« Le temps d’après », temps des « événements matériels purs » : le réalisme haptique chez Béla Tarr
1Si les films de Béla Tarr1 sont encore peu ou mal connus en France, c’est que ces derniers n’ont pu commencer à être vus qu’à partir des années 2000. La fin de l’année 2011 témoigne néanmoins d’un meilleur accès à son œuvre singulière, avec le double événement majeur : la rétrospective filmographique intégrale de Béla Tarr au Centre Pompidou, en collaboration avec le Festival d’Automne à Paris, et la parution simultanée du livre que consacre Jacques Rancière à ce réalisateur : Béla Tarr, le temps d’après.
2Cette concomitance est d’autant plus intéressante si on rapproche le réalisateur du philosophe. Quand il est demandé au premier s’il fait des films philosophiques ou s’il philosophe par l’intermédiaire de ceux‑là — objectivement marqués par Schopenhauer et Nietzsche —, Béla Tarr répond par la négative. Car telle n’est pas, en effet, la modalité essentielle du cinéaste2 ; s’il philosophe, c’est malgré lui. Aussi, J. Rancière prend‑il le parti de « cinéphilosopher »3 sur les films de Béla Tarr, qu’il apprécie incontestablement. Le philosophe énonce en effet paradoxalement sa position d’amateur, et non de philosophe, à l’égard du cinéma4.
3Ce n’est pourtant pas la première fois que le philosophe écrit sur le cinéma — ni sur Béla Tarr5. Il le redéfinit, brièvement mais efficacement, dans Béla Tarr : le cinéma est « art du sensible » (p. 11) (et non simplement du « visible »),
art du temps des images et des sons, un art construisant les mouvements qui mettent les corps en rapport les uns avec les autres dans un espace (p. 11)
4Pour spécifier le langage cinématographique, il redéfinit le cinéma par rapport aux deux grands arts de la parole que sont la littérature et la rhétorique : « un art qui montre des corps, lesquels s’expriment entre autres par l’acte de parler et par la façon dont la parole fait effet sur eux. ».
5Si J. Rancière a consacré La Fable cinématographique (éditions du Seuil, 2001) et plus récemment Les Écarts du cinéma (La Fabrique, 2011) au septième art, c’est néanmoins la première fois qu’il y consacre une monographie publiée comme telle6. Au même moment que Béla Tarr, le temps d’après paraissait Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art. Tout se passe comme si ces gestes éditoriaux n’étaient pas sans s’ignorer, d’autant plus que J. Rancière traite à deux reprises du cinéma dans ce dernier7. Comment donc penser la relation entre ces deux ouvrages ? Certes, le statut des ouvrages n’est pas le même : d’une part, nous sommes face à une monographie élective et brève d’un amateur discourant sur la cinématographie d’un réalisateur apprécié ; d’autre part, face à l’ouvrage développé d’un philosophe poursuivant la théorisation du « régime esthétique de l’art », où le cinéma prend place avant et après la section consacrée à la photographie, et parmi la sculpture, la peinture, la littérature, la poésie, le cirque et la danse, le théâtre et les arts décoratifs. La philosophie gagnerait le cinéma et vice versa chez J. Rancière. Béla Tarr constituerait‑il alors une excroissance de Aisthesis, une autre « scène » du régime esthétique de l’art ? Si tel est le cas, qu’apporte‑t‑il à la pensée rancièrienne relative à ce régime, et au cinéma en particulier ?
6La thèse rancièrienne du « régime esthétique de l’art » est en effet liée au cinéma, et ce dès La fable cinématographique. Rappelons que le régime esthétique de l’art — synonyme de la modernité artistique — s’oppose au régime représentatif, comme l’aisthesis à la mimesis8. Ou pour le dire avec J. Rancière : « tel est l’art de l’âge esthétique : un art qui vient après et défait les enchaînements de l’art représentatif »9.
