Le monde de l’enfant bleu
1Coédité par Actes Sud et le Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut à Lille (LaM), Lionel « L’Enfant bleu » d’Henry Bauchau est un ouvrage codirigé par Anouck Cape, auteure d’une thèse parue en 2011 chez Honoré Champion (intitulée Les Frontières du délire : écrivains et fous au temps des avant‑gardes), et Christophe Boulanger, attaché de conservation pour la section art brut au LaM. Lionel accompagne notamment une exposition éponyme, présentée du 14 avril au 21 juillet 2012 à l’Université Catholique de Lille (puis à Bruxelles au Musée art)&(marges entre novembre 2012 et février 2013), résultat d’un partenariat entre le LaM, l’Université Catholique de Lille et le Fonds Henry Bauchau de l’Université Catholique de Louvain (UCL). Le catalogue et l’exposition permettent de découvrir pour la première fois les œuvres de Lionel Doulliet (né en 1961), qui a inspiré à Henry Bauchau dans le roman L’Enfant bleu (publié chez Actes Sud, en 2004) le personnage du jeune Orion. Alors psychothérapeute (leur première rencontre date de 1976), Bauchau avait remarqué le talent pour le dessin de cet adolescent souffrant de graves troubles psychiques : le roman narre l’évolution de cette riche relation, qui débouche sur une œuvre tout aussi riche puisque les dessins côtoient des peintures, des textes et des sculptures.
2L’ouvrage donne avantageusement à voir l’œuvre de Lionel Doulliet et présente fidèlement la rétrospective consacrée par le LaM, augmentée d’un don effectué par Henry Bauchau et significativement enrichie de réalisations récentes de l’artiste. Au total, le livre contient près de cent illustrations de qualité. L’ouvrage est organisé en trois parties : l’œuvre généreusement illustrée, précédée d’un « Préambule » ainsi que d’une « Introduction », suivie d’« Études » et de « Postfaces ».
Un catalogue kaléidoscopique
3Les illustrations constituent la partie la plus importante de l’ouvrage (environ 90 pages sur 128). Cette répartition, qui peut sembler déséquilibrée a priori, ne l’est pas dans la mesure où elle éclaire bien l’esprit qui a guidé l’élaboration du catalogue : il importait d’abord de donner voix au chapitre à une œuvre inédite jusque‑là. Il faut saluer le parti pris de « retrait » choisi par les deux directeurs, d’autant plus qu’une partie considérable des œuvres reproduites est propriété de la collection privée de l’artiste. Sans les liens qui ont pu être progressivement tissés avec ce dernier, le bel ensemble proposé, recouvrant une période de plus de trente ans de relation et de création, n’aurait jamais pu être réuni. Planifié en cinq sections (Le Minotaure, Labyrinthes, Dans les îles imaginaires, Monstres et Cosmos), l’ouvrage traite de thématiques (que l’on retrouve dans l’exposition) présentes dès le départ dans le travail de Lionel Doulliet. Chaque section est mise en relation avec un texte de l’artiste qui traite du thème abordé. Ces écrits, provenant du Fonds Henry Bauchau de l’UCL, sont des transcriptions manuscrites réalisées par Bauchau de propos tenus oralement par Doulliet lors de leurs rencontres. Chaque section est en outre précédée d’un court texte de présentation établi par les deux directeurs, accompagnés de Savine Faupin (conservatrice en chef au LaM). Le corpus d’œuvres présente ainsi une cohérence et une diversité certaines, comme cela est indiqué en préambule.
4En préambule de l’ouvrage justement, le même trio indique succinctement les lignes qui ont orienté l’élaboration de l’ouvrage : il s’agit bien « d’ouvrir une porte » (p. 5) à un univers artistique méconnu. L’introduction d’Henry Bauchau, qui suit directement, offre au lecteur un regard très personnalisé sur le parcours de Lionel Doulliet. Le propos, de teneur biographique, montre combien le lien créé dépasse le strict cadre du suivi thérapeutique : si Bauchau mentionne l’imagination de Doulliet, le rapport que ce dernier entretient à ses parents et l’omniprésence à ses yeux d’un « démon », il insiste aussi sur la relation concrète qui s’est patiemment construite. Une relation didactique et, davantage, une relation d’écoute et d’accueil fraternels. Une relation profondément humaine, si l’on se reporte par exemple au dernier paragraphe de l’introduction.
