Augustin entre ciel & terre
1Spécialiste de la littérature de la Renaissance et de l’âge baroque, Gisèle Mathieu‑Castellani nous avait habitués à des ouvrages couvrant le spectre des xvie et xviie siècles, avec une prédilection pour le thème de l’amour à l’âge baroque (Éros baroque en 1979, Mythes de l’Éros baroque en 1981, Anthologie de la poésie amoureuse baroque en 1990). Ayant étudié des auteurs aussi différents que Montaigne, Marguerite de Navarre, Agrippa d’Aubigné ou les femmes écrivains de la Renaissance (La Quenouille et la lyre, 1998), c’est ici à une figure bien différente qu’elle s’intéresse : celle d’Augustin. Ce choix peut à première vue sembler inattendu. Deux motifs suffisent à le légitimer : si G. Mathieu‑Castellani est docteur ès lettres, elle est aussi agrégée de lettres classiques, d’une part ; et si Augustin est un Père de l’Église ayant occupé la charge d’évêque d’Hippone au ive siècle, c’est également une source d’inspiration pour d’innombrables auteurs, qu’ils soient théologiens, mystiques ou écrivains, tout au long de l’histoire de la littérature. En témoigne notamment la prodigieuse fertilité des Confessions, texte considéré comme la préhistoire de l’autobiographie moderne1. Cet ensemencement de nouvelles œuvres, Pierre de Courcelles l’a suivi pour le Moyen‑Âge dans Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité (1963) ; au‑delà, nombre d’autres autobiographies sont nées de cette démarche d’aveu qu’accomplit Augustin, échos dont G. Mathieu‑Castellani a soulevé la répercussion dans La scène judiciaire de l’autobiographie (1996).
2Mais ce n’est pas pour analyser les Confessions que G. Mathieu‑Castellani se penche sur Augustin : c’est pour s’adonner à un exercice périlleux et salutaire, celui de sonder le traitement d’un même motif le long de plusieurs œuvres. Exercice périlleux, car l’enjeu est de dépasser l’accumulation désarticulée d’occurrences et de remarques plus ou moins convergentes, et de retrouver l’unité d’une pensée devant le mouvement d’une écriture. Exercice salutaire, car c’est précisément dans cette quête de cohérence, que se comprend le plus profondément l’entreprise d’un auteur. L’ouvrage de G. Mathieu‑Castellani n’est pas le premier à s’arrêter sur un thème et à en tenter la synthèse chez Augustin ; mais cette recherche se distingue des études précédentes, portant sur les solutions apportées par Augustin à des problèmes philosophiques et théologiques tels que l’amour2, la liberté humaine ou la Trinité, pour renouveler notre regard sur l’œuvre de l’évêque d’Hippone. En effet, ce type d’enquête s’avère propre aux recherches littéraires plus qu’aux investigations philosophiques ou théologiques ; et considérer Augustin comme un écrivain, non seulement en ce qui concerne les Confessions, mais au sujet de l’ensemble de son œuvre, c’est déjà proposer à son sujet quelque chose de neuf.
