Du bovarysme fin-de-siècle, lire Jules de Gaultier
1La réédition du Bovarysme de Jules de Gaultier (initialement paru au Mercure de France en 1902) intervient dans un contexte de résurgence de l’intérêt pour une notion, dont la disparate ne fait d’ailleurs pas obstacle à cet intérêt — et on peut même penser qu’elle le favorise — le bovarysme étant bien, indéniablement, le nom de la théorie élaborée par le philosophe Jules de Gaultier, tout en demeurant ce que la suggestivité du terme peut produire, que ce soit une réflexion autour de ce qu’il conviendrait d’appeler une « féminité catastrophique », ou encore une problématisation des rapports entre fiction et réalité.
2Lire Jules de Gaultier, c’est donc tout d’abord vérifier la remarquable expansion de la notion hors du champ que son inventeur lui avait originellement assigné, mais c’est aussi prendre la mesure, insoupçonnable, de la cohésion d’un système de pensée néanmoins tentaculaire. Car, des trois ouvrages consacrés au bovarysme1, l’essai de 1902 est sans conteste celui dans lequel s’exprime le mieux l’ambition totalisante de Jules de Gaultier : celle de faire du bovarysme non plus seulement un thème psychologique — que la postérité aura retenu grâce à la formule « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est » (p. 10) — mais l’instrument méthodologique qui lui permet d’organiser toute sa réflexion. Aussi l’essai est‑il constitué de déclinaisons, par emboîtements successifs, d’un même principe fondateur. Si, en ouverture, l’essai comporte bien le chapitre attendu, celui qui justifie toute l’entreprise gaultierienne en se constituant comme l’origine même de la découverte conceptuelle, à savoir le chapitre consacré au « bovarysme des personnages de Flaubert », les chapitres suivants affirment l’autonomie du bovarysme par rapport à son référent littéraire, soit qu’ils étudient le bovarysme comme fait de psychologie générale (le bovarysme des individus), ou comme fait de psychologie sociale (le bovarysme des collectivités), soit qu’ils s’appliquent à en extraire l’essence même, dénonçant alors, dans une perspective plus conceptuelle, l’illusion du libre‑arbitre ou l’antagonisme entre l’existence et la connaissance :
… il reste toujours que le moi psychologique, pour se connaître, se conçoit nécessairement autre qu’il n’est, que cette fausse conception de lui‑même entraîne une fausse conception des choses et frappe la connaissance tout entière d’une tare sans remède. (p. 98)
3Les trois dernières parties entreprennent, par un renversement symétrique, de réévaluer le phénomène bovaryque en « pouvoir d’exhaussement », pour mieux, finalement, exalter le réel, pensé lui‑même comme son ultime production.
4Il y a donc loin « d’Emma Bovary au Grand Tout », pour reprendre la formule que Charles Maurras avait proposé lors de la parution du Bovarysme — sans une once d’ironie, ni aucune déploration d’ailleurs, le versant philosophique étant exclusivement ce qui, dans la théorie de Jules de Gaultier, l’intéressait. Mais, s’il y a loin d’Emma Bovary au Grand Tout, la part la plus littéraire de la notion — celle qui concerne exclusivement Flaubert — n’en est pas moins tributaire, comme la part la plus philosophique, de fondements intellectuels et moraux fortement empreints d’une historicité.
5C’est ainsi que l’étude de Per Buvik, Le Principe bovaryque, qui prolonge cette réédition, s’avère très utile dès lors qu’elle contextualise l’œuvre de Jules de Gaultier. P. Buvik pose notamment l’influence déterminante de Nietzsche et du vitalisme sur l’auteur du Bovarysme — « à la suite de Nietzsche et avant Heidegger et Derrida, Jules de Gaultier vise à la subversion de la métaphysique et pratique une sorte de déconstruction » (p. 172), et rappelle à ce titre que Jules de Gaultier fut l’un des premiers à avoir favorisé la diffusion de la pensée nietzschéenne en France (notamment en publiant, dès 1904, Nietzsche et la réforme philosophique). Il analyse également le dialogue entre Jules de Gaultier et certains de ses contemporains : Paul Bourget avec qui il partage une même attention à la notion de décadence — l’héritage des Essais de psychologie contemporaine sur le Bovarysme est considérable —, Remy de Gourmont dont la « dissociation critique des idées » rencontre sa propre volonté de détruire « l’idole Vérité », ou encore Gabriel de Tarde à qui il emprunte la notion d’imitation pour l’élaboration de son application sociale du bovarysme psychologique. Mais aussi le rival Georges Palante qui, après un premier engouement, ne vit plus dans le bovarysme qu’un « bluff philosophique », et l’admirateur Victor Segalen, ce dernier ayant caressé le projet, resté à l’état d’inachèvement, de fonder sur le modèle du bovarysme une philosophie de l’exotisme.
6Le Principe bovaryque réinscrit donc le bovarysme dans l’histoire des idées, celle de son temps qui fut aussi celle de l’Affaire Dreyfus. Concernant l’ambiguïté des positions idéologiques de Jules de Gaultier, P. Buvik a fait le choix, dans une perspective non polémique, de la résorber, notamment par une approche biographique qui dédouane l’homme de toute implication effective dans les milieux de l’extrême droite française ; la notice biographique, très complète, fournit à ce titre des documents émanant de l’administration de laquelle il relevait, en tant que receveur des finances. Une notice bibliographique permet en outre de mesurer la prolixité mais aussi l’obsession de celui dont Jacques Lacan disait — avec ironie — qu’il avait entrevu dans le « bovarysme » la clé du monde.
7L’étude de Per Buvik se clôt par une invitation à relire le bovarysme strictement flaubertien pour reconsidérer la possibilité d’appliquer à Emma Bovary ce qui, chez Jules de Gaultier, sous la dénomination d’« erreur créatrice », représente la part la plus positive de la notion et qui lui avait été, comme tel, refusé par le philosophe. Une invitation, donc, à lire et relire Jules de Gaultier, mais aussi Flaubert, pour mieux se demander si Emma souffrait vraiment de bovarysme, et prolonger l’interrogation sur les possibles du « bovarysme ».