Le rôle du plaisir dans la quête de soi de Montaigne
1Rafal Krazek, en montrant que les Essais se construisent sur le principe d’une atomisation des idées et des modalités d’écriture des Anciens, et en particulier d’Epicure, prouve à quel point l’Autre permet justement à Montaigne de mieux se connaître. Les différences culturelles, engendrées par le gouffre temporel qui sépare l’Antiquité de la Renaissance, n’empêchent pas Montaigne de réinvestir les préceptes des grands sages, et de les agencer dans une œuvre qui fait l’apologie de la diversité tout en reflétant avant tout son auteur.
2Il semble particulièrement intéressant, à partir de la démarche de l’auteur, d’interroger la relation entre l’emprunt à la philosophie du Jardin et la volonté de Montaigne de mieux se connaître en s’observant sans cesse. R. Krazek s’applique à montrer que la philosophie du Jardin est le principe même de la mise en mouvement à l’origine de l’écriture des Essais, au point que les idées d’Epicure fonctionnent comme l’écran qui a rendu possible une Métamorphose du sage périgourdin. En effet, avant la lecture attentive de la philosophie du Jardin, il y a un Montaigne qui cherche l’autre disparu, notamment en la personne de son ami La Boétie qu’il vient de perdre. La lecture de Lucrèce et le processus de réflexion qu’elle a amorcé débouche sur une véritable « conversion » de Montaigne. Il décide de partir en quête de lui‑même, La Boétie ayant emporté la seule véritable image qu’il avait de lui, explique R. Krazek. L’homme qui tente de se trouver a paradoxalement besoin de l’aide des grands sages de l’Antiquités pour s’observer sous toutes ses facettes. Sans nécessairement faire siennes toutes leurs idées, il en fait néanmoins le point de départ d’un parcours dont la balise principale est la philosophie du Jardin.
3R. Krazek parle d’une assimilation de la philosophie du Jardin par Montaigne. Ce terme ne doit pas faire oublier que l’objectif poursuivi par le sage périgourdin n’a jamais cessé d’être de peindre sa « forme maîtresse ». Il veut rendre publique, plus que l’histoire de sa vie, celle de son moi, ce qui explique les nombreuses retouches de son ouvrage, pour coller autant que possible à ce sujet en constante transformation, soumis à la fuite du temps. S’il y a bien eu une forme de « conversion » de Montaigne, il ne s’agit pas d’une conversion aux idées d’un autre, qu’il soit Epicure ou Lucrèce, mais plutôt la prise en charge complète des idées autres, faites siennes, dans le cadre d’une démarche non seulement intellectuelle mais corporelle, puisque R. Krazek souligne bien la vision inclusive de l’engagement, corps et âme, pour Montaigne. Le lien qu’établit l’auteur entre la philosophie du Jardin et la vie et l’œuvre de Montaigne est particulièrement pertinent. Son aller‑retour entre le texte des Essais et les sources antiques permet un éclairage incontestable des échos entre les auteurs. Les références au texte de Lucrèce sont particulièrement appropriées quand elles proviennent de l’exemplaire possédé par Montaigne lui‑même. R. Krazek nous offre le plaisir de lire Lucrèce annoté par le sage périgourdin, le tout mis en perspective avec le texte des Essais. Les notes de bas de page renvoient fréquemment le lecteur moins spécialiste vers des sources secondaires et des études sur les philosophes de l’Antiquité ou de la Renaissance mentionnés dans le livre et qui ont effectivement jalonné la démarche montaignienne. Puisque nous avons vu qu’il était impossible de parler d’emprunts en ce qui concerne Montaigne, dresser une liste des domaines dans lesquels Epicure et les autres l’ont influencé serait biaiser la démarche. Il me semble plus à propos de déterminer, à partir du panorama très complet de R. Krazek, comment la philosophie des plaisirs a guidé l’écriture des Essais. Nous verrons que les principes épicuriens ont permis à Montaigne de se « peindre » sous toutes ses facettes, tout en dressant dans le même temps un portrait de « l’humaine condition ».