7Or, pour le philosophe,
il est tentant d’en conclure avec Epstein et quelques autres, que le cinéma est le rêve réalisé de ce régime [….]. Il semble accomplir naturellement cette écriture de l’opsis10 qui renverse le privilège aristotélicien du muthos. La conclusion est pourtant fausse pour une simple raison : en étant par nature ce que les arts de l’âge esthétique s’efforçaient d’être, le cinéma inverse leur mouvement.11
8L’énoncé du paradoxe est précisément le suivant : d’une part, « les grandes figures d’un cinéma pur dont les fables et les formes se déduiraient de son essence ne nous présentent que des versions exemplaires de la fable dédoublée et contrariée : mise en scène d’une mise en scène, contre‑mouvement affectant l’enchaînement des actions et des plans,… »12 ; d’autre part, les « formes cinématographiques les plus classiques, les plus fidèles à la tradition représentative des actions bien enchaînées, des caractères bien tranchés et des images bien composées sont affectées de cet écart qui marque l’appartenance de la fable cinématographique au régime esthétique de l’art. »13.
9Plutôt que d’opposer les deux poétiques aristotélicienne et schlegelienne14, J. Rancière les pense de concert, contrariant ainsi une quelconque téléologie de la modernité artistique qui se situerait du côté d’une poétique anti‑représentative :
Art moderne par excellence, le cinéma est l’art qui, plus que tout autre, éprouve le conflit ou essaie la combinaison des deux grandes poétiques15.
10Il est à la fois un simple instrument d’illustration au service d’un succédané de la poétique classique et il est l’art qui peut porter à sa plus haute puissance la double ressource de l’impression muette qui parle et du montage qui calcule les puissances de signifiance et les valeurs de vérité16.
11C’est la raison pour laquelle
l’ordinaire, le degré zéro de la fiction cinématographique, c’est la complémentarité des deux, la double attestation de la logique de l’action et de l’effet de réel. Le travail artistique est au contraire d’en faire varier les valeurs, d’en augmenter ou d’en réduire l’écart, d’en inverser les rôles.17
12L’écart est un véritable principe de méthode chez J. Rancière, et précisément la tâche de la philosophie considérée comme la description d’un système d’écarts. S’il est donc un usage courant de la poétique cinématographique, il relève d’une pratique singulière chez un réalisateur, en particulier comme procédé esthétique fondamental. L’approche cinématographique de Béla Tarr sera donc pour J. Rancière l’appréhension et la définition de pratiques propres de l’écart, variant entre poétique représentative et anti‑représentative. Quel est donc le « système Tarr » (p. 83) ?
L’ « écart » entre « histoire » et « situation » : le « réalisme » comme « manière d’habiter des situations »
L’histoire exige que l’on retienne de chaque situation les éléments qui peuvent s’insérer dans un schème de causes et d’effets. Mais le réalisme, lui, commande, qu’on aille toujours plus loin à l’intérieur de la situation elle‑même, qu’on développe toujours plus avant l’enchaînement des sensations, des perceptions et des émotions qui font des animaux humains des êtres auxquels il arrive des histoires … (p. 15)
« Le temps d’après » : la fin des histoires ?
13Le premier chapitre du livre consacré à Béla Tarr s’attache précisément à définir « le temps d’après », notion inscrite au cœur de la pensée ranciérienne. Cela renvoie à sa théorie du régime esthétique de l’art, qui est un art qui vient après l’art représentatif. Le cinéma est, qui plus est, un art qui vient après la littérature, après la révolution littéraire, après le bouleversement des rapports entre signifier et montrer18. « Le temps d’après » a donc deux enjeux principaux relativement à l’histoire et à l’Histoire. D’une part, en termes narratifs, il s’agit de la fin des histoires et de toute histoire (« le temps d’après les histoires », p. 70). Cela repose sur deux présupposés : un présupposé historique, la fin des histoires car « elles ont toutes été racontées dans l’Ancien Testament » (p. 70) ; et un présupposé philosophique (ontologique), la vie ne connaît pas d’histoires, mais seulement des actions orientées vers des fins, c’est‑à‑dire des situations ouvertes dans toutes les directions. Cela est significatif dans Le Cheval de Turin : s’il n’y a pas d’histoire à retranscrire à proprement parler (le cheval, le père et sa fille vont vers leur fin), c’est qu’il y a épuisement de la forme narrative du fait de la répétition et d’une temporalité réduite à six jours19.
