Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Printemps 2005 (volume 6, numéro 1)
Valérie Auclair

Deux monuments du Xve siècle

Leon Battista Alberti,  La Peinture, éd. et trad. Th. Golsenne et B. Prévost, Paris, Le Seuil, 2004.Leon Battista Alberti, L'Art d'édifier, éd. et trad. P. Caye et Fr. Choay, Paris, Le Seuil, 2004.   Architecture,

1 Leon Battista Alberti (Gênes,1404-Rome,1472) appartient à ce milieu humaniste  du Quattrocento aux centres d'intérêt très variés, qui s'intéressa à la fois à l'art et à la littérature. Parallèlement à une carrière d'ecclésiastique, il est l'auteur de nombreux ouvrages, en latin et en italien, sur des sujets (morale, grammaire, mathématiques) et dans des genres (poésie, fables politiques et satiriques, lettres, autobiographie) très divers. On le connaît surtout par un traité sur la peinture et un autre sur l'architecture : tous deux sont désormais ou à nouveau disponibles aux éditions du Seuil. Dans le premier ouvrage, il signale qu'il sait peindre, mais ses éventuels tableaux sont perdus. Il a également été un architecte important, ses œuvres principales se trouvent à Florence, à Mantoue et à Rimini. Ses deux traités sur l'art ont retenu l'attention de la critique essentiellement en raison de la nouvelle image de l'artiste qui s'en dégage. Pour lui, le peintre et l'architecte ne sont pas de simples artisans : leur compétence ne repose pas uniquement sur la maîtrise technique, mais aussi sur des connaissances littéraires, qui donnent à l'artiste les outils nécessaires pour réaliser lui-même le projet (l'invention) de l'œuvre qu'il doit exécuter, et que traditionnellement un lettré, ou le commanditaire, fournit. Des connaissances scientifiques sont également requises à l'artiste : l'ouvrage sur la peinture, par exemple, expose des règles de géométrie appliquées à la composition d'une représentation en perspective. En décloisonnant ainsi des disciplines traditionnellement distinctes, Alberti a contribué aux grands changements épistémologiques qui caractérisent la Renaissance. Les pages qu'il a consacrées à la perspective ont suscité de très nombreux commentaires. On a vu dans ses écrits une nouvelle conception de la vision de l'homme et de l'histoire.

2(une bibliographie exhaustive se trouve sur le site de M. Paoli: http://ourworld.compuserve.com/homepages/mpaoli ).

3La nouvelle édition de La Peinture contient les versions italienne et latine (écrites vers 1435) du traité manuscrit d'Alberti. Seule la latine est traduite, à l'instar de l'édition précédente de J.-L. Scheffer et S. Deswarte-Rosa, parue chez Macula en 1992. La version italienne est précédée de la dédicace à Brunelleschi (1377-1440 ; orfèvre, sculpteur et architecte actif à Florence), et la version latine, de celle à Gian Francesco Gonzaga, marquis de Mantoue. Le texte est accompagné du relevé de ses sources. Les annexes renferment les Eléments de peinture, suite de courts exercices de géométrie, ainsi qu'un riche glossaire qui, entre autres, justifie des choix de traduction. L'introduction des deux éditeurs modernes propose du traité une approche plurielle fondée sur des outils d'analyse empruntés essentiellement à M. Foucault, L. Marin, D. Arasse, H. Damisch, et M. Baxandall. Sous de tels auspices, la lecture est souvent stimulante : l'introduction fait apparaître la "théorie de la nouvelle peinture" d'Alberti, qui rompt avec les traités antérieurs. Néanmoins, la recherche d'un système théorique globalisant par les éditeurs n'emporte pas totalement la conviction. Cette approche repose en effet sur un choix philologique discutable : celui de considérer la version latine, la seule traduite ici, comme la version originale du traité (les principaux écarts avec la version italienne sont signalés dans les notes du texte italien, mais ne sont pas toujours commentés). Ce choix oriente l'analyse dans une direction humaniste, savante, et conduit à majorer la dimension théorique du traité au détriment de ses implications techniques, que les auteurs évacuent comme de "mauvaises lectures".

