Le rythme critique d’Henri Meschonnic
Le temps du langage dénude ses rois. Un enfant ensuite peut le voir.
(Critique du rythme, p. 362)
1Henri Meschonnic a cinquante ans lorsqu’il fait paraître Critique du rythme. Anthropologie historique du langage en 1982. Il a déjà publié chez Gallimard les cinq tomes de Pour la poétique (1970‑1978), Le Signe et le Poème (1975), deux traductions de la Bible : Les Cinq Rouleaux (1970) et Jona et le signifiant errant (1981), et trois recueils de poèmes : Dédicaces proverbes (1972), Dans nos recommencements (1976), Légendaire chaque jour (1979). Critique du rythme paraît en 1982 chez Verdier dans un grand format de 713 pages ; il est réédité en format de poche en 2009 par le même éditeur et dans la même pagination. Cette réédition remet au jour, près de trente ans après sa première publication et peu de temps avant le décès de son auteur (disparu en avril de la même année), le texte considéré comme central de celui‑ci et l’un des textes majeurs de la pensée française d’après le structuralisme.
2Ce livre s’inscrit plutôt au début d’une œuvre qui s’étend sur quarante ans, compte plus de cinquante livres, incluant une dizaine de recueils de poèmes. Il s’agit d’une œuvre triple : œuvre de théorie, de poésie et de traduction, qui ne se conçoit pas selon des genres distincts mais comme le chemin, à travers des occurrences chaque fois spécifiques et qui s’interrogent mutuellement, d’une même pratique. « La théorie ne peut être issue que d’une pratique, commençait Pour la poétique. Les propositions tentées ici ne doivent pas se lire indépendamment de l’épreuve où la théorie s’est faite et continue à se faire », à savoir « [t]héorie, lecture, traductions et poèmes » qui « se veulent une seule pratique et théorie de l’écriture, non un art, mais un langage qui tende une pratique du continu vers une pensée du continu1. » C’est là l’historicité de cette œuvre : chaque nouvel opus vient entériner et dire à nouveau ce dont elle est l’épreuve et la démonstration ; chaque livre recommence à neuf ce qui n’a jamais fini de se dire. C’est pourquoi elle se réclame d’une historicité « radicale2 », qui se constitue comme principe premier et fondamental de tout discours, et pourquoi elle vise ultimement à faire se rejoindre les théories du langage et de l’histoire en « une même théorie3 ». C’est ce qui fait aussi son efficace, réalisant ce qu’elle préconise : créer un continu entre la théorie comme activité de recherche et la poésie comme maximalisation du rapport entre le langage et la vie.
3Critique du rythme marque un moment de cette pensée. Publié au lendemain de la grande époque structuraliste, il fait la critique de son temps et rassemble avec force et visibilité les enjeux que son auteur s’efforce de démontrer depuis dix ans. Sa particularité est que le rythme y devient un élément central, opérateur de subjectivité et d’historicité, à même de contrer la logique du signe en plaçant, à la suite de Benveniste, le langage au cœur de la définition humaine. Bien qu’il ait été suivi de nombreux autres, l’ouvrage reste peut‑être le parangon de cette aventure intellectuelle originale.
Poétique d’Henri Meschonnic
4Le texte s’ouvre par une dédicace, « À l’inconnu », qui dit le sens du travail que vont livrer les pages qui suivent. Fidèle à son sens antique, elle inaugure ainsi le chantier qui commence en le vouant à l’avenir. Avenir qui nous devance et que nous ignorons, imprévisible dont l’imprévisibilité même est, chez Meschonnic, motif de fête, l’inconnu est l’opération que réalise le poème au sens qu’il lui donne : non pas exemplaire d’un genre mais invention d’une parole par un sujet, d’un sujet par sa parole. La destination impliquée par la préposition annonce quant à elle la posture — idéologique, politique — qui va être celle de la pensée : ouverte sur l’autre et adressée, selon un mouvement qui se lance à l’avant de lui‑même. À l’inconnu, comme à bâbord, à tribord, à l’attaque : un élan, une aventure, avec à l’initiale, un accent qu’on appelle « d’attaque ». L’inconnu est ce que cherche et vise la poétique telle que l’entend H. Meschonnic : « une poétique historique du discours, des sujets », qui « se cherche », est « un inaccompli théorique », « est et sera toujours postérieure aux œuvres » (Critique du rythme4, 33). Non une histoire des genres ou un ensemble de prescriptions, mais une recherche de la spécificité des œuvres, de leur littérarité, pour laquelle la théorie est l’avenir de la critique, non son passé. Le travail de la poétique est de faire ressortir, par un examen attentif de ses modes de signifier, cette latence de l’œuvre, et c’est pourquoi l’activité critique et théorique est présentée comme se plaçant dans la continuité du travail du poème, plutôt que comme son envers.