5La troisième partie de l’ouvrage, divisée en deux sous‑ensembles, commence par un texte d’Anouck Cape où est rappelé l’itinéraire du travail de Bauchau avec Doulliet, retraçant l’élaboration des cinq sections de l’œuvre et s’arrêtant en particulier sur les transcriptions mentionnées supra. A. Cape met le doigt sur une dynamique complexe (et non pas confuse) entre les deux protagonistes de l’échange, non seulement patient et soignant mais aussi tous les deux artistes : l’un est l’autre se sont réciproquement inspirés ou, à tout le moins, influencés pour créer leur œuvre respective. A. Cape indique encore à propos de la genèse des œuvres que le rapport entre l’image et le texte s’est soudainement inversé : plutôt que de thématiser a posteriori ses dessins par écrit, Lionel Doulliet a progressivement commencé à dessiner pour illustrer tel ou tel texte, s’affranchissant d’abord de l’autorité de la grammaire et plus largement du « bien écrire » qui l’a longtemps terrorisé, rédigeant ensuite, à des périodes distinctes, deux récits fantastiques (de longueur et d’élaboration inégales). Cette autonomisation de l’écrit se retrouve dans les fameuses « dictées d’angoisse » (l’expression revient à Doulliet), élaborées entre 1978 et 1984, dont certaines seront transformées et réécrites pour le personnage d’Orion dans L’Enfant bleu. Proposant notamment un arrêt sur le mot saturnien, A. Cape interroge avec justesse la langue de Lionel Doulliet, permettant au lecteur de saisir que l’artiste a pour ainsi dire inventé en partie sa propre langue (« souffrement », « énervation »…) au sein de la langue collective et préétablie (par la redistribution singulière de morphèmes grammaticaux en l’occurrence). Elle conclut en poursuivant le parcours de Lionel Doulliet, qui voit ce dernier oser désormais investir l’espace public (et notamment les musées d’art), s’adonner à la sculpture sur bois et signer ses travaux d’un nom d’artiste (« Lionel », sur lequel nous reviendrons infra).
6La contribution de Myriam Watthee‑Delmotte, Directrice du Fonds Henry Bauchau de l’UCL et Professeur dans cette même université, repart de la rencontre Bauchau/Doulliet. Sa fine connaissance du dossier permet de délivrer de précieuses informations, comme celle concernant le rôle d’intermédiaire vis‑à‑vis de la société civile qu’a joué pour Lionel Doulliet Henry Bauchau, véritable « passeur de culture » (p. 111). Réciproquement, M. Watthee‑Delmotte montre en détail comment Doulliet a pu influencer Bauchau pour le personnage d’Orion et comment L’Enfant bleu a pu aboutir, après vingt‑deux ans d’élaboration poétique. Elle insiste autrement dit sur l’influence mutuelle qu’ont exercée l’un sur l’autre les deux protagonistes, pour conclure sur une vérité qu’aucun chercheur en siences humaines ne peut ignorer : à savoir que l’identité ne se gagne ou, plus sagement, ne se construit qu’en relation avec autrui. M. Watthee‑Delmotte indique bien que la reconnaissance par Henry Bauchau de Lionel Doulliard est au fondement même du processus d’individuation autant psychologique qu’artistique de ce dernier. « Entre ces deux êtres, c’est de réciprocité qu’il s’agit » (p. 114). Nous pourrions ajouter que cette reconnaissance signale également l’individuation d’un regard qui rend poreuses l’appréhension thérapeutique du soignant et celle artistique de l’écrvain. La Directrice du Fond Henry Bauchau ouvre finalement la réflexion en mentionnant une autre « œuvre de dialogue » (en l’occurrence le recueil de nouvelles En noir et blanc, paru en 2005, agrémenté d’illustrations de Doulliet), où les deux protagonistes sont partenaires, radicalisant le miroir que l’un et l’autre n’ont eu de cesse de se renvoyer dynamiquement.
