Le populaire au pluriel
1Cet ouvrage se veut, comme l’explique Daniel Compère dans son introduction, le complément de son Dictionnaire du roman populaire francophone, paru en 2007. Plutôt que d’énumérer et d’analyser des textes et des auteurs spécifiques, comme le fait le Dictionnaire, Les Romans populaires vise à dresser un parcours historique de ces textes et à explorer les nombreux enjeux théoriques et méthodologiques qui y sont associés. L’étude qui en résulte constitue une référence indispensable pour quiconque s’intéresse à la littérature populaire. À en croire la définition de l’adjectif « populaire », il s’agit d’un lectorat conséquent et très varié, d’où l’importance de ce nouvel aperçu du domaine.
2D. Compère insiste dès le début de son ouvrage sur l’emploi du pluriel. D’après lui, parler des romans populaires, plutôt que du roman populaire évoquerait mieux la diversité qui caractérise les textes en question. L’ouvrage s’adresse à un lectorat lui aussi pluriel, à savoir « des étudiants soucieux de découvrir un domaine de la littérature rarement abordé, […] ceux qui souhaitent se consacrer à une recherche afin d’approfondir certains aspects de ce vaste ensemble littéraire, et plus largement [les] amateurs de romans populaires. » (p. 8‑9). Le ton didactique de l’ouvrage, produit des « recherches et réflexions issues d’un séminaire de master à l’université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3 depuis plusieurs années » (p. 8), le rend extrêmement accessible. Une structure cohérente, des articulations clairement signalées et des lectures conseillées à la fin de chaque chapitre, accompagnées d’une bibliographie sélective fouillée en fin d’ouvrage, sont autant de façons d’atteindre ce lectorat très divers. Des encadrés accrocheurs au sujet de textes, personnages, écrivains et éditeurs importants — Le Mystère de la chambre jaune (p. 94), Rocambole (p. 33), Jean de la Hire (p. 50) et Fleuve noir (p. 53‑54), pour ne donner que quelques exemples — servent eux aussi à retenir l’attention du lecteur. Il en va de même pour le recours à l’illustration et à l’affiche, même si l’imagerie aurait pu constituer une section à part entière.
3L’ouvrage est divisé en cinq grandes articulations, intitulées respectivement « Un domaine aux frontières incertaines », « Historique des romans populaires », « Évolutions et constantes », « Les genres principaux » et « Les romans populaires et les instances littéraires ». La première partie aborde les problèmes de définition, de terminologie et de délimitation du champ, ainsi que l’évolution du rôle du romancier.
4Le chapitre 2 propose un panorama diachronique, depuis la naissance des romans populaires, via leur développement au cours des xixe et xxe siècles, jusqu’à aujourd’hui. D. Compère décrit le rôle du colportage, des cabinets de lecture et des romans du début du xixe siècle dans la naissance des romans populaires. De là, il passe à l’invention du roman‑feuilleton, à l’« événement romanesque » des Mystères de Paris et aux publications par livraisons. La section qui traite des années 1860 examine le personnage de Rocambole et la spécialisation de l’édition, et fait allusion aux exemples de Dentu et de Hetzel. On voit un dernier quart de siècle marqué par l’essor de la presse et des collections, de nouveaux romanciers, tels que Pierre Decourcelle, et de nouveaux genres, dont notamment le roman judiciaire — « on ne l’appelle pas encore policier » (p. 40) — et la science-fiction. À ces nouveautés s’ajoutent de nouvelles échelles de valeur, qui feront l’objet des analyses de Bourdieu au xxe siècle. D. Compère divise le xxe siècle en trois parties : de nombreux changements, l’arrivée du cinéroman y compris, précédant la Grande Guerre ; une période d’affirmation des genres, suivie par la Seconde Guerre mondiale ; et le mondialisme d’après-guerre.
5La dernière section de ce chapitre est ponctuée de questions : « Existe‑t‑il des romanciers populaires aujourd’hui ? Quels sont les équivalents d’Eugène Sue, Alexandre Dumas, Jules Verne, Gaston Leroux et autres ? » ; « des cas comme celui de Joanne K. Rowling, l’auteur de Harry Potter, ou de Stieg Larsson, auteur de Millenium, sont-ils des phénomènes éphémères ? Les lira‑t‑on encore dans un siècle ? » (p. 57). Ce chapitre, quoique ambitieux, prépare néanmoins de manière efficace le chapitre suivant, en suggérant des liens entre le domaine du populaire du xixe siècle et celui de nos jours.
6Le troisième chapitre traite donc des caractéristiques dominantes des romans populaires à travers une évolution qui couvre deux siècles. Il s’agit notamment d’une large diffusion, des collections et séries, de la pratique de la variation et de l’interactivité. Il est peut‑être dommage que cette dernière section, qui fournit un fascinant compte rendu du rôle qu’ont joué les réactions de lecteurs dans l’élaboration des Mystères de Paris d’Eugène Sue, n’aille pas jusqu’à établir un lien entre cette interactivité du xixe siècle et le phénomène actuel de la « fanfiction ». Même si ce phénomène dépasse un peu les cadres historiques de l’étude, il aurait été pertinent d’en parler, ne fût‑ce qu’en passant.