5Le texte s’ouvre ensuite, comme le fait chaque chapitre, par un exergue en langue étrangère — ici une citation du poète contre‑révolutionnaire Ossip Mandelstam, reproduite en caractères cyrilliques, qui dit et le projet et la manière qui seront ceux du livre : « Dans la poésie c’est toujours la guerre. » Citation choisie chez un poète isolé et politiquement opprimé en raison même de la liberté de sa poésie, elle signale un état de lutte à la fois permanent et sans cesse à vif ; un instant, mais qui dure : c’est toujours. Le combat qui s’annonce s’opère « dans » et par ce que le langage a de plus fragile et par là de plus immédiatement politique, la poésie. « [L]a poésie reste le lieu le plus vulnérable et le plus révélateur de ce qu’une société fait de l’individu5. » Chaque théorie de la poésie porte en elle, au moins implicitement, une théorie du langage et de la société. La lutte qui s’annonce n’est donc pas restreinte à la seule sphère linguistique ni littéraire, mais touche à l’ensemble des sciences humaines. Elle fait cependant de la littérature le laboratoire par excellence de son observation.
6« La théorie du rythme est politique », commente ensuite le texte, et cette phrase sera reprise à la fin du livre, manière non de boucler la boucle mais d’indiquer qu’une pensée est en cours, et non finie, car sans cesse pour tous d’actualité :
Parlant du rythme, c’est de vous que je parle, c’est vous qui parlez, les problèmes du rythme sont les vôtres. La critique du rythme n’a pas de conclusion. Elle est ouverte sur l’historicité du langage, de la littérature, de la théorie.
7C’est là, conclut le texte à l’issue de ses 700 pages, « le rythme de la critique du rythme, puisque la théorie, comme la poésie, ne se fait qu’avec l’inconnu. » Le mot dernier du texte, pour n’être pas un dernier mot, fait écho à son élan initial.
Critique et théorie
8Avant de s’attacher au rythme, il convient de dire un mot sur la « critique » qui fait l’autre partie du titre, dont la méthodologie se déploie aux chapitres I et II, « Critique, historicité de la théorie » et « Activité théorique, activité poétique ». Critique du rythme, comme la série des ouvrages de Pour la poétique, est un manifeste qui fait assumer à la théorie une position nouvelle : « Critique, théorie, je vise à rendre ces termes interchangeables », déclare Meschonnic dans l’avant‑texte du premier chapitre. « Le discours théorique a en commun avec l’activité du poème d’être un mode spécifique du subjectif » (CR, 61). C’est pourquoi la tâche de la critique est de révéler l’« historicité » de chacun, concept‑clé de la pensée d’H. Meschonnic qui désigne leur manière spécifique de signifier dans l’histoire. Chaque discours, quel que soit son champ d’appartenance, est situé, et subjectif. Le travail de la critique est de montrer les liens entre théorie et poème, notamment à travers l’idée que la théorie naît de la pratique :
C’est pourquoi les intuitions théoriques des poètes — comme ce que disent les peintres sur la peinture —, étant un discours de la pratique, le langage d’une activité […] peuvent être des matrices qui valent plus que tous les livres des critiques ou des philosophes. (CR, 55)
9S’achemine ici la possibilité d’une poétique de l’art, selon laquelle l’art signifie non de façon perceptive, mais par ce qu’il fait au(x) discours. La critique, comme la théorie, n’est pas cantonnée à une sphère spécifique ou au langage d’experts, mais conçue comme une activité au sens fort, qui montre l’enjeu des discours, leurs présupposés, leurs façons d’agir dans ou au‑dehors des sphères où ils s’exercent. Elle est elle‑même située, subjective, ce qui fait de sa propre situation une part du débat.
10D’où l’importance des avant‑textes de quelques paragraphes qui précèdent les chapitres de Critique du rythme : ni résumés ni introductions, ils annoncent les enjeux qui président à chaque section. Situer est faire l’historicité de la critique ; tandis que la critique est « l’historicité de la théorie » (titre du premier chapitre), ce qui en montre la situation au sens fort. L’enjeu est pour l’auteur de ne jamais proposer la théorie comme un acquis — au risque sinon de la voir verser dans l’idéologie —, mais comme une recherche, une « tenue des questions6 », un « travail en cours7 », qui ne tend pas vers des réponses. C’est pourquoi
il y a d’abord à fonder réciproquement le terme de théorie et le terme de critique. Pour ne pas confondre théorie et science, du moins pour ce qui est du langage et de la littérature, et pour lier dans la critique l’un par l’autre le rejet des schémas installés et la recherche d’un nouveau à penser. (CR, 16)
11L’activité critique revêt les mêmes qualités que celles recherchées dans le poème : elle rejette le connu (les « schémas installés ») et repousse plus loin l’inconnu dans ce que l’auteur décrit à plusieurs reprises comme son « aventure », une disposition intellectuelle qui non seulement n’accepte aucun discours antérieur comme vérité, mais précède le caractère ponctuel de toute intervention particulière : « La théorie est ainsi la recherche de la théorie. Elle ne peut absolument pas se confondre avec une théorie, quelle qu’elle soit. » (CR, 33)
12La critique est donc conçue, à l’instar de la poésie, comme le lieu et le moyen d’une bataille :
Il s’agit de l’historicité des discours. Où il s’impose que tout propos qui porte sur quoi que ce soit du langage, exposé scientifique, énoncé didactique, ou essai [ou encore poésie, comme le montrera Célébration de la poésie8], tout est toujours stratégie, et pris dans un combat. (CR, 13)
13Le rôle de la critique du rythme va être de mettre en évidence ces stratégies, ce qui fait d’elle une métacritique.