14Toute esthétique n’étant jamais très loin de la politique dans la pensée ranciérienne, « le temps d’après » renvoie également à un contexte historique et politique précis chez Béla Tarr : celui de la Hongrie socialiste ouvrant la voie au communisme. J. Rancière fait état de deux périodes dans la filmographie du réalisateur hongrois : du Nid familial à Damnation et de Damnation au Cheval de Turin, on passe des films de jeunesse à ceux de la maturité, des films sociaux aux films métaphysiques et formalistes. En d’autres termes, « passage du social au cosmique », dit volontiers le cinéaste. Pour autant, Béla Tarr ne cesse de répéter qu’il fait toujours le même film et qu’il parle de la même réalité (matérielle), la creusant toujours un peu plus. L’entreprise de J. Rancière est précisément de définir ce dénominateur commun à la cinématographie de Béla Tarr : « Du premier film au dernier, c’est toujours l’histoire d’une promesse déçue, d’un voyage avec retour au point de départ »20 .
15Dans ce contexte de fin des histoires, tout se passe pourtant comme si celles‑ci n’étaient pas complètement reléguées au néant. En effet, un film de Béla Tarr, c’est une histoire répétitive d’individu escroqué par autrui aux prises avec le temps officiel de la Hongrie de la fin des années 1970, correspondant à un temps linéaire duquel se dégage la réalité du temps vécu par les individus. La condition nécessaire et suffisante d’existence d’une histoire réside précisément chez Béla Tarr dans la possibilité de sortir de la répétition : « Pour qu’il y ait histoire, il faut et il suffit qu’il y ait une promesse d’échapper à la loi […] de la répétition. ». Ainsi, J. Rancière donne à voir trois temps dans Le Cheval de Turin, correspondant aux trois acteurs du drame que sont le cheval, la père et la fille, et qui peuvent schématiser un film de Béla Tarr : le temps du déclin (lié au cheval qui refuse de se nourrir comme de sortir de son étable et qui s’achemine vers sa propre mort, entraînant le père et la fille) ; le temps du changement (pour échapper à la faim, les trois acteurs tentent une sortie dans le vent, le froid et l’épreuve avant de revenir finalement chez eux constituant le seul abri) ; le temps de la répétition (le retour au temps d’avant). Le Cheval de Turin donne par ailleurs à voir la répétition au cours d’une semaine de six jours à travers celle des gestes du quotidien (s’habiller, se nourrir, dormir) et une trinité (trois personnages, trois temporalités) sans Dieu (il n’y a pas de septième jour et les temporalités ne sont qu’immanentes — à part celle correspondant au temps du changement qui pourrait illustrer une causalité verticale au sein de l’horizontalité et de la matérialité). Ce schéma d’histoire constitue un scénario nihiliste21, renvoyant à des histoires de répétition temporairement interrompue et de promesse vouée à la déception. Ainsi, on peut dire avec J. Rancière :
Il n’y a pas d’histoires, dit le cinéaste. […] Des histoires d’attente qui se révèlent mensongères. […] Les histoires sont des histoires de menteurs et de dupes, parce qu’elles sont mensongères en elles‑mêmes. (p. 69)
16Et en même temps, « il faut bien […] une histoire. Mais […] toutes les histoires sont des histoires de désintégration » (p. 36) et d’escroquerie. La matière narrative est donc réduite à ce paradoxe. Les histoires chez Béla Tarr sont des histoires circulaires dotées de fins illusoires, et tout scénario ne peut constituer qu’une forme de variation.
