L’Éthique du romance
1Après le récit d’enfance, le roman romanesque, le rapport à l’histoire, la revue Romanesques s’attache dans ce quatrième numéro à la romance, entrée qui paraît tout à la fois modeste, si on l’identifie à la chanson sentimentale, et presque identique au romanesque lui‑même si on l’entend dans son sens anglo‑saxon. L’originalité du numéro est justement de ne pas trancher et de travailler le terme en tous sens, traitant de la chanson, du roman romanesque, du drame non tragique1. De ce fait, l’interrogation générique laisse place à une appréhension de la romance comme expression d’un rapport au monde, qui lui donne son unité et sa spécificité. En interrogeant la portée éthique de la romance, le volume s’inscrit dans un courant critique très contemporain tout en redonnant une actualité à deux écrits de György Lukács traduits ici pour la première fois.
2À tout seigneur, tout honneur : commençons par les deux articles du critique hongrois, écrits respectivement en 1911 et 1912 : « L’esthétique de la “romance”. Tentative d’établir les fondements de la forme du drame non tragique » et « Ariane à Naxos », traduits par Dieter Hornig. Ces articles de Lukács invitent d’abord à un pas de côté au regard du sens attendu de romance : pour Lukács, la romance désigne le drame non tragique, qui regroupe, entre autres, le drame indien, les dernières pièces de Shakespeare, celles de Calderón, les drames de martyrs, ou l’Ariane à Naxos de Paul Ernst, exemple sur lequel se concentre le deuxième article. Elle est définie à partir de sa fin heureuse et en contraste avec la tragédie, qui est appréhendée comme un système plutôt que comme un genre, la forme étant déterminée par une métaphysique et une éthique. Le propos de Lukács s’écarte ainsi de l’histoire littéraire pour penser la romance comme « le contrepoint éternel et a priori de la tragédie » (p. 89). Le tragique est régi par une logique immanente, la catastrophe finale résultant de la menée à son terme d’un conflit qui produit l’intensification du moi et sa révélation dans son essence. L’action rationnellement menée étant pour Lukács tragique de façon inhérente (p. 64), la « bonne fin » de la romance implique l’irrationalité, c’est‑à‑dire l’intervention d’une transcendance, qui réduit l’homme à une fondamentale impuissance, à moins d’accepter — tel le martyr — les lois de cette transcendance.
3Carlo Umberto Arcuri revient sur la théorie du roman de Lukács, en comparant la pensée du critique hongrois à celle de Benjamin et d’Adorno, et en montrant que la définition de la romance témoigne d’un refus profond de la résignation face à la détresse moderne qui sépare Lukács de Benjamin. Ce qui frappe cependant le plus dans les deux textes de Lukács, à la lumière de l’ensemble du volume, est cette approche contrastive de la romance, et la distinction qui s’y opère entre deux niveaux de réalité : se retrouve là l’opposition du romance et du novel, dont le couple domine la réflexion menée par les différents articles.
4Catherine Grall rappelle l’origine et le sens des deux termes en anglais (p. 164). Le novel, apparu au xviie siècle, provient de la nouvelle, par exemple celles du Decameron, dont il hérite le réalisme : genre moderne, il met en scène un individu aux prises avec un univers « proche du monde contemporain du lecteur » (ibid.). Le romance à l’inverse renvoie aux « œuvres caractérisées par les invraisemblances dans l’action et dans le caractère des nombreux personnages, ainsi que par une intrigue à rebondissements multiples et à enchâssements » (p. 163‑164). Il est défini en particulier par Walter Scott en 1824 dans Essay on the Romance, Northrop Frye, notamment, reprenant cette distinction du romance et d’un novel qui en proposerait le contrepoint négatif et anti‑héroïque2. Si ce numéro de Romanesques ne cherche pas à réhabiliter le (ou la) romance, reste que les articles en récusent l’emploi péjoratif qui détermine généralement son opposition au novel et proposent de la sorte une défense de la valeur du romanesque. C’est déjà ce qui sous‑tend l’article de C. U. Arcuri : alors que dans le premier article de Lukács, le soulignement de l’irrationalité de la romance et la dignité du genre tragique pourraient faire penser au lecteur inattentif à une hiérarchisation des deux systèmes, l’appariement de la romance à la théorie du roman montre que la préférence de Lukács va à l’inverse au drame non tragique — associant de la sorte le novel à la romance
5Ce décalage de la perspective est mené par Marie Baudry à propos de Lord Jim dans son article « Romance, novel et récit. Temps et événement dans Lord Jim ». Rappelant la tradition critique, pour qui le roman de Conrad s’abîmerait dans le romance, la chercheuse met en évidence l’interrogation exemplaire des deux tendances romanesques se succédant dans le roman qui correspondent non à une esthétique, mais à une éthique (plutôt qu’à une morale), celle‑ci renvoyant à une capacité à saisir l’événement :
Si le romance se définit notamment par la reconnaissance de l’événement (héroïque) par le héros, de sorte qu’il ne diffère pas son action pour intervenir au moment juste et de la juste manière, pour coïncider avec cet événement, le novel pourrait alors se définir négativement : c’est l’histoire du héros qui ne reconnaît pas l’événement héroïque, et le manque (p. 138).