Un autre rythme : Benveniste
14Pour la poétique III, sous‑titré Une parole écriture, faisait déjà, à l’occasion d’une étude de Nerval, « du rythme comme signifiant majeur » « la question fondamentale pour un écrire9 ». Or pour faire du rythme le signifiant majeur de tout discours — intuition développée par Meschonnic lors de son expérience de traduction de la Bible10 —, il faut le sortir de sa conception traditionnelle qui le place dans la régularité et le retour du même, sur le modèle du flux maritime. Ce mérite revient à Benveniste dans une étude de 195111 sur l’étymologie du mot12, sur laquelle Meschonnic se fonde. Benveniste remarque qu’on a improprement attribué au mot rythme non seulement le sens de cadence régulière mais l’idée qu’il aurait été calqué par l’homme sur l’alternance des marées. S’il accepte de lier sémantiquement rythme et couler, Benveniste réfute l’association systématique de ce dernier terme avec « le mouvement régulier des flots » (p. 328). Il part à la recherche des premières occurrences du mot pour le dégager de cette généralisation.
Il faut bien, pour restaurer une histoire qui a été moins simple, et qui est aussi plus instructive, commencer par fonder la signification authentique du mot ρυθμός, et en décrire l’emploi dans ses débuts, qui remontent haut. (p. 328)
15La verdeur du ton, le dégagement de la tradition, l’enquête diachronique et la recherche de l’historicité du terme évoquent par anticipation la démarche meschonnicienne.
16Dans ses premiers emplois chez les Présocratiques, le terme est associé à la forme, « en entendant par là la forme distinctive, l’arrangement caractéristique des parties dans un tout » (p. 330), il se voit lié à « “former” ou “transformer”, au physique ou au moral » (p. 329). Chez les poètes lyriques et les Tragiques, il est pris « pour définir la “forme” individuelle et distinctive du caractère humain » (p. 330, je souligne). S’ajoutent chez ces derniers les notions de disposition et de figuration, et chez Platon apparaît le sens de « disposition proportionnée » (p. 331). Benveniste conclut à l’issue de son enquête :
le sens constant est « forme distinctive ; figure proportionnée ; disposition », dans les conditions d’emploi d’ailleurs les plus variées. (p. 332)
17Cependant, dans la mesure où il y a en grec d’autres expressions pour forme, il faut dégager la spécificité du rythme. C’est alors qu’intervient l’analyse du suffixe et du radical du mot grec pour en faire « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant », « la forme improvisée, momentanée, modifiable » (p. 333). On voit combien la définition recèle le potentiel de faire du rythme un agent d’historicité, propulsé par des situations nouvelles. « [S]ignifiant littéralement “manière particulière de fluer” », le terme, ajoute Benveniste, semble « le plus propre à décrire des “dispositions” ou des “configurations” sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer » (p. 333). Tout est là pour faire du rythme l’organisation du vivant dans l’instant de son mouvement ; une mise en œuvre historique de la vie.
18C’est seulement chez Platon que le terme se voit associé aux valeurs de nombres et de mesures, en le rapportant « à la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout » (p. 334). Le « sens nouveau de ρυθμός » est alors : la « séquence ordonnée de mouvements lents et rapides », « l’alternance de l’aigu et du grave », « l’arrangement harmonieux des attitudes corporelles combiné avec un mètre » (p. 334‑335), tout ce qui suppose, résume Benveniste, « une activité continue décomposée par le mètre en temps alternés » (p. 335). On voit comment une « théorie de la mesure » (p. 335) va s’imposer au détriment des notions d’agencement intrinsèque et de continu mises en avant par Benveniste.
19Par le déplacement interprétatif qu’a autorisé l’enquête dans les usages du terme, cependant, un autre modèle de la relation de l’homme à la nature est mis en œuvre. Dans l’acception traditionnelle qui lie le rythme au mouvement régulier des flots, l’homme prend dans la nature le modèle d’organisation de tout mouvement :
Et quoi, en effet, de plus simple et de plus satisfaisant ? remarque Benveniste. L’homme a appris de la nature les principes des choses, le mouvement des flots a fait naître dans son esprit l’idée de rythme, et cette découverte primordiale est inscrite dans le terme même. (p. 327)
20Mais l’observation des emplois en discours du verbe couler a contredit cette interprétation. « Cette vaste unification de l’homme et de la nature sous une considération de “temps”, d’intervalles et de retours pareils » (p. 327) qui a conditionné l’emploi du mot mérite alors d’être revue. Tandis qu’elle sous‑tendait une relation de nature cosmique entre l’homme et l’univers, le rythme mis en place par Benveniste incite à concevoir un modèle où l’homme met son rythme dans le monde. Organisation dynamique des formes humaines (notamment la forme des lettres de l’alphabet), le rythme de Benveniste est un déterminant anthropologique, et le langage qu’il organise n’est pas une empreinte de l’univers. De phénomène naturel imité par l’homme il devient facteur d’historicisation mis en œuvre par lui. On comprend comment il fonde une « anthropologie historique du langage ». « En réécrivant l’histoire du mot » (CR, 69), écrit Meschonnic, Benveniste lui a permis de « quitt[er] une définition figée qui le maintenait dans le signe et dans le primat de la langue. Il peut entrer dans le discours. » (CR, 70)
21L’un des apports majeurs de Benveniste selon H. Meschonnic est ainsi d’avoir permis cette théorie du rythme par laquelle il n’est plus synonyme de mètre et de mesure, mais devient l’agencement spécifiant de tout discours. « Le paradoxe est que Benveniste n’a pas développé ce travail, tout en étant le premier et le seul à l’avoir rendu possible. » (CR, 70) Il rejoint en cela Saussure, l’autre grande figure d’influence, qui n’a pas formulé mais qui a rendu possible « l’hypothèse d’un primat du discours » (CR, 29). Meschonnic va poursuivre cette antisémiotique en élaborant, grâce à la critique du rythme, et contre une sémiotique de la langue, une poétique du discours.
