Renaissance d’une œuvre
1Le présent ouvrage est une réédition d’un livre initialement publié par l’éditeur Paul Hartmann en 1954, livre aujourd’hui introuvable. Première étude historique consacrée à la peinture par Yves Bonnefoy, elle constitue également le premier livre d’une nouvelle collection proposée par les Éditions Littéraires et Linguistiques de l’Université de Grenoble et la MSH‑Alpes, « Iconographie en débat ». Écrit de jeunesse du poète et symbole d’un choix éditorial audacieux, ce livre offre ainsi une double perspective : le regard du poète sur les photographies de fresques murales prises à l’époque par Pierre Devinoy, et le regard actuel de l’auteur et des critiques contemporains sur ces mêmes fresques.
2Le parti pris de ce double regard est pleinement assumé, comme en témoigne la belle couverture du volume représentant la fresque des Arts Libéraux, restaurée depuis l’époque des clichés du photographe. De même, l’introduction rédigée par Yves Bonnefoy pour cette nouvelle édition resitue de manière synthétique le contexte de la commande de ce livre et les enjeux de l’époque. Avec cette modestie et cette lucidité que l’on reconnaît si souvent chez les esprits les plus érudits, Bonnefoy revient dans ces pages sur les conditions d’écriture du livre, et son positionnement alors oblique d’auteur face à son objet d’étude.
3Il y rappelle le contexte éditorial : l’ouvrage avait été prévu comme une suite à la publication du livre d’Henri Focillon, Peintures romanes des églises de France,égalementillustré de photographies de Pierre Devinoy (publié chez le même éditeur en 1938, puis en 1950). Conscient des progrès effectués depuis les années cinquante, tant au niveau des procédés techniques d’analyse des fresques médiévales que du champ de la spécialité concernée, il relate de manière enlevée les circonstances dans lesquelles l’ouvrage fut rédigé. Le lecteur a ainsi l’impression de partager le secret de sa genèse, qu’il soit amateur d’art ou lecteur de poésie ; il se sent immédiatement pris par la main, porté par une écriture limpide et un texte rythmé par le renvoi (clairement indiqué en marge) aux reproductions photographiques.
Du Texte à l’image : l’œil du poète
4Contrairement à la première édition où alternaient notes et photographies, la composition du présent volume opère une distinction nette entre les différentes parties de l’ouvrage : texte, notes bibliographie, et photographies. Les neufs chapitres du texte rédigé par Yves Bonnefoy sont suivis de 21 pages de notes détaillées sur les œuvres étudiées, avant de laisser la place à deux bibliographies, l’une datant de la première édition du livre, l’autre propre à cette réédition. Enfin, les soixante dernières pages sont consacrées aux photographies de Pierre Devinoy (choisies parmi celles figurant dans la première édition) et ont à elles seules valeur unique de patrimoine. Comme le rappelle Bonnefoy, certains clichés étaient à l’époque — et demeurent aujourd’hui — les seuls témoignages d’œuvres disparues, telle la Vierge de la Visitation à Saint‑Amant‑de‑Boixe (fig. 7), ou enfouies par des travaux de restauration successifs (comme à la collégiale de Beaune).
5Dans sa composition autant que dans le parcours visuel qu’il propose, le livre sous sa forme actuelle qui est un format réduit (puisqu’on a renoncé à l’in‑quarto de la première édition) s’adresse à deux familles de lecteurs : les spécialistes d’histoire de l’art et les lecteurs de Bonnefoy. Les premiers pourront, grâce à cette nouvelle édition, retrouver des documents photographiques d’une valeur inestimable quant à l’exactitude et au rendu par rapport aux multiples relevés inexacts disponibles précédemment. Ils apprécieront également la qualité des photographies couleur tout en remarquant à quel point les techniques actuelles ont radicalement changé depuis les années cinquante et grandement facilité le travail des historiens. Peut‑être cette première catégorie de lecteurs sera‑t‑elle déçue par le manque d’analyse technique et le regard littéraire d’Yves Bonnefoy sur les œuvres.