6Le romance devient là, comme chez Lukács, dépendant du rapport entre deux chaînes de causalité, l’ordre humain et le hasard, l’héroïsme — ici celui de l’aventurier, chez Lukács, celui du martyr — résidant dans leur congruence. Le point focal de l’analyse est ainsi le personnage, les deux « genres » correspondant à deux comportements qui sont deux rapports au réel. De la sorte, la question de la vraisemblance qui oppose à première vue le romance au novel est évacuée, au profit d’une interrogation de leur exemplarité.
7Ces deux notions de vraisemblance et d’exemplarité sont au cœur de l’article de C. Grall, « De la validité d’une défense morale du novel », qui nous paraît dans cette perspective la clef de voûte de ce numéro de Romanesques. C. Grall s’y interroge sur l’extension possible au romance de l’approche éthique de la littérature développée par Martha Nussbaum3. En effet, l’universitaire américaine fait reposer la valeur éthique de l’expérience de lecture sur une « vraisemblance de proximité » (p. 163) faisant du personnage de roman un alter ego : le novel offrirait de ce fait un accès à l’altérité et permettrait une projection du lecteur dans la problématique éthique vécue par le personnage. L’invraisemblance du romance interdirait alors l’identification sur laquelle repose cette efficacité éthique. Nourrissant la réflexion en particulier de L’Éloge de Richardson de Diderot, de la Lettre à d’Alembert de Rousseau, des réflexions de Walter Scott, C. Grall discute l’effectivité de cette contamination morale et la validité de sa réduction au seul roman réaliste. La dissociation de la vraisemblance et de l’identification nous semble l’un des arguments les plus forts : l’intensité émotive du romance favorise en effet une lecture empathique, à même de provoquer un questionnement si ce n’est un changement éthique, que peuvent favoriser l’idéalisation des personnages et le caractère allégorique de nombre d’intrigues — qui évoque là le double niveau de l’univers de la romance évoqué par Lukács. Si la persistance de l’effet moral sur le lecteur est tout aussi douteux dans le cas du romance que dans celui du novel, la sentimentalité du romance paraît à juste titre être un instrument essentiel de persuasion.
8C’est d’ailleurs ce que met en évidence l’article de Marianne Lorenzi, « La force du sentiment : tentative de caractérisation du romanesque de Georges Sand », qui, sans appartenir au dossier Romance, vient sur ce point le compléter. M. Lorenzi montre en effet que si Georges Sand critique les facilités du roman romanesque — du romance — qu’elle a elle‑même pratiqué au début de sa carrière littéraire, elle en utilise les ressources pathétiques au service de sa démonstration politique et morale. L’article d’Yvon Le Scanff, « Le roman suspendu par le sublime (Corinne de Mme de Staël) », lui aussi hors dossier, peut également être interprété à cette lumière du romance : le sublime romanesque qu’incarne l’italienne Corinne semble bien pouvoir être identifié à un romance poussé au comble de l’intensité, opposé à la logique du novel incarnée par l’anglais Oswald. Ce sublime, qui « surprend et suspend le roman, qui s’échappe ainsi à la pesanteur de la linéarité et à la lourdeur des transitions des motivations ou des justifications » (p. 37), renvoie d’une part à l’irrationalité de la romance chez Lukács, d’autre part au sublime schillerien que C. Grall considère dans son efficace persuasive, l’enthousiasme provoquant l’« éveil du sens moral du lecteur » (p. 186). Il ne s’agit pas d’identifier l’ensemble de la production de romans sentimentaux ou de romans d’aventures aux hauteurs du sublime, tandis que le novel se cantonnerait aux platitudes prosaïques, mais de souligner que la place du sentiment dans le romance le prédispose au sublime. L’article d’Isabelle Casta, « Les romans autonégateurs ou : la romance brisée ? » peut ainsi proposer, à propos de romans tels que Twilight, l’amusante et pertinente notion de « sublime idiot » (p. 222), pour désigner la fonction qu’ils occupent au regard d’un besoin adolescent d’exaltation sentimentale.
