plan de l’histoire littéraire, ce que Simon fait au plan de la narration dans ses romans : elle déhiérarchise, et réinscrit la participation de Simon au Nouveau Roman dans la dynamique avant‑gardiste de l’œuvre, défaisant les raccourcis réducteurs, et préférant la complexité de l’œuvre aux généralisations simplificatrices.
L’écrivain autodidacte
21Car avant de rejoindre Samuel Beckett, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Michel Butor, Nathalie Sarraute et quelques autres écrivains sous la bannière du « Nouveau Roman », Simon a déjà connu plusieurs révolutionnaires, politiques et artistiques. Il a participé à la Révolution espagnole dans les années 30, à la Résistance dans les années 40. Il a rencontré Tristan Tzara ; invité par Dora Maar, il a assisté à la première lecture publique de la pièce de Picasso, Le Désir attrapé par la queue (p. 158 et sqq). Il a également connu le peintre Jean Dubuffet. Mais à chaque fois, Simon reste « à la marge de ces marges artistiques, tenant la distance qui donne une certaine liberté critique, mais aussi sans doute la possibilité d’une recherche singulière : qui ne sait encore ce qu’elle cherche mais sait déjà qu’elle ne peut être que solitaire » (p. 148). Ainsi n’adhérera‑t‑il « jamais totalement à un mouvement ni à un groupe » (ibid.). C’est ce qui se passe avec le « Nouveau Roman » :
Le cheminement qu’il conduit dans la langue, à l’épreuve du style et des agencements syntaxiques, lui fait croiser, par certains aspects, les préoccupations du Nouveau Roman et partager un temps une « aventure de l’écriture » (Ricardou) […] Pour autant, ces affinités ne font pas de Claude Simon un « nouveau romancier. (p. 229).
221957 est une année décisive pour l’œuvre de Simon. Certes, c’est l’année où il rencontre Alain Robbe‑Grillet qui le présente à Jérôme Lindon. Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque est publié, comme tous les romans par la suite, aux Éditions de Minuit. Cela ne signifie pas néanmoins que Simon se mette à « faire du Nouveau Roman ». Pour lui, le Nouveau Roman, c’est plutôt Robbe‑Grillet et Jérôme Lindon. Claude Ollier et Michel Butor, M. Calle‑Gruber le rappelle, sont d’ailleurs rapidement écartés du groupe. Simon lui-même se présente bientôt comme « le monsieur Jourdain du “Nouveau Roman” », sans théorie « ni d’autre préoccupation que de trouver (péniblement) le meilleur moyen d’exprimer (copier) [s]es émotions » (p. 235‑236).
23Autodidacte, il a appris à écrire, d’une part en lisant Faulkner, Dostoïevski, Joyce, Proust ; d’autre part en exerçant une double activité de peintre et de photographe, développant l’approche sensible qui caractérise son écriture. Enfin, en s’astreignant, quotidiennement, bientôt accompagné par Réa Simon, qui sera, à partir des années 60, « la femme de l’œuvre » (p. 276), au travail de l’écriture, travail qui déborde l’intention et augmente de par l’économie poiètique de la création :
Une fois mon livre achevé, au lieu de l’écrivain qui dit mon dieu je n’ai pas pu dire ce que je voulais dire, je disais mon dieu mais comme ce que je voulais dire était pauvre par rapport à ce qui s’est dit par mon travail, lorsque j’ai travaillé. (p. 298)
24Sa recherche, qui consiste à faire éclore les promesses de la littérature, est de ce fait irréductible à toute « école » ou doxa. Comme l’est celle de chacun des « écrivains du Nouveau Roman », ce qu’il s’est efforcé de mettre en évidence, insistant sur la singularité de chaque trajectoire :
On ne trouve, par exemple, pas une description chez Nathalie Sarraute qui, par contre, écrit des pages de dialogues et, en fait, d’observation psychologique, d’ailleurs fort subtile. Butor a su faire du récit de voyage une grandiose symphonie. Claude Ollier interroge la science-fiction. Ricardou explore les multiples possibilités des « lieux-dits ». L’œuvre de Pinget est toute de sensibilité de demi-teintes et d’un humour mélancolique qui ne sont qu’à lui… Est-ce qu’il n’y a pas là, au contraire de la rigidité dogmatique qu’imaginent certains, un vaste éventail14 ?