22La notion de discours telle qu’il l’entend vient également de Benveniste13. Elle correspond chez lui, on le sait, à une mise en jeu subjective de la langue, qui ouvre sur une linguistique de l’énonciation. Son unité élémentaire est la phrase (vs. le mot de la langue), et chacune de ses réalisations met en œuvre le tout du langage. Le discours alors n’est pas la production d’un sujet, mais son activité :
Dans la théorie du rythme que Benveniste a rendue possible, le discours n’est pas l’emploi des signes, mais l’activité des sujets dans et contre une histoire, une culture, une langue. (CR, 71)
23Contre la langue de signes de la sémiotique, dont les sens connus d’avance précèdent les usages, la définition d’un sujet par son discours propose un continu corps‑langage qui ne le réduit pas à la somme de ses déterminations. C’est pourquoi :
Il n’y a pas d’unité de rythme. La seule unité serait un discours comme inscription d’un sujet. Ou le sujet lui‑même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte, indéfinie. (CR, 73)
24L’enjeu est une théorie du sens, pour laquelle celui‑ci n’est plus préalable aux discours, mais en est l’inconnu, l’avenir : « Le sens fuit les mots. Les mots ne sont que des passages du sens. Le sens est ce qui ne cesse de fuir, comme la vie, comme le temps. » (CR, 259) Meschonnic peut conclure : « Une théorie du rythme dans le discours est donc une théorie du sujet dans le langage » (CR, 71).
L’enjeu du rythme
25Faire du rythme le « signifiant majeur » de tout discours bouleverse alors « le statut du sens, et par là toute la théorie du langage » (CR, 69). En substituant au schéma dualiste du signe le modèle d’organisation imprédictible d’un discours qui spécifie chaque fois le sujet comme historique, une force nouvelle est conférée au langage et à la littérature comme domaines de l’invention et de la liberté du sujet. Il est aisé d’en imaginer les conséquences éthiques et politiques et le rejaillissement sur le social. Cette révolution a d’ailleurs des effets sur toutes les disciplines qui font d’une théorie du sens et de l’individuation humaine leur enjeu : linguistique, philosophie, anthropologie, psychologie, histoire, sciences sociales. Toutes sont bouleversées par une épistémologie qui définit l’une par l’autre théorie du langage et théorie de la littérature, place le rythme au cœur de la définition du langage, le langage au cœur de la définition de l’humain. Si le rythme est un enjeu, c’est parce que « [l]es relations du rythme et des méthodes pour le définir exposent de manière privilégiée l’enjeu épistémologique des sciences humaines » (CR, 16). Et si Meschonnic veut rendre interchangeables critique et théorie, c’est pour « situer l’entreprise qui commence ici, concernant le rythme dans le langage, comme à la fois une part de la théorie du langage et la partie qui en est peut‑être la plus importante » (CR, 13). Le rythme s’avère donc partiellement l’objet et entièrement le moyen de cette transformation : mode de signifier de l’humain et pourtant mal compris, bénéficiant d’une place inégale et hasardeuse dans la théorie littéraire et linguistique alors qu’il a le pouvoir de couper court à l’opposition binaire de la logique du signe, son statut à mi‑chemin de la notion et du concept est névralgique, stratégique, car il draine immédiatement à sa suite les controverses théoriques entourant le fonctionnement du langage.
26« L’enjeu de la théorie du rythme », le chapitre III, met en évidence cette situation avec les implications critiques du chantier amorcé. Le rythme, écrit Meschonnic, ne peut être « que l’historicité de l’anthropologie » (CR, 75). Il agit comme un révélateur de ce que s’engage nécessairement une théorie de l’homme avec une théorie du sens. Conçue ainsi, « [l]a critique du rythme n’est donc pas seulement, ni d’abord, une critique des théories du rythme » (CR, 20), mais permet un point de vue nouveau sur l’anthropologie.