7Dans son texte, Christophe Boulanger invite pour sa part à une brève relecture de l’œuvre de Lionel Doulliet, caractérisée selon lui par « une ambivalence fondamentale, celle d’être dans le même temps un outil d’échange avec Henry Bauchau et le point d’ancrage d’un processus créatif » (p. 119). Dans le prolongement, il propose un éclairage intéressant sur le trajet de cinq dessins donnés en 1980 à la Collection de l’Art Brut à Lausanne, dirigée alors par Michel Thévoz, qui décidera deux ans plus tard avec Jean Dubuffet de les placer, eu égards aux influences et au « guidage » de l’œuvre, non directement dans la collection principale mais dans celle, annexe (en « retrait », mais toujours nourrie de nouvelles œuvres aujourd’hui), nommée « Neuve Invention ». C. Boulanger précise qu’Henry Bauchau vient (en 2012) de donner au LaM une trentaine d’œuvres qui, malgré ces influences reconnues, n’en demeurent pas pour le moins singulières, cohérentes et systématiques, fruit d’une longue et existentielle élaboration.
8Les « Postfaces » proposées permettent avant tout de donner synthétiquement la parole à des participants qui ne l’avaient par prises jusque‑là (pour deux sur trois d’entre eux). D’abord, Thérèse Lebrun, Président‑recteur de l’Université Catholique de Lille, rappelle que la collaboration de l’université lilloise avec le LaM a commencé depuis 2003. Elle indique aussi que cette collaboration s’est enrichie au fil des années (via des expositions, des colloques pluridisciplinaires et des cycles de conférences) — association que le projet autour de Lionel vient avantageusement confirmer. Ensuite, M. Watthee‑Delmotte reprend la plume pour présenter à grands traits le Fonds Henry Bauchau (créé à l’initiative de l’écrivain en juin 2006, contenant aujourd’hui notamment plus de 12000 feuillets autographes). Ce fonds a la particularité d’être inscrit dans le milieu universitaire, permettant à des chercheurs de s’y pencher, autant pour des enseignements que pour des recherches doctorales ou postdoctorales. Un site internet et une revue sont même spécifiquement consacrés à l’œuvre d’Henry Bauchau. Enfin, Sophie Lévy, Directrice‑Conservatrice du LaM, insiste sur la longevité et la richesse de la relation qu’ont patiemment élaborée les deux artistes, « souffrants et sensibles » (p. 124). Une utile « notice biographique » suit ces interventions.
9Même si certaines contributions auraient parfois pu être plus longuement développées, le recueil d’images agrémenté de ses gloses permet déjà d’appréhender une œuvre, pourtant inédite jusque‑là, avec un recul convaincant, via des contributions qui se complètent le plus souvent. Le kaléidoscope proposé indique que les directeurs ont eu le souci de proposer un ouvrage à la fois accessible et très bien informé. Il importe encore de saluer l’initiative d’A. Cape et C. Boulanger : la mobilisation de réseaux institutionnels variés (académique, artistique, muséal) et la conduite de relations humaines avec les principaux intéressés ont abouti à une valorisation concrète qui résulte d’une ample démarche parfaitement planifiée.