9À côté de cette articulation fort convaincante du romance au sublime et la mise en avant de la dimension éthique sous‑tendant l’opposition du romance au novel, le troisième enseignement majeur du volume est l’intrication de ces deux tendances, qui ne peuvent guère être assimilées à des genres séparés. Cette conclusion est bien sûr liée à un choix : le numéro de Romanesques ne prend en compte les productions populaires pouvant être qualifiées de romances — qu’il s’agisse des romans d’aventures, des romans sentimentaux ou de la chanson — que dans leur rapport avec une littérature légitime qui n’est jamais, elle, identifiée au romance. L’interrogation porte sur la place du romance ou de la romance à l’intérieur de ces romans, que par contraste l’on est ainsi porté à associer au novel. Le présupposé est en tout cas cette distance du roman « sérieux » à la romance, la surprise venant le cas échéant d’une ambivalence des auteurs à son égard. C’est ce que montre par exemple l’article que Marie Sorel consacre à Montherlant, « La revanche de l’hamour :mise à mort du romance dans l’œuvre de Montherlant ? » : si le roman sentimental y est un contre‑modèle moqué, le roman héroïque est valorisé et correspond à un imaginaire originel essentiel à la virilité des personnages. Surtout, le romance fait retour finalement par sa critique même, qui implique l’utilisation de ses scénarios — notons encore une fois que la spécificité du romance n’est pas stylistique ni même véritablement poétique, mais réside dans des schémas d’action, dans un comportement éthique.
10Le rejet de la romance dans les romans naturalistes qu’expose Christophe Reffait dans « Naturalisme et romance » repose de même moins sur le caractère stéréotypé de la forme que sur l’ignorance du monde dont elle témoigne et qu’elle perpétue. Le goût de Marie pour les romances, dans Pot‑bouille, est intégré par C. Reffait à l’ensemble de son éducation, qui s’oppose en tout point à la nature et à la connaissance du monde (p. 240). Comparant Marie au personnage de Pauline dans La Joie de vivre, l’auteur peut écrire : « La romance, donc, est le contraire des livres d’anatomie et de physiologie dans lesquels Pauline apprend “comme dans un devoir, ce que l’on cache aux vierges jusqu’à la nuit de noces” » (p. 241). La dernière partie de l’article, attachée à la critique d’art naturaliste, y met cependant en évidence un usage esthétique du mot, qui renvoie à la joliesse, écueil que doit éviter l’art naturaliste autant que la complaisance de la « boucherie » — l’écrivain naturaliste lui‑même étant donc menacé du péril, qui renvoie là non au sujet sentimental — auquel s’attache Zola dans Une page d’amour ou Le Rêve — mais à une manière de le traiter, le romance étant dans cette perspective un mauvais roman plutôt qu’un type particulier de roman.
11L’entretien avec Camille Laurens qui conclut le volume met une dernière fois en évidence l’approche privilégiée de la romance comme du romance : la première question porte sur l’usage du mot romance par l’écrivain dans Romance et Romance nerveuse sans suggérer leur identification à ce (cette) romance. De fait, la romancière, qui se réfère d’abord à la chanson sentimentale, fait entrer la romance dans une réflexion poétique, le contenu sentimental devant être arraché à la tonalité mièvre qui définit pour elle le genre :
Ce que j’aime dans ce titre [Romance nerveuse], c’est l’oxymore, moyen de souligner l’un de mes objectifs littéraires : détourner le roman d’amour, subvertir la mièvrerie ou le sentimentalisme qui lui sont consubstantiels, le sortir de ses jantes (p. 259).
12Le rapport de la romancière à la ou au romance n’est cependant pas de simple rejet, à nouveau : l’intégration de chansons permet d’utiliser leur puissance émotionnelle tandis que Camille Laurens recherche dans son écriture une énergie similaire à celle du romance.
13Considéré dans ses rapports avec un roman « littéraire », « sérieux », légitime, que celui‑ci soit ou non identifié avec le novel, le romance discrimine certes un corpus, mais renvoie avant tout dans le cadre de ce numéro de Romanesques à un rapport du personnage au monde décrit et du lecteur à la fiction. Si, à l’exception de l’article de C. Grall en effet, l’efficacité de l’éthique romanesque n’est pas abordée frontalement par le volume qui s’attache avant tout à l’intentionnalité des écrivains, cette approche du romance renvoie au questionnement actuel de l’usage de la littérature et de l’expérience de lecture auxquels s’attachent par exemple Vincent Jouve ou Marielle Macé et dont témoigne le numéro de LHT que cette dernière a récemment dirigé : « Après le bovarysme »4. Assimilé ici pour l’essentiel au roman sentimental, du fait de sa connexion à la romance, le romance paraît ainsi sous deux faces, à la fadeur sentimentale décriée par les romanciers s’opposant l’intensité émotive qu’ils recherchent à capter et qui peut s’élever à l’incandescence du sublime, contre une conception réflexive et critique de l’écriture romanesque. Si, en dépit d’une mauvaise conscience romanesque qui leur fait mettre à distance les recettes faciles de la romance et du romance, les romanciers en usent, les moments d’évasion qu’elles ménagent se montrent susceptibles d’une intensification qui les métamorphose en moments d’adhésion et de révélation, faisant du romance une voie de sortie du roman moderne autant vers une littérature de colportage que vers la poésie.