Les « situations qui durent » comme vérité des « histoires qui enchaînent »
17Dans Béla Tarr, après un premier chapitre consacré au « temps d’après », viennent les « histoires de familles » puis « l’empire de la pluie », avant « escrocs, idiots et fous », et enfin « le cercle fermé ouvert ». J. Rancière montre ainsi que dans les films de la première période de Béla Tarr, le cinéaste donne à voir un quotidien qui est celui du travail et de la famille, qui rompt cependant avec le naturalisme par le recours à la profondeur du champ et de la couleur22, à la division du plan en plusieurs zones d’ombre et de lumière, à travers un clair‑obscur dramatique. Si cette étape apparaît comme une entrée en matière, c’est bien pour montrer le dépassement opéré chez Béla Tarr : des relations (familles, générations, sexes, individus) et des histoires qu’elles engendrent vers des individus errants pris dans un monde extérieur (la pluie) qui les pénètre. Cela est corroboré dans ses films par le décor préexistant et survivant aux personnages23. Les individus sont pris dans des situations24 plus que dans des histoires, les premières étant la « vérité » des secondes. Par « vérité », il faut entendre un sens ontologique exprimé plus haut (la vie connaît des situations ouvertes dans toutes les directions et non des histoires). À défaut de construire une causalité horizontale relative à l’histoire qui enchaîne, il n’y a que l’immanence et l’immédiateté de la situation. Cela renvoie au « rapport entre des paroles, des temps, des espaces, des refrains, des gestes, des objets » (p. 14), et, par exemple, au temps passé à suivre la marche uniforme de personnages dans une plaine (on pense à la longue marche d’Estike dans Satantango), autour d’un visage silencieux, au cadre en plan fixe du mouvement des corps (scènes de danse, par exemple dans Damnation).
18Filmer des situations revient à un parti pris de réalisme que J. Rancière évoque ainsi :
L’essence du réalisme […], c’est la distance prise à l’égard des histoires, de leurs schèmes temporels et de leurs enchaînements de causes et d’effets. Le réalisme oppose les situations qui durent aux histoires qui enchaînent et passent à la suite. (p. 13)
19Cela renvoie précisément à la « manière d’habiter les situations » (p. 78). Celles‑ci sont caractérisées par la durée, alors que les histoires le sont par la causalité. Mais
le réalisme, lui, commande qu’on aille toujours plus loin à l’intérieur de la situation elle‑même, qu’on développe toujours plus avant l’enchaînement des sensations, des perceptions et des émotions…. (p. 15)
20Les événements qui font un film sont donc des moments sensibles, renvoyant à l’opsis par opposition au muthos. Les films de Béla Tarr ménagent la tension entre histoire et situation :
Une situation ne délivre sa puissance que par l’écart qu’elle creuse avec la simple logique d’une histoire. […] Mais ce rapport peut se lire en sens inverse : les écarts supposent la norme de l’histoire. (p. 50)
21Pourtant, Le Cheval de Turin constitue un cas‑limite puisqu’il y a précisément identification entre histoire et situation25. C’est sans doute la raison pour laquelle c’est le film ultime de Béla Tarr.
22Face aux histoires qui sont des histoires répétitives d’illusions et d’escroquerie, et aux situations qui durent — caractérisées par l’inertie, les films de Béla Tarr donnent à voir deux ordres sensibles, le réel des intrigues et le réel de tout ce qui ne se plie pas à sa logique et qui l’excède, renvoyant à deux régimes sensibles fondamentaux : la répétition et le saut dans l’inconnu.
L’« écart »26 entre deux régimes sensibles fondamentaux : la répétition et le saut dans l’inconnu
23Si le cinéma de Béla Tarr est profondément nihiliste, dans la lignée de Schopenhauer, c’est parce qu’il rend compte de l’illusion du vouloir‑vivre, du néant de la volonté qui est au fond des choses. Toutes les histoires sont des histoires de désintégration, pour échapper à la loi de la pluie (« l’empire de la pluie ») et de la répétition. Le motif de la pluie s’installe dans l’univers de Béla Tarr à partir de Damnation ; J. Rancière montre que cette réalité météorologique extérieure pénètre les individus et se fait pluie intérieure. À ce titre, la pluie prend le statut de « cause matérielle » de ce qui arrive aux personnages. Elle agit sur eux comme facteur de répétition. La porosité entre l’extérieur et l’intérieur renvoie à une désintégration qui est aussi extérieure qu’intérieure, et subie.