Le rythme dans le sens, dans le sujet, et le sujet, le sens, dans le rythme font du rythme une configuration de l’énonciation autant que de l’énoncé. C’est pourquoi le rythme est le signifiant majeur. (CR, 72)
27Le rythme contrarie ainsi les autres oppositions liées à une conception dualiste du langage : émotionnel et rationnel, langage ordinaire et littéraire, oral et écrit, prose et poésie, qui ignorent tout ce par quoi l’homme fait sens dans son discours : gestes, tons, accents, affects, et son histoire. La critique du rythme, écrit Lucie Bourassa, « permet de dépasser la dimension instrumentale du langage14 », en faveur d’une anthropologie du langage dans laquelle le langage est au cœur de l’activité humaine et de la subjectivation. La conséquence est une refonte radicale de la conception du langage sur laquelle repose toute conception du littéraire et toute définition de l’art.
Le rythme est ainsi l’élément anthropologique capital dans le langage, plus que le signe : parce qu’il force la théorie du signe, et pousse à une théorie du discours. (CR, 73)
28Ainsi défini, le rythme est un catalyseur : point sensible des théories du langage et de la littérature, point focal sur lequel s’exercent et se vulnérabilisent les disciplines du sens, point d’attention et de conflit de la théorie : « Il s’agit d’indiquer [quel combat], et quelle stratégie, quel enjeu sont livrés à l’occasion du rythme » (CR, 13, je souligne). La critiquedu rythme est alors celle que rend possible le rythme tel qu’H. Meschonnic le conçoit nouvellement. Le rythme ici est un complément du nom.
Parcours du rythme
29Une fois exposés la situation critique et l’enjeu du rythme, le livre va pouvoir développer une critique de la notion de rythme telle qu’elle a été conçue par les traditions littéraires et linguistiques. Faisant suite aux trois premiers chapitres d’exposition, une longue enquête, vaste et minutieuse, occupe le reste du livre. À la manière critique qui était celle de Benveniste, elle reprend un à un les discours de la critique et de la théorie littéraires, de la poétique et de la linguistique, des sciences et de la philosophie du langage. Dans ce deuxième temps du texte, la « critique du rythme » devient la critique de ses usages, de ses acceptions et emplois, des traditions qui les ont permis. Le rythme y est un complément d’objet.
30L’étude s’attache à la critique des domaines qui ont entretenu historiquement des relations privilégiées avec le rythme, au point d’en avoir confisqué la définition. Il s’agit de la musique et de la métrique. La première semble perçue comme son domaine exclusif ou premier (« Le langage sans la musique », ch. IV). Meschonnic propose au contraire la recherche d’une spécificité qui restituerait à chaque domaine la pertinence et la spécificité de ses moyens : « La musique ne signifie pas. Le discours, le poème ne chantent pas. Aucun n’y perd. » (CR, 135) Il s’agit de reconnaître la métaphorisation qui en musicalisant la poésie, retire au langage la chance de signifier selon un rythme propre. La critique du mètre et des tentatives de quantification du rythme fait ressortir les limitations d’un rythme conçu comme « battement régulier » (CR, 157) :
Alors que les rythmes cosmiques, biologiques paraissent s’accommoder de la définition traditionnelle du rythme — puisqu’elle en est tirée et motivée, comme le montre l’étymologie traditionnelle —, le langage trouble l’unité interne du rythme‑régularité. (CR, 147)
31Au sein d’un schéma mimétique d’harmonie entre l’homme et la nature, le langage trouble la fête parce qu’il est porteur d’histoire (« Le rythme sans mesure », ch. V). Une enquête à travers les dictionnaires, encyclopédies et domaines des sciences humaines intéressés à la définition du rythme — linguistique, poétique, musique, philosophie (CR, 156 sq.) —, soit « vingt‑six témoins » (CR, 172), va révéler « un seul discours » (CR, 172), lié encore à l’étymologie démystifiée par Benveniste.
Or ce discours est faux. Non parce qu’il serait erroné. Mais parce qu’il mêle des ordres distincts, spécifiquement, historiquement : le cosmique‑biologique, et l’ordre historique, qui est celui du langage. (CR, 172)
32 À cette « théorie universelle du rythme » qui maintient « le primat du cosmique à l’intérieur de l’anthropologie même » (CR, 172), Meschonnic oppose une théorie du rythme qui historicise l’anthropologique par le langage. Il s’agit de « [f]orcer la théorie traditionnelle à céder au discours » (CR, 172), c’est‑à‑dire abandonner la définition — et la confusion — du rythme avec des paramètres techniques (la scansion, la métrique).