25L’impact du « Nouveau Roman » sur Simon ne concerne donc pas l’œuvre romanesque, qui poursuit son cours dans la recherche d’une phrase apte à dire la « réalité chaotique, mouvante et pourtant concertée de l’homme et des choses », telle qu’elle est définie dans L’Observateur littéraire en 1957 (p. 231). En revanche, ce sont peut-être les questions soulevées par Nathalie Sarraute et Alain Robbe‑Grillet qui, avec les répercussions de la publication de La Route des Flandres dont la forme littéraire interroge les critiques et journalistes de tous les pays, conduisent Claude Simon à commencer à publier des textes de réflexion critique à partir de 1958, et dans les années 1960 à prononcer, dans les universités françaises et à l’étranger, d’admirables conférences sur son travail d’écrivain et son appréhension de l’art15.
L’engagement poiètique
26La réticence de Simon à l’égard du Nouveau Roman n’est toutefois pas le signe d’un « désengagement » de l’écrivain qui se tiendrait à l’écart du monde dans la chambre d’écriture. S’il ne se retrouve ni du côté des théoriciens de la littérature (« c’est toujours en écrivain qu’il intervient » (p. 269) appuie M. Calle‑Gruber), ni, surtout, du côté de la littérature engagée telle que Sartre la conçoit, Simon est intimement engagé dans son travail d’écrivain, et a une position déterminée, valant une « éthique » (p. 246), quant au rapport entre la littérature, les arts, et la société. Position qui lie inextricablement politique et poétique. En 1960, il signe la Déclaration des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, affirmant « de son devoir de prendre position » (p. 265). Mais il prendra également successivement position pour des textes poétiquement « révolutionnaires » : L’Opoponax de Monique Wittig en 1964, et Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat en 1970. La confrontation avec Sartre qui, en 1964, refuse de façon spectaculaire le Nobel, et dont M. Calle‑Gruber rapporte avec précision les « Scènes autour du débat à la Mutualité » (p. 239), est un épisode passionnant quant aux différentes postures d’« engagement » de l’écrivain français au xxe siècle.
27La Route des Flandres reçoit le Prix de L’Express, et est traduit dans plusieurs langues. Histoire, en 1967, remporte le Prix Médicis. L’intérêt que l’œuvre de Simon suscite, est international, et l’écrivain est de plus en plus sollicité. Un premier doctorat honoris causa est reçu à Norwich à l’Université East Anglia en 1973. En 1974, un colloque lui est consacré à Cerisy-la-Salle ; les actes qui paraissent chez Bourgois en 1975 marquent une étape importante pour la réception de l’œuvre. « Claude Simon est désormais entouré de chercheurs qui relaient ses interrogations d’écrivain » (p. 313). Davantage, « l’écrivain est passé du groupe restreint « scandaleux » du Nouveau Roman à la consécration générale, même si, considéré comme difficile, voire illisible, il souffre de ne pas être lu plus largement » (p. 323). Il ne cédera cependant jamais aux « attentes » éditoriales ou commerciales en « simplifiant » son écriture. C’est « entier », à savoir sans concession, qu’il entre dans l’édition de 1977 du Petit Larousse en couleurs. En 1981, Les Géorgiques fait de nouveau événement et est reconnu comme un chef d’œuvre irréductible à tout « courant » littéraire — même si la presse française apparaît moins enthousiaste que la presse internationale, et continue, encore au moment du Nobel en 1985, à confondre Simon et le Nouveau Roman (p. 360). Lorsqu’en 2001 paraît le dernier roman, Le Tramway, Claude Simon est désormais considéré comme « un grand classique de la modernité » (p. 434).
28De façon imperceptible et non calculée, Simon est de la sorte progressivement amené à prendre de plus en plus souvent la parole, s’exposer sur la scène publique et internationale, et à réaffirmer sa position d’écrivain engagé dans le travail poiétique de la langue. M. Calle‑Gruber repère les éléments possibles du tracé d’un destin qui conduiraient l’écrivain au prix Nobel de littérature en 1985 :
Comment ne pas noter en effet que Claude Simon, qui a placé L’Herbe, en 1958, à l’enseigne de Boris Pasternak, l’année où celui-ci reçoit le Nobel (puis le décline sous la contrainte du régime soviétique) ; qui a critiqué le refus de Sartre lauréat du Prix en 1964 (« Je ne refuserais pas le Nobel (après avoir laissé poser ma candidature) si on me le donnait (vous me direz que je n’en aurai jamais l’occasion. Je sais. Mais c’est pour dire) » (lettre à Bernard Pingaud, décembre 1964)) ; qui a été reçu personnellement par Pablo Neruda, nobélisable et Nobel 1972, à Santiago du Chili lors du Symposium des écrivains en 1969 ; qui publie chez Minuit aux côtés de Samuel Beckett (Nobel, 1969), comment ne pas noter que Claude Simon va être, en 1985, le premier écrivain français élu après le coup d’éclat médiatique de Sartre, c’est-à-dire en quelque sorte un « successeur » qui renoue des liens apaisés avec l’Académie suédoise ? Comment ne pas imaginer qu’il ait pu rêver à cette distinction pendant son travail attentif opiniâtre, alors que, couvert d’éloges par les meilleurs critiques du monde, il était boudé par la presque totalité des jurys de prix en France ? (p. 333).