24Pour autant, il existe des figures de la mise en mouvement chez Béla Tarr représentées par les « escrocs, idiots et fous », qui sont l’incarnation d’une pure possibilité de changement et qui sont des figures de résistance au sens politique. S’attachant au fou qui tient le grand rôle chez Béla Tarr, J. Rancière fait état de deux traits structuraux de l’idiotie qui est « transcendantale » (et non pas « empirique ») : d’une part, la capacité d’absorber l’environnement (comme le motif de la pluie intérieure) et de parier contre lui ; d’autre part, la capacité de croire. Face au huis clos où l’on tourne en rond, ces personnages incarnent la marche en ligne droite, à la fois expression de la mise en mouvement et réalisation d’une pensée. L’exemple le plus caractéristique est encore une fois la marche d’Estike dans Satantango qui avance à l’écran face au spectateur au sein d’un très long plan‑séquence qui se clôturera par la mort qu’elle se donne à elle‑même, avec son chat qu’elle a précédemment tué dans les bras.
25La marche en ligne droite chez Béla Tarr renvoie pour J. Rancière à un procédé de construction cinématographique d’ensemble : seules les situations qui sont greffées sur des histoires peuvent donner à voir un scénario visuel, extrait du récit qui enchaîne, cassant la circularité du récit en donnant toute sa force aux lignes droites. Il n’y a donc pas de progression dramatique mais des mouvements longs, continus, faits de variations infimes entre mouvement et immobilité ou d’une infinité de micro‑mouvements. Ce qui est présent à l’échelle du film se traduit également dans les procédés auxquels a recours la caméra : travellings qui avancent très lentement vers un visage ou arrêts d’abord inaperçus du mouvement.
26Si les perceptions sont transformées en motifs d’action dans le schéma narratif classique, l’idiot — tout comme l’artiste — transforme ce qu’il perçoit en un autre monde sensible (cf. p. 60). C’est le cas par exemple du couple de rêveurs constitué par Eszter et Janos dans Les Harmonies Werckmeister. En cela, l’idiotie selon Béla Tarr renvoie au propre de l’être cinématographique27 qui transforme des perceptions en un monde sensible autonome. À ce titre, un film de Béla Tarr constitue une manière absolue de voir, un « style » au sens flaubertien, une vision du monde devenue création d’un monde sensible en soi.
27Par conséquent, la mise en évidence de la répétition et du saut dans l’inconnu apparaît chez Béla Tarr comme un véritable manifeste cinématographique : la vertu cinématographique qui est la sienne consiste à mettre les corps en mouvement, à changer l’effet que l’environnement produit sur eux, à les lancer sur des trajectoires qui contrarient le mouvement en rond vers l’inconnu. La tâche propre de son cinéma est précisément de construire le mouvement selon lequel les affects se produisent et circulent, dont ils se modulent selon les deux régimes sensibles de la répétition (causalité horizontale) et du saut dans l’inconnu (causalité verticale, lignes droites) : « c’est dans cet écart que le cinéma construit ses intensités et en fait un témoignage sur l’état du monde » (p. 56). C’est aussi pourquoi cet écart permet de déjouer le nihilisme à l’œuvre dans ce cinéma, ainsi que le rétorque J. Rancière : « Ce n’est pas sa leçon de désespoir qui compte mais toutes les richesses de lumière et de mouvement qui tournent avec lui. » (p. 30).
La « circulation entre des points de condensation partielle » : le parti pris des « événements matériels purs »
28Certes, les pratiques de l’écart propres à la cinématographie de Béla Tarr renvoient à une appréhension du réalisme comme « manière d’habiter des situations », considérées dans leur durée et leur mouvement. Pour autant, filmer des situations revient à donner à voir des moments ou des événements sensibles qui condensent des affects et construisent l’affect global du film. Ces « points de condensation » sont des opérateurs de fusion qui paradoxalement retournent les procédés de l’ « écart »28, et dévoilent des « événements matériels purs ».
L’enchaînement des sensations, des perceptions et des émotions : le temps comme étoffe sensible (de la situation)
29J. Rancière expose deux manières de voir les choses, l’une relative, l’autre absolue. La première instrumentalise le visible au service de l’enchaînement des actions, la seconde « donne au visible le temps de produire son effet » (p. 32‑33). On aura reconnu dans cette dernière le style de Béla Tarr, sa « manière absolue de voir les choses » et de transcrire les perceptions. D’où le recours au plan‑séquence, au mouvement lent et inexorable de la caméra autour des corps et des objets, et partant à la quasi‑absence de montage.