4Un événement particulièrement traumatisant de la vie de Montaigne, le décès de son ami intime La Boétie, précède sa lecture de De Rerum Natura (d’après les dates de l’édition possédée par Montaigne) et l’écriture des Essais. Sans pouvoir établir un lien direct entre le décès de La Boétie et la lecture de Lucrèce, il paraît clair néanmoins que le processus d’écriture qui les a suivis a joué un rôle thérapeutique pour Montaigne. La Boétie se retrouvait dans les principes de la philosophie des stoïciens et cherchait à y amener Montaigne. Sa disparition prématurée marque un manque énorme qui va pousser Montaigne à aller se chercher dans d’autres systèmes philosophiques. Comme le remarque R. Krazek, c’est ce dont témoigne la lecture de Lucrèce moins d’un an après la disparition de son ami. L’édition de Lamblin de cet ouvrage, largement annotée par le sage périgourdin, a énormément influencé sa perception de la philosophie du Jardin, laissant peu de place aux autres sources épicuriennes. Le désir, origine du mouvement, naît du manque. La disparition de l’ami cher, crée chez Montaigne un manque qui va le mettre en branle vers une recherche des plaisirs tels que les concevait Lucrèce. La démarche est compensatoire, consolatrice, et même thérapeutique.
Discours et thérapie déguisés
5Montaigne, Lucrèce et Épicure appartiennent à des pays et des époques différentes. Ils ont pourtant tous vécu des temps de troubles politico‑religieux qui ont bouleversé les fondements de leurs états respectifs. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant qu’il ait fallu, pour chacun des trois philosophes désireux de transmettre une philosophie en décalage avec les institutions religieuses, déguiser ou du moins habiller, leur discours. La philosophie épicurienne, qui n’a pas besoin de révélation divine pour mettre en œuvre les principes de sa morale, est malgré tout très proche à de nombreux égards de l’éthique chrétienne. Elle n’en est pas moins un « danger imminent » pour le pouvoir ecclésiastique de la Renaissance. Selon le Jardin, la liberté ultime de l’homme repose sur ses propres sens et sur sa raison naturelle. Interdits et scandales entourent donc la philosophie du Jardin et il n’est pas étonnant qu’il faille trouver des moyens de médiatisation nouveaux pour transmettre, malgré tout, le message épicurien à l’époque de Montaigne. La diffusion d’abord altérée, se fait dans une liberté relative au moment où Montaigne est encore étudiant du collège de Guyenne. Élève de Muret, professeur qui a contribué à l’édition de Lucrèce de Lamblin, Montaigne est exposé, jeune, aux préceptes des épicuriens. De cette rencontre, découle son attachement particulier à Lucrèce dont la force poétique joue un rôle thérapeutique pour Montaigne. Cette connivence esthétique est à l’origine des passages les plus lyriques des Essais, qui déguisent toujours le message épicurien. R. Krazek passe au crible la stratégie montaignienne. Le fait que Montaigne reste muet sur sa propre foi, ailleurs particulièrement loquace même sur des sujets très intimes, se retranchant derrière le « nous » rassurant de la collectivité, constitue le point de départ du démantèlement de sa stratégie. Par cette attitude inhabituelle, il pousse au questionnement.
6Dans son chapitre le plus religieux, intitulé L’Apologie de Raymond Sebond, Montaigne soulève la problématique de la foi et de la raison. Il semble à première vue adopter une position fidéiste et parfaitement orthodoxe en constatant que seule la grâce divine peut révéler Dieu et donner la foi. La raison humaine ne semble pas avoir sa place dans le débat. Le sage périgourdin pousse pourtant la logique chrétienne de la foi à ses limites rationnelles, en la confrontant aux pratiques religieuses des hommes qui l’entourent, prouvant dans un pied de nez, et par l’accumulation d’exemples, que la foi est totalement absente de la vie des Chrétiens. En filigrane, Montaigne cherche à faire comprendre, qu’aux moments extrêmes de la vie, quand les choix déterminent entièrement le futur, le discours religieux s’efface derrière l’instinct animal. Au moment de la mort en particulier, les masques tombent et l’homme se présente dans la réalité des choses et dans sa nudité. La nature, sous forme d’instinct de survie, est toujours la plus forte.