3Là où G. Mathieu‑Castellani pousse le plus loin son geste, c’est en choisissant pour fil directeur de son étude un thème surprenant : les larmes. Non pas la tristesse, mais les larmes ; non pas l’émotion envisagée sous l’angle de l’abstrait, presque du concept, mais par le biais de sa manifestation concrète, corporelle et ambivalente. Pour cela, elle part d’un constat, déjà dressé par Henri‑Irénée Marrou3 : « les larmes ne cessent de ruisseler dans les Confessions4 ». Aussi l’introduction à son ouvrage est‑il intitulé : « Des confessions “dégouttant de larmes”. » Forte de ce constat, l’auteur explore l’œuvre d’Augustin à l’aune des larmes versées, tant par Augustin que par sa mère Monique, organisant son exploration autour des questions à la fois existentielles, religieuses, morales et esthétiques que soulèvent ces pleurs. Comme elle l’écrit,
Une éthique, une psychologie, une poétique des larmes : les Confessions nous incitent à examiner ces différents aspects. On les éclairera chemin faisant à la lecture d’autres textes, en particulier les Soliloques, […], les traités Du bonheur et Contre les Académiciens, […] La Musique […] ou la Cité de Dieu. (p. 30)
4Tout commence par l’émotion, puisque c’est de là que procèdent les larmes. G. Mathieu‑Castellani en mène l’exploration en mettant d’abord en relation l’œuvre d’Augustin et la théorie des passions d’Aristote ou celle de Cicéron, puis en insistant sur l’énigme que l’homme représente à ses propres yeux, précisément à propos des émotions. Plusieurs épisodes‑clés des Confessions sont ici analysés : le vol des poires et les émotions contrastées qu’il charrie ; les pleurs d’enfant versés à cet âge où l’on ne peut parler (in‑fans) et où l’être est tout entier être de désir et de passions. Soulignant l’extrême originalité de l’attention prêtée par Augustin à la psychologie infantile, G. Mathieu‑Castellani relie pleurs de l’enfant et volonté brute : « la volonté est un mouvement (motus) au service du désir, tant dans ce qu’elle accepte que dans ce qu’elle repousse ». Et si les passions sont si fortes en nous, dès le plus jeune âge, c’est certes la trace pour Augustin de la nature corrompue de l’Homme, de son état d’après la Chute, mais c’est aussi l’occasion de nous demander quel sens auront les larmes nées d’une telle force — question du sens d’autant plus épineuse que les émotions sont, au fond de tout homme, contradictoires et énigmatiques. Serait‑ce à dire que les larmes ne manifesteraient qu’un vouloir contrarié, qu’une volonté mauvaise, et que l’amour des larmes ne se lirait que comme « un trait témoignant de la perversité de l’âme humaine » (p. 52) ? Telle est bien une des faces des larmes d’Augustin que met à jour G. Mathieu‑Castellani.
5Mais elle n’est pas la seule : car les pleurs se plient aussi, chez l’évêque d’Hippone, à une « éthique ». Pleurs de Monique, pleurs d’Augustin repentant et désireux d’une pleine et véritable conversion : ces larmes‑là ne sont pas à rejeter mais à rechercher. Il n’y entre aucun dolorisme ni aucune complaisance. Les larmes peuvent être sincères : l’auteur s’applique à mettre en avant cet autre aspect des larmes d’Augustin, celui des larmes bienvenues et salvatrices. On trouve là un écho du « don des larmes » qui était parfois vu, pour les condamnés à mort placés sur le gibet ou le bûcher, comme un « miracle de Dieu » légitimant l’annulation de la sentence. L’auteur, après être revenue sur le cas particulier de l’émotion contradictoire, qui fait pleurer ce qu’il ne faut pas et ne pas pleurer ce qu’il faudrait, et sur l’errance des pleurs des nourrissons, se penche sur les « bonnes larmes », « fruit » des confessions (p. 66‑67), et note la référence biblique à la « vallée des pleurs » dans un psaume exhortant le pécheur à se repentir et à pleurer5.
6À ce stade de l’ouvrage, les choses pourraient être simples : d’un côté, les mauvaises larmes, celles du pécheur impénitent, de l’enfant égaré dans les affres d’une volonté qu’il ne contrôle en rien ; de l’autre, les bonnes larmes, celles du repenti, de l’homme éclairé sur lui‑même et sur ses errances passées. Or, une telle distinction est loin de couvrir la complexité des larmes chez Augustin, et l’un des mérites de l’ouvrage de G. Mathieu‑Castellani est aussi d’explorer les interstices des classifications commodes mais insuffisantes.
7Aussi est‑ce au « mystère des larmes douces‑amères » que l’auteur s’intéresse ensuite. Se livrant à une recension érudite et éclairante de l’entremêlement de ces deux thèmes depuis l’Antiquité, elle en sonde l’écho chez Augustin au sujet de ces larmes de deuil, douces parce qu’elles soulagent, amères parce qu’elles procèdent d’une peine profonde. L’analyse des pleurs causés par la mort d’un ami résonne avec celle de la douleur éprouvée par Montaigne à la mort de La Boétie, écho que G. Mathieu‑Castellani relève avec précision.