30Considérons un plan « typique » de Béla Tarr retranscrit par J. Rancière :
Les lents mouvements de la caméra qui partent d’une pile de verres, d’une table ou d’un personnage, remontent vers une cloison vitrée, dévoilent derrière la cloison un groupe de buveurs, glissent à droite vers des joueurs de billard, reviennent vers les buveurs attablés puis les effacent pour s’achever sur l’accordéoniste, construisent les événements du film : une minute du monde, comme aurait dit Proust, un moment singulier de coexistence entre les corps assemblés où circulent les affects nés de la pression « cosmologique », la pression de la pluie, du brouillard et de la boue, et reconvertis en conversations, airs, éclats de voix ou regards perdus dans le vide. (p. 40‑41)
31Le film est constitué d’un continuum d’événements et de chaînons sensibles : les événements qui font un film sont des moments sensibles, des découpes de la durée. Le plan‑séquence est l’unité de base de cette construction parce qu’il respecte la nature du continuum, la nature de la durée vécue. Il est précisément « à l’heure où le monde se réfléchit en intensités ressenties par des corps » (p. 41) ; par conséquent, le temps est un découpage d’émotions et de sensations. L’art de Béla Tarr, c’est, selon J. Rancière, de construire l’affect global où se condensent toutes ces formes de dissémination. Cet affect global est affaire de « circulation entre des points de condensation partielle » (p. 40), c’est‑à‑dire d’un ensemble de points où passe un affect, du passage d’un point de condensation à un autre constituant une chaîne d’événements sensibles. Ces affects ne sont pas éprouvés par des personnages ou des caractères puisqu’il n’y a pas de centre perceptif à proprement parler29. La matière propre de cette circulation, c’est le temps. Le film est l’assemblage de cristaux de temps où la pression cosmique se concentre à travers les « images‑temps »30 chères à Deleuze. Chaque moment est un microcosme.
32Mais J. Rancière ajoute encore :
Dans le continuum de la séquence tous les éléments sont à la fois interdépendants et autonomes, tous dotés d’une égale puissance d’intériorisation de la situation […]. C’est là le sens de l’égalité propre au cinéma de Béla Tarr. (p. 74)
33À travers ce terme d’ « égalité », on aura reconnu le véritable « communisme » du cinéma de Béla Tarr pour J. Rancière31.
34Au sein du plan‑séquence, le cinéaste a recours au mouvement lent et inexorable de la caméra autour des corps et des objets, pour donner à voir les êtres et les choses, mais aussi pour voir ce que voient les personnages. Béla Tarr filme la manière dont les choses s’accrochent aux individus. Ce sont d’abord les choses qui viennent aux individus, les entourent, les pénètrent ou les rejettent. Cependant, faire le tour des murs et des objets, c’est le faire au risque de l’obstacle, de l’écran noir, ce que J. Rancière appelle la « masse noire [qui] obstrue l’écran » (p. 31). Il n’est que de penser à l’ouverture de Damnation. Ce procédé est un impératif cinématographique : « il n’y a, pour Béla Tarr, pas d’autre choix que de passer par la masse noire qui obstrue le plan, de s’en aller après faire le tour des murs et des objets » (p. 31). Ce procédé, à n’en pas douter, appartient au régime esthétique de l’art dans la mesure où il obstrue le monde, « au lieu de le réfléchir » (p. 72).
35Ces procédés (plan‑séquence, mouvement lent et inexorable de la caméra autour des corps et des objets) renvoient précisément à une façon de construire le plan en dehors du montage : aussi, J. Rancière rappelle‑t‑il que le montage a ici très peu d’importance, car il a lieu au sein de la séquence, qui ne cesse de varier à l’intérieur d’elle‑même. Ce procédé, J. Rancière le nomme « haptique »32. S’il n’est pas utilisé dans Béla Tarr, le terme33 apparaît dans une conférence de J. Rancière34. Il l’emprunte à Deleuze, qui établit dans ses deux volumes de Cinéma une distinction entre montage optique et haptique, ce dernier s’appliquant à Pickpocket de Bresson : le terme renvoie à un raccordement des espaces à l’aveugle, par tâtonnements (à l’opposé de l’impérialisme optique et sensori‑moteur). J. Rancière reprend la terminologie deleuzienne pour la retravailler et l’utiliser cette fois‑ci à bon escient : en effet, le vrai montage haptique est celui auquel a recours Béla Tarr, qui fait le tour des espaces et des corps au risque que la caméra s’en trouve effectivement aveuglée, obstruée. Le vrai montage haptique, c’est le montage intérieur au plan qui relie les points les uns aux autres (corps, objet, voix, son, etc.) les faisant résonner ensemble, les laissant à leur solitude selon un parcours temporel et sensible. Le montage est ainsi obstrué par les éléments du lieu, par les corps.