7R. Krazek souligne les inconséquences logiques de Montaigne dans les questions de religion. Il entend cependant montrer que les réflexions sur la religion qui proviennent de l’auteur lui‑même sont tout à fait logiques et rationnelles. Les propos fidéistes de Montaigne concernant son adhésion aux dogmes et aux articles de foi de la religion catholique deviennent, dans cette démonstration, une stratégie pour pouvoir au contraire transmettre un message épicurien. En tout état de cause, cet antagonisme apparent invite au débat, non pas parce que Montaigne entend mettre au jour l’identité de ce qu’il appelle une « puissance supérieure », mais parce que les Dieux sont chez Lucrèce et chez Epicure une des causes principales des angoisses humaines. Montaigne revendique la supériorité du plaisir en tant que mobile principal des actions humaines, et ce faisant, se préoccupe des « ronces » qui empêchent d’y accéder.
Calmer ses angoisses
8La philosophie du Jardin cherche à neutraliser les effets négatifs de la religion sur la recherche des plaisirs et du bien‑être. Les deux principales angoisses humaines sont les Dieux et la mort. Afin de renverser la spirale négative, il s’agit d’envisager les Dieux comme un modèle de perfection vers lequel l’homme devrait tendre pour son propre bonheur. Le mouvement serait alors positif, accompagnant l’individu dans un élan vers la meilleure partie de lui‑même. Montaigne applique cette vision des choses à une religion monothéiste. Dieu, dont les voix sont impénétrables, est tenu à une distance infranchissable des hommes. Pour neutraliser les effets négatifs, non pas de la religion, mais des passions humaines qu’elle déchaîne, il s’agit de dissocier Dieu de toute ressemblance humaine. C’est surtout la conception positive du Dieu modèle, par opposition à la peur du châtiment, que Montaigne a voulu adopter et qui teinte toute sa philosophie de la mort, cet autre spectre effrayant. Refusant d’admettre un point de contact entre la vie et la mort qu’il voit comme la fin de tout, l’auteur des Essais n’envisage pas la séparation du corps et de l’âme comme un moment à craindre. Ainsi se prononce‑t‑il contre la théâtralité dont la religion entoure les derniers instants. Elle lui apparaît comme « un quart d’heure sans conséquence, sans nuisance [qui] ne mérite pas de préceptes particuliers » (III, 12, 1028). La fin est perçue de façon purement physique et naturelle, sans considération pour les promesses du salut éternel. Les exemples qui figurent dans les Essais et que Montaigne a lui‑même trouvé dans De Rerum Natura s’appuient sur la vie quotidienne pour montrer comment les causes physiques, comme l’alcool, ont un effet sur le corps comme sur l’âme. Le caractère matériel de celle‑ci est ainsi prouvé. Le corps et l’âme constituent les deux facettes d’un même être humain, dont la nature est physique et mortelle. La vie ne rencontre jamais la mort et nous ne sommes plus quand cette dernière survient. Il est donc absurde de vivre dans l’appréhension de ce moment. La mort est la fin de l’existence humaine et ne doit être ni son objectif ni son but. Les liens entre la philosophie du Jardin et les réflexions de Montaigne, sur ce point, résonnent de manière particulièrement pertinente dans l’ouvrage de R. Krazek. Les sacrifices, dès lors, n’ont plus lieu d’être. Comme l’Ecclésiaste y enjoint le croyant, le corps offert par le « Grand Donneur » doit être respecté. Montaigne ajoute une raison plus évidente et sans conteste teintée de philosophie épicurienne. Le corps, avec tous les plaisirs sensuels qu’il permet, est l’objet d’un « salut » purement terrestre dont l’acceptation philosophique de la mort comme fin fait partie intégrante, explique R. Krazek. Les angoisses des hommes se retrouvent transformées en une dynamique de Carpe Diem chez Montaigne et participent à la recherche du plaisir, comme l’illustre sa philosophie du vivre heureusement : « A mon advis, c’est le vivre heureusement, non, comme disoit Antisthenes, le mourir heureusement qui faict l’humaine félicité » (III, 2, 794).
La recherche du plaisir
9Nous avons jusque là beaucoup parlé de mouvement. R. Krazek évoque la doctrine montaignienne en termes de stabilité. L’aspect autobiographique des Essais n’est pas contradictoire avec cette volonté de trouver une forme d’ancrage : la quête d’équilibre est une quête d’identité. R. Krazek semble montrer que l’entreprise d’écriture complète est remise en cause si l’unité de l’être et de la pensée est déconstruite. Certes, nous pouvons constater avec lui et avec Zbigniew Gierczynski, que « le fait même d’observer » est un élément qui demeure stable. Mais n’est‑il pas également possible de voir Montaigne comme un philosophe empiriste avant‑gardiste pour qui toute connaissance vient des sens. Son observation empirique de l’identité l’amènerait à conclure à un moi soumis aux ravages du temps. Passer à la loupe, ce moi vole en mille fragments qui sont autant d’éclats qui le constituent. Quoiqu’il en soit, Montaigne en mouvement est une évidence.