29La biographie révèle ainsi la portée, la renommée, et la réception internationales d’une œuvre trop souvent réduite, en France, au Nouveau Roman, c’est‑à‑dire à une écriture qui serait conceptuelle et difficile d’accès, ou encore réservée à des lecteurs avertis. M. Calle‑Gruber réussit brillamment à renouveler l’image de l’auteur de La Route des Flandres en mettant à jour le potentiel sensible de ses livres, et en invitant à l’expérience vivifiante de leur lecture.
La biographie des romans
30L’un des plans les plus générateurs de l’ouvrage de M. Calle‑Gruber concerne peut‑être la biographie des romans, c’est‑à‑dire le récit de la composition de chaque livre de Simon, que la biographe met en rapport avec les événements, personnels et culturels, contemporains de l’écriture, et qu’elle réinscrit dans la lignée de l’œuvre. Les questions d’ordre poétique, de même que les enjeux techniques et artistiques, que l’écriture soulève, sont captivants. La « fabrication » (p. 253) de La Route des Flandres et la « révolution » (p. 271) du Palace (1962) ; l’Histoire dite depuis le « creux de la main, les arbres, les nuages » (p. 275) dans Histoire (1967) ; l’art du montage (p. 315) avec Triptyque ; le « vécu littéraire » (p. 339) et la construction organique du roman (p. 342), débordant la matière autobiographique (p. 376), de Les Géorgiques (1981) ; « l’archive intérieure » (p. 387), à savoir L’Acacia (1989) ; jusqu’au « portrait d’une mémoire » (p. 412) qu’offre Le Jardin des plantes (1997)… La biographie de M. Calle‑Gruber découvre, depuis l’œuvre de Simon, de nouveaux partages entre l’écriture et la « vie », et entre la littérature et l’Histoire. Entre, également, la littérature et les arts, peinture, photographie, cinéma, dont le rapport est pour Simon évident :
Aussi l’élaboration d’un livre revient-elle, dans mon cas, à collecter toutes les images que la vie et le langage m’apportent, et à les recomposer en un ensemble cohérent, à en faire un objet structuré. (p. 299)
31On pense au collage du Paravent que montre le second cahier iconographique de la biographie, sur lequel sont montées différentes images en tous genres.
32À l’enseigne de cette composition par montage ou collage, et d’une écriture qui déborde les catégories de genres et les hiérarchies narratives, Simon refusait de compartimenter l’Histoire littéraire et des arts. Il dénonçait ainsi la terminologie qui parle d’ « avant‑garde », révélant la métaphore militaire qu’elle recouvre : « On ne voit pas très bien alors comment il pourrait exister, en art, plusieurs « échelons ». Par exemple un art qui se distinguerait d’un autre comme le gros de la troupe venant occuper le terrain déjà exploré par des éléments partis en éclaireurs. Occuper pour y faire quoi ? Y découvrir quoi ?... L’ « exploiter » ? Le mettre en « valeur » ? Ces mots, semble-t-il, parlent d’eux-mêmes [...] Chercher donc à définir « l’avant-garde » par opposition à une troupe ou à une arrière-garde qui, en art, n’existent pas, me semble vain »16. L’art était pour lui, par définition, novateur. C’est à cette proue artistique, dans la (sur-)vie des formes et l’implacabilité de la recherche, qu’il s’est tenu pour traverser le xxe siècle.