8Mais l’autre problème posé par les larmes, c’est celui de « l’amour des larmes » : celles, par exemple, qui surviennent au souvenir d’une joie passée, justement parce qu’elle n’est plus. Les souvenirs douloureux pouvant à leur tour devenir source de joie, joie et tristesse se mélangent et s’invertissent par le travail du temps et de la mémoire, posant ainsi une nouvelle énigme à l’endroit des larmes : comment pleurer de « bonnes larmes » si les affects s’échangent, s’ils ne sont pas indexés de manière stable à des événements clairement identifiés ? Et que penser des larmes versées face à un spectacle théâtral ? Augustin fut amateur de tragédies ; il s’interroge sur la nature des larmes qu’il y versa, rejette l’idée de catharsis :
Pleurer la mort de personnages de fiction, et ne pas pleurer sa propre mort dans le péché, voilà bien le signe irrécusable de l’aveuglement de la créature, incapable de discerner où se trouve la bonne voie. (p. 104)
9Et cette critique augustinienne de la catharsis aristotélicienne, développée sur une dizaine de pages, intéressera particulièrement les chercheurs en littérature curieux de lire Augustin écrivain autant que théoricien de l’art.
10L’aspect esthétique des larmes, et la dimension problématique pour Augustin de ces larmes nées de l’art, G. Mathieu‑Castellani achève de les étudier par le biais de la musique. Les pleurs que la musique religieuse arrache à Augustin peuvent sembler relever des « bonnes larmes », celles qui élèvent l’âme ; mais, observant sa sensibilité particulière à la voix des chanteurs, Augustin s’interroge : n’est‑ce pas là, de nouveau, la source de mauvaises larmes, d’une mauvaise dilection, encore emprunte d’une sensibilité charnelle ? G. Mathieu‑Castellani utilise alors les termes de « concupiscence de l’oreille » et d’« émotion sensuelle ». Le combat d’Augustin contre la concupiscence, placé au cœur des Confessions, est en effet rappelé tout au long de cet ouvrage, grâce à des remarques ponctuelles à la fois audacieuses et attentives à la lettre du texte : Augustin se reproche d’avoir demandé à certains de ses amis des choses qui outrepassent les bornes de l’amitié ; il confesse être encore tourmenté, même après l’épisode du jardin de Milan et du « Tolle, lege », par des rêves dans lesquels la concupiscence vainc sa volonté, sans qu’il en éprouve aucune réticence sur le moment. Augustin, sous la plume de G. Mathieu‑Castellani et sous son regard d’analyste de l’écriture, se révèle dans toute sa corporéité, lui qui est justement, parmi les auteurs de l’Antiquité tardive, un des plus clairs à cet égard, un des plus sincères, à la fois pudique et entier. La sexualité n’est pas éludée dans les Confessions ; elle ne l’est pas non plus, aussi étonnant que cela puisse paraître, quand il s’agit de traiter des larmes et de leur ambivalence.
11Mais c’est sur les « larmes d’une mère » que s’achève cet ouvrage, mettant en lumière le personnage de Monique et la bonté de ses larmes, les seules à propos desquels Augustin n’émet aucun doute. À une seule occasion, les larmes de cette mère s’égarèrent : lorsqu’elle pleura le départ d’Augustin pour Milan, Monique s’adonnait plus à sa douleur d’être séparée de son fils qu’à celle de le voir perverti dans une voie mauvaise, la voie manichéenne. Les larmes de la mère sont alors comparées à celle du figuier pleurant la perte de son fruit, larmes de lait dans lesquelles les manichéens voyaient l’occasion de la naissance d’un Ange — croyance dont Augustin se moque, mais que G. Mathieu‑Castellani reprend comme une image profondément poétique, pour dire la beauté des larmes maternelles mêlant à la fois amour désintéressé, prompt au sacrifice, et force de nouvelles créations et de nouvelles naissances. Les larmes sont ainsi ce par quoi Augustin naît une deuxième fois.
12En définitive, ce dernier aspect des larmes comme source de régénérescence et de recréation de soi offre une image bienvenue pour décrire l’entreprise de Gisèle Mathieu‑Castellani : étudiant les larmes d’Augustin, elle nous propose une nouvelle image de l’auteur et de l’homme, tant ancré dans le monde qu’aspirant au ciel, soucieux de dire la réalité complexe des larmes humaines comme désireux de signaler leurs vertus salvatrices et divines.