10Dans le même temps, l’importance accordée à la santé rappelle que la stabilité et l’équilibre, sont les conditions sine qua non du bonheur dans le contexte de la « branloire pérenne ». Lorsque l’homme parvient à se libérer des malheurs engendrés par les aberrations de la pensée (nous avons vu l’exemple de l’angoisse de la mort), il peut s’épanouir des plaisirs de la vie. La vision de R. Krazek permet de lier santé et plaisir de manière particulièrement stimulante en interrogeant les liens entre stabilité et mouvement dans un temps présent éternisé. Pour cet auteur, l’idéal épicurien d’« éterniser » le plaisir dans le moment présent, repris par Montaigne dans son œuvre, rend par le même geste « éternelle » la santé. Pour l’auteur des Essais, l’homme qui possède la pensée devrait savoir se contenter de la lumière du soleil, n’ayant besoin de rien d’autres pour être heureux. Tous les autres plaisirs sont secondaires, comme des « épices » de ce plaisir principal tiré de la santé, superflus sans être nécessaires, explique R. Krazek. Finalement, le plaisir éprouvé est le résultat d’un état d’harmonie avec le milieu naturel et avec soi‑même. Cette plénitude existentielle est très proche de la définition de la bonne santé.
11Contrairement aux stoïciens, les épicuriens, comme l’explique Montaigne, ne cherchent pas les occasions de se faire éprouver et n’entrent dans le combat que lorsqu’ils ne peuvent éviter le malheur. Le plaisir et la douleur constituent ainsi les deux pôles opposés qui orientent le parcours de chaque individu : ils sont le fondement naturel et la force motrice de l’existence. On cherche à « allonger les plaisirs de la vie » de manière intuitive. Montaigne, atteint de la maladie de la pierre, ne nie pas l’existence de la douleur. Il s’agit de l’éviter le plus possible, tout en étant capable quand elle s’impose au corps, de la combattre. Cette lutte consiste en une observation physique des états successifs du corps malade afin de ménager les accès de la maladie et d’en mieux supporter la douleur. À cette méthode s’ajoute un travail positif de l’esprit, qui dans les mots de Montaigne transforme la maladie en source de sagesse, par la force des exercices spirituels. Au sage périgourdin de constater que « la nature vuide en ces pierres ce qu’elle a de superflu et de nuysible » (III, 13, 1072).
Se libérer : dompter sa vie par des exercices spirituels
12« L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encores le corps » (I, 26, 160), déclare Montaigne pour qui le discours philosophique doit égayer et réjouir celui qui le pratique en le conservant dans un état de contentement mais aussi de vigueur et d’activité. Les exercices spirituels sont le moyen de mieux vivre sur la terre en facilitant l’état de plaisir. Ils ne sont cependant jamais gravés dans la pierre comme des antidotes infaillibles. R. Krazek évoque quelques uns des tours de Montaigne pour mieux vivre, valables à un moment donné de sa vie pour répondre à un besoin précis. La philosophie, « respiration de la vie », doit s’adapter aux mouvements de la « branloire pérenne ». R. Krazek souligne une constante cependant: il s’agit d’accorder la vie et les préceptes philosophiques. Rien d’étonnant pour un philosophe qui n’a cessé de décrire le corps et l’âme comme des vases communicants, reprenant la métaphore d’Epicure.