33Dans son examen des « éléments dont se compose la théorie traditionnelle » (CR, 176), Meschonnic propose que tandis que la métrique « se dispose dans le temps » (CR, 225), le rythme dispose le temps, l’organise : « Le rythme d’un texte fait du temps de ce texte une forme‑sens qui devient la forme‑sens du temps pour le lecteur. » (CR, 224) On est proche de la conception benvenistienne de l’homme dans la langue, pour laquelle « [c]’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps15 ». Critiquer le mètre permet de repenser la prosodie hors de la rime, la rime hors du mètre, pour concevoir le discours comme « une organisation généralisée de l’écho » (CR, 262), qui mette fin à l’opposition entre langage ordinaire et littéraire, et lui substitue l’idée que la poésie maximalise ce qui pourrait être vrai de tout discours : « La pensée par la rime n’est qu’un cas particulier de la pensée par la signifiance, de la pensée‑rythme du poème. » (CR, 263) La signifiance est ici comprise comme
l’organisation linguistique et translinguistique d’un sujet dans et par le langage, caractérisée par l’inséparabilité d’un message et de sa structure, d’une valeur et d’une signification. Où translinguistique signifie : qui déborde la linguistique de la phrase et de l’énoncé par une pratique et une théorie de l’énonciation. (CR, 342)
34Dans cette conquête de l’historicité des modes de signifier s’impose aussi la réhabilitation des rapports du poème à la voix. Il s’agit de lutter contre l’idée d’une naturalité de la voix, qui l’associe à sa physiologie, au profit d’une historicité culturelle de la voix, dont rend compte l’histoire de la diction (« Le poème et la voix », ch. VI). Le rythme permet de proposer que la voix inscrit le sujet dans son discours, dans le parlé comme dans l’écrit, qu’elle ne ressortit pas seulement au domaine du vocal et de l’auditif, mais engage l’histoire du sujet. Meschonnic instaure ainsi un continu entre parlé et écrit à travers une critique de la conception traditionnelle de l’oralité, qu’il revisite et remotive. Celle‑ci n’est plus le contraire de l’écrit, mais définie comme « le rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours » (CR, 280).
35Conçue comme unité rythmique participant des conditions d’historicité d’un texte, la page est un autre lieu stratégique.
La page écrite, imprimée, met en jeu, comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une historicité du discours […]. C’est l’enjeu de la typographie. (CR, 299)
36Celle‑ci convoque un autre mode de signifier englobé par le rythme : la vision (« Espaces du rythme », ch. VII). Poursuivant sa critique de la conception traditionnelle de l’oralité, la critique du rythme cherche à ne pas disjoindre les catégories distinguées par une esthétique de la perception (regard, écoute), qui séparent au sein du mouvement du corps dans le langage et du langage dans le corps :
Il n’y a pas d’un côté, l’audition, sens du temps, d’un autre, la vision, sens de l’espace. Le rythme met de la vision dans l’audition, continuant les catégories l’une dans l’autre dans son activité subjective, transsubjective. (CR, 299)
37Le rythme fait dialoguer les positions souvent tranchées de l’auteur et du lecteur, présentés comme deux entités distinctes dans un face à face irréductible d’individus. Il favorise une conception transsubjective de la subjectivation, qui crée un continu entre les sujets, passe de sujet en sujet, voire crée du sujet, celui‑ci conçu non plus selon le modèle cartésien d’une individualité volontaire, mais comme sujet poétique d’une individuation par le discours.
38Trois analyses littéraires mettent en œuvre la validité des propositions théoriques précédentes, tout en pointant, par le choix de trois noms historiquement forts : Rimbaud, Apollinaire, Saint‑John Perse, des moments critiques limites de l’examen de la modernité (« Situations du rythme », ch. VIII). Ils se révèlent porteurs d’enjeux propres à révéler les théories sous‑jacentes de l’éthique et du politique qui grèvent l’analyse du poème. C’est l’occasion d’une critique vigoureuse de l’herméneutique.
S’agit‑il d’éclairer ? demande Meschonnic. Pas plus que d’obscurcir. C’est la notion même du comprendre que tout poème remet en question, et chacun spécifiquement. (CR, 342)
39 Mais c’est l’examen critique de l’opposition ancienne « Prose, poésie » (ch. IX), autre effet du dualisme du signe, qui se révèle l’un des enjeux majeurs du texte : « Prose, poésie : tous les problèmes théoriques et politiques de l’écriture, son historicité, sont en jeu dans cette opposition. » (CR, 395) C’est qu’elle sous‑tend la bipartition habituelle entre poésie comme aspect marqué du langage et prose comme non‑marqué ; poésie comme lieu de l’image, de l’irrationnel, de l’émotif, et prose comme lieu de la rationalité intellectuelle et de la transparence du langage. Contre ce clivage, la critique du rythme défend l’idée d’un rythme de la prose, porté par sa prosodie, sa syntaxe, sa ponctuation, au lieu qu’elle soit le sans‑rythme.
40Les derniers chapitres s’enchaînent plus rapidement. Meschonnic y revient sur la critique des procédés et des notions fondamentales de la métrique, pour « restituer la technique aux modes de signifier » (CR, 522) (« Métrique pure ou métrique du discours », ch. X), avant d’explorer le « fondement numérique de la théorie traditionnelle du rythme » (CR, 569) et le devenir‑mathématique du texte littéraire, qui, jusque dans les ludismes de l’écriture à contraintes, continuent de faire obstacle à une pensée du discours comme continu (« Nombres, bricolages », ch. XI). Contre le rythme envisagé « dans ses relations au cosmos » (CR, 642) (« L’imitation cosmique », ch. XIII), il s’agit d’instaurer « une anthropologie du corps et du langage ensemble » (CR, 645) (« Critique de l’anthropologie du rythme », ch. XIV), à même de mettre fin au régime de séparation du signe qui, de la poésie à la psychanalyse, tend à faire du corps un imitateur du langage plutôt que son participant, à concevoir un corps‑nature premier, préalable, hors de toute l’historicité de sa relation au langage. Or « le corps ne peut pas ne pas être en relation avec le langage, ni le langage avec le corps. Tous deux partagent la même histoire, dans un individu. » (CR, 663) Au dernier chapitre, la réitération de l’opposition déterminante entre rythme et signe (« Non le signe, mais le rythme », ch. XV) agit en guise de conclusion.