Une traversée du xxe siècle
33Le premier cahier iconographique composé par M. Calle‑Gruber atteste que la biographie de Simon est l’occasion de traverser le xxe siècle et ses grandes questions. Est d’abord représentée la France coloniale, avec les cartes postales, datées de 1908, envoyées par le père de Claude Simon, de Port-Saïd ou Singapour, à « Suzanne Denamiel » à Perpignan, France ; et la photographie datée de 1914, pleine page dans le cahier iconographique, prise à Tananarive, de Razaph, la nourrice malgache, pieds nus, portant Claude bébé. Les images du Collège Stanislas où Simon fait sa scolarité témoignent de la discipline à la fois religieuse et militaire de l’éducation reçue dans les années 20 ; la photographie de « Claude Simon peintre au chevalet, Montparnasse », du Paris des années 30 dans lequel Claude poursuit sa formation en art. L’image où figurent Simon et sa famille lors de l’inauguration de la plaque en hommage à Louis Codet, à Perpignan, rappelle l’impact de la Première Guerre Mondiale ; tandis que les deux photographies montrant Simon en 1936 à Barcelone, et prisonnier du Stalag de Mühlberg en mai 1940, racontent le vécu de la Révolution espagnole et de la Seconde Guerre mondiale.
34La photographie de Simon dans l’atelier de François Desnoyers, à Paris, au printemps 1944, fait un clin d’œil à la trajectoire du peintre ayant, comme Simon mais une génération avant lui, vécu l’horreur de la guerre et la captivité, puis expérimenté les techniques de représentation différentes, et cherché au travers d’une ascèse quotidienne à faire œuvre. Tel est en effet le cheminement de l’écrivain qui, s’il figure sur les photographies aux côtés de Robbe‑Grillet, Jean Ricardou, Claude Ollier, Nathalie Sarraute et Robert Pinget, lors des colloques internationaux sur le « Nouveau Roman » (Cerisy-la-Salle, 1971 et New York University, 1982), a poursuivi une recherche nécessaire. L’image de la remise du prix Nobel de littérature, à Stockholm, en 1985, atteste cette indépendance, et la dimension universelle, dans sa singularité, de l’œuvre de Simon. Lui-même expliquait ainsi : « homme parmi les hommes, avec mes besoins et mes désirs d’homme, ma réalité, quoique particulière, est un fragment de l’universel17. »
35Il aura de fait été lu et reconnu par les plus grands, philosophes, sociologues, écrivains, peintres : Maurice Merleau-Ponty, Joan Miró, Philippe Sollers, Gilles Deleuze, Edgar Morin, Pierre Bourdieu, entre autres, ont, les uns et les autres, communiqué leur admiration envers une œuvre majeure. Un « véritable modèle » (p. 360) écrit d’Alger, en 1986, Rachid Boudjedra.
La biographie au secret
36Conformément aux valeurs de l’écrivain, dans Une vie à écrire, la biographie de l’œuvre supplante l’anecdote. À l’instar de « la démarche tâtonnante de l’écrivain, symbolisée par Orion aveugle » (p. 299) dans le roman éponyme, M. Calle‑Gruber « avance vers quelque chose d’insaisissable, qui se dérobe chaque fois » (ibid.). « Écrire une biographie, est une chose étrange et sans fin, écrit-elle en avant‑propos, C’est toucher à du secret — et Claude Simon était un homme singulièrement secret » (p. 10).
37Cette réserve n’empêche pas M. Calle-Gruber de rapporter les différends et malentendus qui ont tour à tour confronté Simon avec Sartre (p. 339), Jean Cayrol (p. 307), Jérôme Lindon (p. 335), ou encore Kenzaburô Ôé (p. 423), jusqu’à parfois faire l’actualité sur la scène médiatique. Ni de mettre en évidence la franchise, la liberté, le caractère entier et la fidélité de l’écrivain, des vertus certainement difficiles à vivre pour ses proches, notamment pour les femmes qu’il a connues. Mais la découverte des coulisses de l’œuvre n’est jamais voyeuriste. Comme si la lectrice-biographe s’était tenue, pour ce qui est de la « vie privée » comme de la « vie publique » de l’écrivain, aux éléments repris dans l’œuvre, ou nécessaires à la compréhension de sa fabrique.
38La biographie de Mireille Calle-Gruber donne à lire, « simplement (si l’on peut dire…) », c’est‑à‑dire de manière claire sans être simplificatrice, le texte de la vie de Simon, dans lequel se tissent la trajectoire individuelle et la traversée du xxe siècle, l’histoire littéraire et la recherche sensible, les débats politiques et les prises de positions artistiques. Elle veille sur le secret, qui est le travail poiètique de la langue, et qui donne à l’œuvre de Claude Simon la tournure à la fois assurée et sobre, la noblesse, avec la double dimension d’intimité et d’universel, qui en font tout à la fois « une leçon de vie et une magistrale leçon de littérature ».