36On aura donc compris que J. Rancière reprend la terminologie deleuzienne pour la faire sienne et pour lui donner ses véritables acceptions : le cinéma de « l’image-temps » et le montage « haptique » prennent véritablement tout leur sens chez Béla Tarr. Ses films, dotés de ressources temporelles propres, sont faits de blocs de temps qui sont la matrice de toute histoire et qui constituent l’étoffe sensible et la vérité de la situation.
37Donnant à voir des points de condensation partielle, le cinéma ne peut néanmoins pas franchir la frontière du visible, c’est‑à‑dire nous montrer ce que pensent les « monades » dans lesquelles le monde se réfléchit : comme le rappelle J. Rancière, il n’y a paradoxalement pas de conscience où le monde se condense visiblement. Et le cinéaste n’est pas là pour se faire lui‑même le centre qui ordonne le visible et son sens, mais pour donner au visible le temps de produire son effet.
38Tout se passe donc comme si le cinéma de Béla Tarr parvenait à deux gageures : d’une part, pénétrer quelque chose de plus essentiel, la durée même au sein de laquelle les choses pénètrent et affectent les êtres, la souffrance de la répétition ; d’autre part, lever le voile de la représentation qui couvre la réalité innommable du monde vrai, ce qui est donné à voir par le plan‑séquence réussi, atteignant précisément d’une certaine façon l’innommable. En cela le cinéma est à Béla Tarr ce que la musique est à Schopenhauer. D’ailleurs, les personnages de Béla Tarr sont, dans une certaine mesure, condamnés à ne pouvoir voir qu’à travers le voile, figuré par les fenêtres à travers lesquelles ceux‑ci observent la réalité.
39La musique s’opposant aux arts de la représentation chez Schopenhauer, le cinéma, par voie d’analogie et de conséquence, s’y oppose également. Il prend ainsi la fonction de la musique pour montrer l’innommable — mais ne peut montrer la conscience — et relève bien du « régime esthétique de l’art » pour J. Rancière.
Du déploiement officiel du temps à ses limites immanentes : répétition et pure matérialité
40Si filmer une situation et sa durée revient à assister au déploiement officiel du temps, celui‑ci révèle néanmoins une (double) limite immanente, définie ainsi par J. Rancière : le temps vécu se rapproche de la pure répétition ; les paroles et les gestes humains tendent vers ceux des animaux (par leur matérialité). Le « temps des événements matériels purs »35 est donné à voir.
41J. Rancière illustre son propos sur la répétition précisément chez Béla Tarr. Le cinéaste illustre en lui-même le déploiement officiel du temps confronté à la répétition, expérimentée de facto par le spectateur. La répétition prend toutes les formes possibles (structurelle, musicale et sonore, gestuelle). Mais c’est la seconde limite immanente du temps qui intéresse ici davantage : celle de la pure matérialité, où les paroles et les gestes humains tendent vers ceux des animaux. Encore une fois Le Cheval de Turin en est la parfaite illustration à travers l’apologue liminaire du cheval de Nietzsche, qui permet ensuite au réalisateur de travailler au cœur du film l’analogie entre l’homme et l’animal, la mort de ce dernier entraînant de fait celle du premier. L’utilisation des paroles est significative : réduites à presque rien dans ses films, elles sont dissociées des corps qui les prononcent36. Cela accuse l’assimilation des corps à des animaux sans paroles ; et cette assimilation est totale si l’on pense à la clausule de Damnation où Karrer aboie en face d’un chien. Si les animaux sont présents tout au long des films de Béla Tarr (chien dans Damnation ou chat dans Satantango), il faut attendre Le Cheval de Turin pour que l’animal prenne une place centrale et sa pleine signification chez Béla Tarr, comme figure où l’humain éprouve sa limite.