41Comme il a prolongé la linguistique du discours de Benveniste par une poétique du discours, Meschonnic a mis en œuvre par la critique du rythme une poétique du rythme qui permet de distinguer, et englobe, les autres rythmes du discours :
le rythme linguistique, celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de groupe, et de phrase ; le rythme rhétorique, variable selon les traditions culturelles, les époques stylistiques, les registres ; le rythme poétique, qui est l’organisation d’une écriture. Les deux premiers sont toujours là. Le troisième n’a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun une linguistique du rythme, une rhétorique du rythme, une poétique du rythme, la dernière présupposant les deux autres. (CR, 223)
Conséquences de la critique du rythme
42Le rythme réclamé par Meschonnic débouche sur plusieurs conséquences importantes pour le langage et la littérature, et pour les études littéraires en particulier.
43La force de la critique du rythme est sa capacité à révéler l’historicité non seulement des textes littéraires, mais des discours critiques. « Toute pensée est émise avec un rythme qu’elle ne découvre qu’en s’avançant : son aventure. » (CR, 303) La recherche de l’historicité permet ainsi de couper à travers les traditions et les filiations établies, de défaire les lignées qui ont solidifié l’aventure de la théorie en acquis immuables, de mettre un grain de sable dans l’engrenage de la chronologie — qui ne dit rien d’une histoire de la pensée. Que ce soit par un examen systématique des positions tenues à l’égard d’un problème, ou la mise au jour des possibles recélés par une théorie, H. Meschonnic élabore sa pensée en solidarité ou en contrariété, plutôt qu’en termes de descendance ou de dette, déployant un autre système de « contemporanéité ». La recherche de l’historicité s’apparente en cela à la mise au jour de la modernité des textes, qui sera le sujet d’un autre ouvrage16 : celle‑ci non pas confondue avec la nouveauté mais ressortissant à des textes qui n’ont pas « modifié que du passé », mais sont « les aiguilleurs du présent et de l’avenir17 ». La modernité caractérise les textes qui font retour sur notre présent, qui continuent de valoir hors de l’époque qui les a produites, ce qui ouvrira la voie à une critique virulente du postmoderne18.
44L’historicité est ainsi critique de l’histoire littéraire. Elle substitue à une recherche de l’origine, qui voit dans les conditions de production d’une époque les conditions de production d’une œuvre, une recherche du spécifique : ce que tel texte fait qu’aucun autre ne fait, et comment il le fait.
La critique du rythme ne consiste pas à commenter un vers, ou un poème, dont elle épuiserait l’effet ou la valeur, dont elle dirait le sens, si lui‑même ne l’a pas dit. Elle cherche comment ils signifient, et la situation de ce comment. (CR, 56)
45Ce qui fait d’elle une théorie et une recherche de la spécificité, par laquelle dégager les textes de « l’idéologie de la littérature, où l’écriture se voit mal19 ».
46Dans cette vaste enquête opérée par l’intercession du rythme, le poème se révèle point d’achoppement ou d’ultime démonstration des théories du langage et de la société. Lorsqu’il ne désigne pas le poème de la poésie, point le plus fragile du langage sur lequel il se modèle, le poème est un mot‑valeur de la poétique de Meschonnic, qui doit se comprendre différemment. Il prend le sens d’un discours qui est à lui‑même sa propre invention, indépendamment du genre où il s’exerce. D’où la possibilité d’un poème de la pensée, chez Spinoza par exemple20 ou chez l’auteur lui‑même, dans le continu qu’il instaure entre l’écriture de la pensée et des poèmes, celles‑ci et l’écriture de la traduction. Et d’où la possibilité d’un poème de la traduction, qui ne traduise pas la langue mais le continu du langage21. La poétique alors en jeu se prend à la fois comme la capacité d’un discours à être une écriture, l’invention d’une forme‑sens ; et comme la capacité d’une critique à mettre au jour les moyens d’une telle forme‑sens : ses constituants, ses valeurs, son faire‑sens. C’est ainsi que peut être conçue une poétique de l’art : qui met la valeur d’un tableau, d’un film, d’un texte, d’une pièce chorégraphique, non dans une émotion perceptive supposée pré‑langagière, mais dans le faire‑sens opéré par chacun de l’activité de l’œuvre sur, par et dans son propre discours.
47La pensée du sujet autorisée par Critique du rythme est particulièrement novatrice en ceci qu’elle ne met pas en scène un retour de conscience ou de refoulé, ni une figure de l’auteur ou de l’individu, mais l’activité d’une parole ou d’un texte, qui est de tout le discours.