6Ici, en effet, on trouve peu d’éclairages sur les procédés techniques ni même sur l’évolution du genre de la fresque sur le plan esthétique et géographique : même si le discours est sous‑tendu par de solides références (à Emile Mâle ou à Gélis-Didot et Laffillée), et l’édition augmentée par une conséquente bibliographie, il faudra chercher ailleurs des détails sur les aspects techniques de la fresque et l’iconographie. D’autres ouvrages très didactiques, comme celui d’Annie Regond, Peintures Murales médiévales, Images pour un message (édition Rempart, Desclée de Brouwer, 2004) pourront alors faire office de complément. L’organisation générale du livre en neuf chapitres sans référence chronologique ou géographique clairement précisée pourra paraître lacunaire ou tout au moins très implicite au spécialiste archéologue ou historien de l’art.
7Cependant, ces critiques s’effondrent d’elles‑mêmes si l’on considère précisément que la réédition vise à rappeler à la « communauté des critiques » et des spécialistes les discussions ayant eu lieu au sein même de la discipline de l’histoire de l’art quant au discours sur l’art et à la posture à adopter face à l’œuvre. Comment décrire une œuvre, comment écrire sur l’image ? La démarche interprétative d’un Focillon ou d’un Panofsky se trouve ici radicalement ébranlée par l’approche philosophique et poétique de Bonnefoy. Jugé à l’aune des controverses ayant animé les débats sur l’iconographie, et avec le recul du temps, le texte d’Yves Bonnefoy apparaît aujourd’hui toujours comme le propos d’un poète, le regard d’un critique influencé par le surréalisme et porteur d’une parole nouvelle sur l’art.
De L’œil à la Voix : Dialogue et Vibrations
8Au‑delà du contexte historique et même polémique du livre, au‑delà des images qu’évoque le texte, c’est en effet à l’oreille que s’adresse peut‑être ce livre, et à la famille croissante des étudiants ou des critiques s’inscrivant, non dans un champ disciplinaire fermé, mais précisément à la croisée entre texte et image, dans ce territoire méconnu et parfois encore mal balisé en France des « visual studies » et des « intertextual studies ».
9Que l’on se souvienne : dans le parcours intellectuel de Bonnefoy, ce livre a été publié un an après la publication au Mercure de France du premier recueil du poète, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, et signe donc l’entrée du poète dans le domaine de la critique d’art, un intérêt qui le mènera à la carrière que l’on connaît et au Collège de France, où il occupe toujours une chaire honoraire de littérature comparée. Comme l’illustrait la récente exposition de Grenoble (« Yves Bonnefoy et les arts ») présentée à l’occasion de la réédition des Fresques Murales, ce compagnonnage d’Yves Bonnefoy avec les arts ne connaît ni les frontières historiques ni les frontières linguistiques car le poète est avant tout un passeur : passeur attentif aux détails comme ont pu l’être plus tard d’autres ‘regardeurs’ talentueux comme Daniel Arasse, artisan des mots curieux, des effets d’une couleur ou d’un petit pan de mur jaune comme Marcel Proust ou, avant lui, John Ruskin.
10Ce que ces hommes ont en partage et qu’ils conjuguent à merveille, c’est l’acuité du regard et la magie du verbe. Devant l’image, la précédant même, la plume de Bonnefoy détoure les ombres fragiles, parfois au prix de rapprochements audacieux mais souvent justes :
Il y a de vraies beautés dans les anges. La pierre affleure en eux et leur donne sa vie profonde, créant un espace où de l’ombre bouge. Eux‑mêmes, par leur modelé aux douceurs obscures, ne sont point sans évoquer le Greco. Les saints et les élus offrent l’occasion de portraits. Ici la pierre fait vibrer la peinture, réunit et sépare les figures, approfondit la lumière, insinue dans le faire du peintre sa touche propre, ou plutôt insinue quelque chose comme une touche dans la manière du peintre. (p. 61)
11Au‑delà du sujet traité, la réédition de ce texte aujourd’hui ne pourra donc que réjouir l’amateur de fresques médiévales tout autant que le lecteur de l’œuvre de l’auteur de Pierre Ecrite. Si le texte fut initialement le fruit d’un hasard éditorial, qu’il soit aujourd’hui le fer de lance d’une collection éditoriale originale n’est ainsi qu’un juste retour des choses.