Lionel ou Lionel Doulliet ? Le titre en question
10Le seul reproche que nous pourrions faire est celui du titre choisi pour l’ouvrage : Lionel. Ou plutôt s’agit‑là d’une interrogation, qui a donc les vertus de faire problème. M. Watthee‑Delmotte (p. 110) aborde ce problème, que nous reformulons comme suit : dans ce livre, s’agit‑il de parler de Lionel ou bien de Lionel Doulliet ? Autrement dit, sur quel « régime de subjectivité » sommes‑nous invité à nous pencher ? Sur l’artiste ou bien sur le patient ? Le choix un peu forcé que nous avons fait (prénom et nom, voire nom uniquement) dans l’entier de ce compte‑rendu poursuit notamment le but de mener à cette interrogation. Il tend à renvoyer à l’individu en chair et en os, à l’identité juridique immuable de celui‑ci. Le fait de ne mentionner que le prénom, tel qu’il est indifférement proposé dans le titre de l’ouvrage et dans les contributions, peut en revanche déboucher sur une ambiguïté : dans le cas où le prénom désigne ce même individu, alors il faut l’interroger. En effet, pareille option a servi, et peut continuer de le faire, à renvoyer à des individus dont la législation psychiatrique tait le patronyme, sous couvert d’anonymat médical. Autrement dit, le procédé de suppression du nom ou de réduction de celui‑ci à son initiale (« D. ») porte avec lui des pratiques et des discursivités propres à la psychiatrie. Cette mémoire est alors confondue avec le régime de subjectivité artistique, propre au langage pictural et verbal de l’artiste, lui‑même attesté par le pseudonyme « Lionel » parfois employé (au moins à partir de 1980) dans la signature.
11En somme, de quoi Lionel est‑il le nom ? Il nous semble, à la lecture de l’ouvrage, que le choix du prénom superpose, sans les distinguer toujours, des discursivités qui s’excluent pourtant : « Lionel » est employé pour désigner à la fois un langage à travers un nom de sujet (« du Lionel », comme on désignerait un tableau de Picasso non via une catégorie générique mais par « du Picasso », à savoir sa signature artistique) et un individu qui, ainsi nommé, ramène à la figure du fou enfermé, si ce n’est pas à celle de l’enfant. Bauchau renforce d’ailleurs cette superposition, suivant dans son ouvrage l’évolution d’Orion (un adolescent de papier) et indiquant dans son article que les premiers dessins recueillis de Lionel Doulliet (un être de chair et d’os) avaient été réalisés « comme le font les petits enfants » (p. 6). L’ellipse du nom de famille, maintenant une discursivité psychiatrique et confondant l’individu empirique et le sujet de l’art, avait par exemple été employée, il y a plus de trente ans, par Michel Thévoz, non systématiquement, dans ses ouvrages Le Langage de la rupture et Écrits bruts, suite aux exigences du maintien de l’anonymat exprimé par certains psychiatres concernant l’édition d’écrits d’anciens patients internés. Dans le même esprit, M. Watthe‑Delmotte (p. 110) note que Bauchau a d’abord employé le pseudonyme de « Léo » pour parler de Lionel Doulliet, avant de le nommer par son prénom, accompagné ensuite de son nom de famille : du malade au citoyen en passant par le sujet artistique, les « régimes de subjectivités » semblent inextricablement mêlés dans le cas de Lionel (Doulliet). Les deux directeurs ont bien sûr réfléchi à la question. Ils ont préféré suivre l’avis tranché du principal intéressé : « Lionel » est à ses yeux son nom d’artiste (d’autant plus qu’il craint d’être confondu avec un ancien judoka français presque homonyme, dont le « i » se place cette fois avant le double « ll », menaçant constamment de dysothographier son patronyme). Dans ces conditions, notre reproche n’est pas central. Loin de là. Il a surtout valeur de remarque dont la vertu se mesure, nous l’espérons, à sa capacité à faire problème à nos conceptualités traditionnelles.
12L’ouvrage Lionel constitue avant tout une belle et sincère manière de poursuivre l’échange initié par Henry Bauchau, avec — acte fort — la possibilité de « déplacer Lionel dans la société », de l’anonymat privé et médical à la reconnaissance publique et artistique : autrement dit, avec la possibilité de faire de ce déplacement un problème autour de la question du sujet ou, plus spécifiquement, des « régimes de subjectivité » que fait se rencontrer l’œuvre de Lionel Doulliet, parmi d’autres.