7Des considérations méthodologiques servent de conclusion à ce chapitre. L’auteur identifie plusieurs difficultés liées à l’étude des romans populaires, à savoir l’étendue ainsi que la constante évolution du domaine et la notion problématique de « plaisir », à ne pas confondre avec celle de « valeur ». D. Compère trouve plus pertinent de parler de « préférence » (p. 78) :
Vouloir expliquer le succès ou l’oubli d’une œuvre dans sa « valeur » ou sa « qualité » est vain, voire impossible […] En matière de jugement sur une œuvre tout est subjectif… […] peu importe ce qu’on lit, l’essentiel est d’y trouver de l’intérêt et du plaisir. (p. 127)
8Les théories de la réception sont donc d’une pertinence incontestable dans ce domaine.
9En effet, c’est l’une des conclusions de la dernière partie de ce chapitre, où D. Compère approfondit la question de la méthodologie la plus appropriée pour aborder les romans populaires. Étant donné que « des critiques tenant à l’œuvre elle-même n’expliquent pas tout » (p. 128), D. Compère soutient que l’analyse psychanalytique, l’analyse textuelle fine et la critique génétique sont des méthodes à utiliser avec circonspection. Les méthodes sociologiques, narratologiques et contextuelles seraient, selon lui, bien plus fécondes. Il ne tarit pas d’éloges sur René Guise et Claude Witkowski, dont le « travail de fourmi » (p. 80) nous rappelle que l’on ne peut pas se permettre de prendre des raccourcis dans ce domaine. Tous les deux ont fait preuve de la même conscience du pluriel que D. Compère, en s’évertuant à connaître la totalité du sujet en question, que ce soit un auteur, une collection ou un éditeur.
10Le quatrième chapitre se penche sur les différents genres populaires, en particulier le roman d’aventures, le roman historique, le western, l’espionnage, la science‑fiction, le roman policier, le roman noir, le roman d’aventures policières, le fantastique populaire, l’horreur et le gore, la fantasy, le roman sentimental, le mélodrame, l’érotisme, la gauloiserie et la pornographie. Si la liste est impressionnante, l’approche est quelque peu schématique, voire réductrice. On aurait souhaité voir mises en exergue la porosité et l’hybridité générique si typiques des romans populaires. Cette tendance à l’énumération et à la classification en unités discrètes nous rappelle le Dictionnaire évoqué ci‑dessus. Peut-être faut-il voir là la conséquence inévitable de toute tentative de taxonomie appliquée à un domaine tellement nébuleux. C’est en tout cas la critique mineure que l’on peut adresser à cet ouvrage très riche.
11La cinquième partie, enfin, examine les instances de production et de légitimation littéraires, afin d’expliquer la manière dont fonctionne la réception des romans. D. Compère considère les intermédiaires tels que les éditeurs, libraires et bibliothèques, la contribution des critiques, des académies et de l’enseignement à la reconnaissance d’une œuvre ou d’un auteur, et les signes extérieurs de reconnaissance, sous forme d’éditions et rééditions, études, associations et adaptations. Il constate que les complexités de production et de légitimation produisent parfois des « injustices » (p. 124). Alexandre Dumas et Jules Verne, par exemple, restent très populaires aujourd’hui, tandis qu’Eugène Sue et Ponson du Terrail sont beaucoup moins connus, paradoxalement « auteurs populaires et oubliés » à la fois (p. 127). Pour approfondir ces questions de reconnaissance et d’oubli, l’auteur esquisse quelques pistes de recherche qui pourraient s’avérer fructueuses : les fortunes des romans qui véhiculent une idéologie dépassée, face à des générations différentes de lecteurs ; et le décalage entre l’influence des romans populaires et la volonté d’avouer une telle influence. Sartre, qui dans Les Mots évoque les nombreux romans populaires qu’il a lus pendant sa jeunesse, serait l’exception à une tendance généralisée sinon à nier du moins à taire tout penchant pour le populaire.
12La conclusion identifie encore d’autres pistes de recherche qui restent à explorer, évoquées par l’intermédiaire d’un langage et d’une imagerie dignes des romans populaires. Le lecteur se voit invité à se transformer en héros de roman populaire qui se plonge dans des régions ténébreuses, ou, comme le dit D. Compère, à « suivre des voies indiquées, à visiter des zones inexplorées […]. Ou […] à faire sortir tel ou tel auteur de l’ombre » (p. 128). Comment refuser, cher lecteur, de si passionnants défis ?
13D. Compère nous encourage en particulier à considérer les romans populaires au sein d’un contexte littéraire bien plus large. En effet, le pluriel caractériserait non seulement les ouvrages populaires et le lectorat qu’ils visent, mais également la portée du domaine qui, loin d’être étanche, exerce de multiples influences au‑delà de ses propres frontières. Nombreux sont les genres reconnus et les écrivains dits littéraires à subir l’influence des romans et des auteurs populaires. C’est donc à tous les chercheurs, et non pas exclusivement aux spécialistes des romans populaires, de s’attaquer à ces questions. Comme le dit D. Compère, on doit
chercher à établir un autre équilibre entre littérature légitimée et romans populaires, en faisant apparaître les liens qui existent, par exemple, entre le romantisme et les premiers romans populaires, entre le courant réaliste et le roman judiciaire, entre le roman de mœurs et le mélodrame, entre le surréalisme et le roman d’aventures, entre l’existentialisme et le roman policier noir. (p. 128)
14Ainsi, cette belle étude des romans populaires, tout comme les meilleurs des textes dont il parle, nous met l’eau à la bouche. La suite, donc, au prochain numéro.