42Partant, ces limites immanentes étant réunies et amplifiées dans ce dernier film de Béla Tarr, on comprend d’autant plus aisément pourquoi plus rien ne peut être dit après pour le cinéaste. Le temps d’après, c’est celui où l’on sait qu’à chaque nouveau film se posera la même question : pourquoi faire un film de plus sur une histoire qui est, en son principe, toujours la même ? Certes, il n’y a pas véritablement d’histoires, mais tout se passe comme si le mystère sensible était approché à travers des situations données dans leur durée.
43À la lecture du livre que J. Rancière consacre à Béla Tarr, et après celle de ses ouvrages sur le cinéma, force est de constater que nous sommes confrontés à un double paradoxe en miroir : alors que J. Rancière ne cesse de dire qu’il ne fait pas de philosophie du cinéma37, il approche ce dernier par différents ouvrages généraux et théoriques à la fois (en amateur éclairé) ; alors qu’il théorise le régime esthétique des arts, il aborde en philosophe le cinéma dans Aisthesis. Au sein de ce double paradoxe, il y a Béla Tarr, le temps d’après. Cette première monographie française consacrée au cinéaste hongrois a un statut particulier au sein des ouvrages du même auteur que nous venons de citer. Le philosophe y embrasse avec une réelle simplicité et une grande brièveté (88 pages) l’œuvre du cinéaste ; et c’est le premier texte aussi conséquent qu’il consacre à un cinéaste unique dont il approche par touches successives le style de manière totalisante. Tout se passe comme si le cinéma de Béla Tarr, avec une pratique de l’écart propre à celui‑ci et symptomatique du septième art, constituait un exemple tangible pour J. Rancière d’appréhension du régime esthétique des arts38 — notamment pour ce qui est de l’écart entre histoire et situation, du plan‑séquence et du montage haptique.
44C’est la raison pour laquelle lire Béla Tarr, le temps d’après peut se faire selon deux modes : un mode mineur consistant dans l’appréhension chapitrée du cinéma de Béla Tarr que l’on peut lire comme une introduction générale et brillante aux motifs et problématiques de ce réalisateur singulier ; un mode majeur reprenant et amplifiant les motifs et les thèmes développés dans les ouvrages cinématographiques et esthétiques de J. Rancière. Ou pour le dire autrement, le cinéma de Béla Tarr constituerait bien une « scène » du régime esthétique de l’art rancièrien :
Il n’y a pas d’histoire, cela veut dire aussi : il n’y a pas de centre perceptif, seulement un grand continuum fait de la conjonction des deux modes de l’attente, un continuum de modifications infimes par rapport au mouvement répétitif normal. La tâche du cinéaste est de construire un certain nombre de scènes39qui fassent ressentir la texture de ce continuum et amènent le jeu des deux attentes à un maximum d’intensité. Le plan‑séquence est l’unité de base de cette construction parce qu’elle est celle qui respecte la nature du continuum, la nature de la durée vécue où les attentes se conjuguent ou se séparent, où elles assemblent et opposent les êtres. (p. 72‑73)
45C’est encore la raison pour laquelle Jacques Rancière réalise, à n’en pas douter, un rare et véritable « travail philosophique sur le cinéma », après Deleuze :
Le cinéaste s’intéresse aux corps, à la manière dont ils se tiennent ou se meuvent dans un espace. Il s’intéresse aux situations et aux mouvements plutôt qu’aux histoires et aux fins par lesquelles celles‑ci expliquent ces mouvements au risque d’en altérer la force. Une situation ne délivre sa puissance que par l’écart qu’elle creuse avec la simple logique d’une histoire [….]. Les écarts supposent la norme de l’histoire. Cette contrainte est aussi une ressource. (p. 50)
46Le cinéma de Béla Tarr est l’exploitation de ces ressources, et, en tant que création d’un monde sensible autonome, il est paradoxalement l’accès ouvert à une vérité intérieure du sensible permettant de donner au visible le temps de produire son effet.