4Or, L. Bertolini a montré qu'Alberti a d'abord écrit son texte en italien, ce qui oblige à considérer qu'il le destinait aussi à un public non obligatoirement érudit de techniciens et d'amateurs d'art. On peut alors comprendre le silence très surprenant qui entoure la réception du traité parmi la communauté des artistes florentins. Cette apparente hostilité serait due à l'incompréhension, ou à une relative méconnaissance du milieu artistique  par Alberti (voir la récente mise au point qu'elle a faite lors du colloque L.B. Alberti : humaniste et architecte, Auditorium du Louvre, 25 sept. 2004. Les actes seront publiés). En effet, à l'instar de Brunelleschi, les peintres connaissaient alors plusieurs techniques pour construire une image en perspective, d'où un décalage avec Alberti qui présente sa solution comme une nouveauté. Pour cette raison encore, ce n'est pas nécessairement "mal engager la lecture" que de "rabattre le traité sur les oeuvres", puisque les deux premiers livres du traité expliquent comment faire une peinture. La compréhension des règles de perspective d'Alberti appelle une confrontation avec des peintures du Quattrocento pour juger de sa relative nouveauté théorique et/ou de ses éventuelles répercussions dans la pratique. A ce propos, il faut noter que si Alberti ne cite pas de réalisations artistiques contemporaines hormis la Navicella de Giotto, dans l'ancienne basilique Saint-Pierre (p. 17), ce n'est pas par indifférence vis-à-vis de l'art contemporain, mais vraisemblablement parce que cette grande mosaïque, vue par tous les pélerins à Rome, est une des rares œuvres susceptibles d'être connues d'un grand nombre de lecteurs (Baxandall, Words for picture, Yale Univ. Press, 2003, p. 23). Alberti tient compte des conditions pratiques de lecture de son manuscrit. La question de la réception de la version italienne par les artistes ouvre donc un champ de recherche qui aurait procuré un cadre moins restreint aux analyses de la préface sur le caractère humaniste de la version latine.

5 L'Art d'édifier n'avait pas été traduit en français depuis la traduction de J. Martin, chez Kerver, en 1553. Dans l'introduction Fr. Choay analyse la structure du texte, dans la lignée de ses travaux antérieurs (La Règle et le modèle. Sur la théorie de l'architecture et de l'urbanisme, Paris, Seuil, 1980). Elle met en évidence la dimension inaugurale du traité, qui n'est pas réductible à une édition commentée des Dix Livres d'architecture de Vitruve (1er s. av. J.C.). Fr. Choay place au cœur des préoccupations de l'architecte (ayant des compétences d'ingénieur) le souci d'articuler l'espace bâti avec la vie sociale et l'histoire. Les nombreuses notes indiquent les sources textuelles, et permettent ainsi de suivre les choix d'Alberti parmi les ouvrages de Vitruve et d'autres auteurs ; elles renvoient également à une bibliographie actualisée. Dans la postface, P. Caye développe les présupposés philosophiques du traité et notamment une approche stoïcienne de l'architecture qui découle des rapports de la nature avec les bâtiments. Cette conception de l'architecture explique en partie pourquoi Alberti n'a pas participé aux projets de renovatio urbis élaborés dans l'entourage du pape Nicolas V, alors que L'art d'édifier s'inscrit dans cette perspective humaniste. C'est que le pape avait sans doute envisagé une vaste renovatio mundi à l'intérieur d'un cadre chrétien, voire mystique, alors qu'Alberti mettait en avant dans son traité le caractère fini et matériel des interventions architecturales de l'homme.

6 Parallèlement à ces deux publications, signalons l'entreprise éditoriale des œuvres complètes d'Alberti sous la direction de Fr. Furlan, P. Laurens et A.-Ph. Segonds, qui paraissent aux Belles Lettres (et parmi lesquelles seront de nouveau édités les deux traités en question).