Parce que le rythme n’est pas seulement un secteur du langage parmi d’autres, un niveau linguistique, comme le lexique ou la syntaxe, mais que, plus puissamment, il peut être pris comme la structuration d’ensemble de tous les signifiants, il est l’inscription du sujet dans l’ensemble de l’œuvre comme système de valeurs de langage, à travers le sens. (CR, 363)
48Cette conception globale de la subjectivité est une critique de l’approche parcellaire du littéraire, notamment celle de la stylistique22, qui isole dans le texte des constituants qui y fonctionnent pourtant en système, s’y définissent les uns par les autres. La poétique du rythme doit permettre à l’inverse de déduire ces unités du tout que fait l’œuvre, qui qualifie et donc transforme les catégories de la langue et du style. C’est ce qui fait d’elle à la fois une approche technique, qui ne néglige pas ce que l’œuvre fait de, et à, la langue, et une approche qui refuse de laisser le rythme à la seule technique.
49En outre, en reconnaissant les moyens historiques d’un corps‑langage comme modes de signifier d’un sujet à travers son discours et son écriture, la critique du rythme remet la vie dans les œuvres, une vie non pas biologique, antédiscursive, mais inséparable du langage. Ultimement, la poétique du rythme ouvre ainsi sur une poétique de la vie, qui conçoit l’activité de vivre comme une activité langagière et critique, sans cesse à situer et reconfigurer, non pas linéaire mais construisant d’instant en instant son historicité. Cette poétique semble l’horizon de possibilité le plus vif ouvert par Critique du rythme, encore entièrement à explorer. Si le rythme est l’aventure vivante d’un sujet dans le langage, il rend possible d’envisager « [u]n dire et un vivre pris comme un seul processus homogène de langage23 », une poétique qui mette en évidence l’historicité du vivre humain.
Fortunes du rythme ?
50Critique du rythme est une œuvre‑charnière dans le travail d’H. Meschonnic. Qu’on en épouse ou non les présupposés ou les conclusions, le texte représente un travail colossal dans l’histoire de la pensée critique des trente dernières années. D’abord parce que son auteur, poète, traducteur, linguiste, en débordant du champ de compétence auquel l’assignait sa seule discipline académique, ouvrait la voie à un nouveau modèle critique, une nouvelle façon d’analyser le texte littéraire et de le traduire24. Ensuite parce que son enquête dans les théories du rythme, en prenant acte des changements majeurs apportés par la linguistique au cours du xxe siècle, révélait à quel point une théorie du langage informe chaque discipline des sciences humaines. Enfin parce qu’en adoptant le point de vue du langage et de la littérature comme prise névralgique sur les théories du social, de l’éthique et du politique, l’entreprise proposait une vision nouvelle de l’anthropologie qui mettait en cause le statut d’évidence acquis par la « logique du signe » au sein du fonctionnement des sociétés occidentales, pour fonder la subjectivation humaine sur cette autre leçon de Benveniste que « le langage ne sert pas à communiquer, il sert à vivre ».
51Trente ans après sa sortie, Critique du rythme reste un texte difficile, ambitieux, d’une érudition et d’une longueur de vue considérables. Il reste aussi un essai au sens fort, un texte de pensée où s’engage l’aventure critique d’un sujet, un système dans lequel plusieurs termes réhistoricisés par ce discours sont sans relâche solidaires. Il reste surtout le manifeste d’une nouvelle pensée du rythme, dont l’avenir paraît encore à faire.
52Plusieurs publications ont salué l’apport de Meschonnic pour les théories du langage, de la littérature et de la traduction depuis les années 200025. Ses continuations apparaissent dans les travaux du groupe Polart26, la modélisation de la manière27 et sa différenciation d’avec le style28, l’élaboration d’essais de poétique appliquée (poétique de la relation29 ; poétique de la danse30), l’extension et la pluralisation de la notion de rythme au profit d’un questionnement notamment politique du monde contemporain31. La critique du rythme a également essaimé dans la critique anglo‑saxonne européenne32 et états‑unienne33, ou la critique francophone d’outre‑Atlantique34, où elle est étudiée pour elle‑même et fait l’objet de traductions35. Un ouvrage didactique co‑écrit par Meschonnic a aussi vu le jour en 1998 qui clarifiait et rendait accessible aux étudiants les enjeux et la pratique de la notation rythmique dans l’analyse du texte littéraire36. Pourtant, le changement de paradigme qu’autorisait la critique du rythme dans l’approche des théories du langage et de la littérature semble encore largement inexploité, en France en particulier. Sa réédition pourrait indiquer le début d’une nouvelle actualité. Pour une époque qui fait sienne la fin de l’Histoire et des grands récits, qui voit l’histoire et la philosophie aussi bien que la possibilité du récit littéraire et son lien au réalisme affectées par une mise en cause de la narrativisation des formes de vie individuelles et collectives, le rythme paraît plus que jamais avoir un rôle à jouer dans l’appréhension des nouvelles formes d’individuation et de subjectivation qui apparaissent dans l’art, la littérature, l’éthique et la politique à l’aube du xxie siècle. L’avenir du rythme ne ferait alors que commencer.