13Quand il sent par exemple que la santé et l’allégresse naturelles se dérobent, Montaigne recourt à l’imagination pour se transporter dans les temps heureux de sa jeunesse. Il s’agit de détourner son regard du présent, marqué par la maladie et la vieillesse, pour le diriger vers des pensées « folastres » et « gayes ». Ce regard rétrospectif n’empêche pas la méditation sur la mort, qui permet de se tenir prêt et de calmer les angoisses métaphysiques qui y sont liées. Dans « Que philosopher c’est apprendre à mourir », Montaigne rend explicite ce lien entre l’exercice philosophique et le bien vivre. En effet, se préparer à la mort, c’est se rendre disponible aux plaisirs de la vie. Les exercices spirituels à l’imitation des Anciens ont eu le double effet de libérer Montaigne de son vivant et d’offrir les Essais à la postérité, puisqu’il est possible de voir dans l’ouvrage un enchaînement de ces exercices philosophiques. Malgré les apparences de facilité et de fluidité caractéristiques du texte montaignien, la visée principale de l’entreprise d’écriture est une transformation du « climat intérieur » pour aboutir à un état d’équilibre psychosomatique.
14En proie à un manque brutal dans sa vie, Montaigne se nourrit des dépouilles laissées par son ami disparu. Les ouvrages de la bibliothèque de La Boétie, qu’il feuillette dans ses accès de mélancolie, sont graduellement digérés et engendrent un être nouveau, lui révélant cette « forme maîtresse » qui se dérobait sous ses yeux et qu’il tente de retranscrire dans les Essais. La relation de réciprocité qui s’établit entre Montaigne et ses sources, imite, prolonge et remplace celle qu’il avait avec La Boétie. En dernier lieu, il me semble que l’exercice spirituel qui découle d’une philosophie ouverte à la vie, tient bien sa promesse dans l’être qui se crée sous la plume de Montaigne.
Dire l’humanité
15 « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » (Les Essais, III, 2), écrit Montaigne. Faire de son moi la matière première et dernière des Essais, c’est la tentative de Montaigne pour dire l’humanité. Le mouvement vers soi cache une double démarche : se connaître pour se dire et vice‑versa. En essayant de tracer les contours de sa personnalité, Montaigne tente de se déterminer plus clairement : « Me peignant pour autrui je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n’étaient les miennes premières » (Les Essais, II, 18). Le but est de trouver sa place dans un monde dont les repères sont remis en question. Montaigne affirmait « le monde est une branloire pérenne » et « je m’eschappe tous les jours et me desrobbe à moy » (Les Essais, « De la présomption », II, 17, Montaigne, 1592). Puisque le temps passe, seul le fait d’être à la fois sujet et objet de soi‑même dans l’acte d’écriture permet de constituer l’identité. Le livre est un être différent de nous qui nous survit, semble enseigner Montaigne. Toute l’entreprise d’écriture se place dans la perspective de la mort du sujet écrivant, mais pour assurer la perpétuité à une image vivante qui ne se résigne pas à être oubliée.
16Alors qu’il feint de se confesser par petites touches, par « lopins », comme il se plaît à l’écrire, le philosophe laisse soudain parler les autres à sa place, au risque d’abuser le lecteur. Il se coule dans les mots de Lucrèce dans une relation que R. Krazek qualifie d’« assimilation ». Il ne laisse pourtant pas la voix des autres étouffer la sienne, « ne [disant] les autres sinon pour d’autant plus [s]e dire » (Les Essais, I, 25). La pensée d’Epicure fournit la matière de son jugement mais la démarche de Montaigne est tout à fait originale et les mots de Foucault permettent de bien la cerner :
Le mouvement qu’il cherche à effectuer ne consiste pas à poursuivre l’indicible, ou à révéler le caché, le non‑dit, mais à capter au contraire le déjà‑dit, à rassembler ce qu’on a pu entendre ou lire, et ceci pour une fin qui n’est rien de moins que la constitution de soi1.
17Montaigne revendique sans honte que certains de ses premiers Essais « puent un peu l’éstranger » (Les Essais, III, 5). Ce désaveu est déjà, pour Jean Starobinski, « une façon de reprendre l’initiative […]. Si le discours de ces Essais était d’emprunt, le métadiscours qui accuse l’emprunt restitue à Montaigne la fonction de juge intègre2 ». La soumission à autrui sert à établir un rapport réfléchi à soi‑même. Il y a compatibilité de l’imitation et de l’autonomie du discours dans la notion de choix qui intervient et qui dévoile une partie de l’emprunteur. Au‑delà du « je », qui permet au philosophe d’éviter le « il » du pouvoir, de Dieu, du roi, du père et le « nous » de l’Église, il y a un témoignage d’« humanité », au sens de bagage commun pour une destinée commune et finie. Epicure est au premier rang du voyage.