Autour d’une absence : non-lecture(s), lectures & délecture
1On n’ose mentionner que, publié en 2007, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, de Pierre Bayard a non seulement, depuis, bel et bien été lu, mais est probablement, pour de bonnes, ou, parfois, de moins bonnes raisons, celui des ouvrages de l’auteur qui aura fait, aussi, beaucoup parler, écrire, réfléchir. En témoigne notamment — plutôt pour d’excellentes raisons — cet ouvrage collectif publié en Pologne, à la suite d’un colloque tenu en septembre 2009 à l’université de Gdańsk, organisé par l’Équipe de Recherches en Théorie Appliquée (ERTA) de la Faculté des Lettres (Chaire de Philologie Romane), sous le titre initial « Autour de Pierre Bayard et des “livres que l’on n’a pas lus” ».
2Les guillemets, présents dans l’intitulé du colloque, et demeurés dans le titre de l’ouvrage, soulignent probablement le souhait de modaliser un énoncé dont la charge subversive, sinon, demeurerait trop vive. Mais ils relèvent aussi l’ironie qui à la fois réside dans l’énoncé lui‑même — manière de rappeler qu’on ne peut « prendre au pied de la lettre », du moins comme on peut généralement l’entendre, ce dernier — et travaille depuis le livre lui‑même. Cette ironie constitutive d’une bonne part du travail critique de P. Bayard se révèle, à travers sa fonction de sape, remarquablement productive, la mise en crise d’évidences partagées, ou prétendument telles, relatives à la lecture (Stéphane Lojkine annonçait une « déconstruction » de « la notion de lecture1 »), en particulier dans les milieux lettrés, débouchant sur la formulation de notions (non-lecture, bibliothèque intérieure, livre intérieur) et de typologies (des « manières de ne pas lire ») dont les chercheurs réunis à Gdańsk se sont, à côté d’autres initiatives du même ordre2, à leur tour emparés.
3Entretemps, la présence de l’auteur aura été effacée du titre — et celui‑ci livre une plaisante explication à cet effacement, dans un courrier que reproduit l’avant-propos des éditeurs, tout en offrant à ces derniers un dispositif également plaisant, de nature à favoriser sa propre réapparition sous une forme idoine (16). Et voilà qu’en effet l’auteur réapparaît à la fin du livre, clôturé par un entretien conduit par Tomasz Swoboda, sous le titre « Perspectives de la non-lecture : entretien avec Pierre Bayard ». Au cours de cet échange, l’auteur s’explique notamment sur sa « tentative de déculpabiliser le non‑lecteur » (255), mais aussi, plus largement, sur l’essai de « casser cette séparation entre fiction et théorie, c’est‑à‑dire de produire des objets dans lesquels il y a un conflit théorique, produit par leur structure de fiction » (257), de sorte à réaliser des livres qui soient « comme des mobiles de Calder, sans cesse en train de bouger » (ibid.). C’est ce que P. Bayard formalisera un peu plus dans un entretien plus récent, celui donné à la revue Vacarme, dans lequel il affirme espérer « avoir créé un genre intermédiaire, la “fiction théorique”3 ».
4Alors que, parmi plusieurs des contributions réunies dans le volume, les références à Lacan sont assez nombreuses, l’auteur est aussi notamment invité à se prononcer sur la tradition psychanalytique qui lui est la plus proche, ou sur son rapport à des penseurs comme Deleuze, Foucault, Derrida, ou encore, sur le plan de la théorie littéraire, à Genette. C’est l’occasion pour lui d’insister sur le caractère déterminant, dans son écriture, de l’humour, et de dévoiler l’orientation d’une recherche consistant à « mettre en valeur une partie folle de nous-mêmes » (260). À travers la délégation de parole à des narrateurs incertains, en partie indécidables, il s’agirait en somme de « faire rire ce paranoïaque qu’est tout critique littéraire […], en introduisant une distance à l’intérieur du discours pour faire réfléchir sur son fonctionnement et notre manière de lire », ce qui relèverait dès lors, à son sens, plutôt de l’humour que de l’ironie (261)4.
5L’ironie, dès lors qu’elle se loge dans le titre que l’on sait, prend cependant, de façon nécessaire, le commentateur dans ses rets, et les premiers à avoir rendu compte de l’ouvrage de P. Bayard s’en étaient arrangés chacun à sa manière. Brigitte Louichon l’a indiqué : « il semble que la posture énonciative adoptée par Pierre Bayard comme le contenu de son livre obligent les auteurs à adopter à leur tour une posture inhabituelle au genre de la recension5 ». Cet inconfort dans la posture, engageant à une mobilité que l’auteur avait dite souhaitable et recherchée, paraît aussi être au principe de la répartition des vingt‑six contributions regroupées dans l’ouvrage collectif, sinon dans son organisation. Autour des « livres que l’on n’a pas lus » est en effet formé de trois parties : « Ne pas lire, théoriser », « Ne pas lire, comparer », et « Ne pas lire, analyser ». Le premier volet s’attache à explorer plus avant, sur le plan de la théorie de la lecture, les perspectives ouvertes par Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, en travaillant notamment à partir de l’incomplétude et de l’inachèvement qui, nécessairement, s’y inscrivent en creux. Le deuxième relève plutôt d’une démarche explorée par ailleurs par P. Bayard, à savoir l’application qu’on dira ici retournée ou décentrée, à propos de la lecture de textes sacrés, du rapport entretenu à la musique, ou d’œuvres singulières parmi lesquelles celles de Gailly, de Koltès ou de Maupassant, ce qui amène à envisager plus directement la circulation des textes, des œuvres et des lectures à travers les espaces sociaux. Quant au troisième volet, il procède à l’exploration des modalités de la non‑lecture à partir de micro‑analyses, consacrées tantôt à des œuvres qu’on ne lit plus guère aujourd’hui, et dont les auteurs, eux‑mêmes, ne lisaient pas forcément ceux qu’ils disaient se donner pour modèles (Maja Pawlowska, « Comment parler d’Homère sans l’avoir lu : Artamène ou le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry »), tantôt à des œuvres de notre temps (Gombrowicz, Sarraute, Pinget, Vila‑Matas, Michon, Schwartz‑Bart et Jonathan Littell).
6Mais, depuis l’ébranlement suscité par le postulat bayardien initial, depuis la déstabilisation nécessaire des certitudes assises sur lesquelles repos(ai)ent pratiques et représentations de la lecture en milieu universitaire, on peut aussi discerner, dans ces contributions, deux ensembles. Dans le premier, on met l’accent, souvent en adoptant à son tour une posture signalée comme paradoxale, sur la mise en question à laquelle procède le travail bayardien. Dans le second, on s’attache plutôt à déceler ce que celui‑ci met ainsi au jour. Pour le dire autrement, des contributions tirent parti du propos de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? en définissant une ou des méthodes, qui se veulent à leur tour paradoxales ou iconoclastes (déclinées depuis la non‑lecture comme activité recommandable et recommandée), tandis que d’autres vont chercher à mettre en œuvre ces mêmes méthodes et à en tirer quelque résultat, en analysant ce que révèlent telles ou telles expériences dites de non‑lecture.
La non-lecture et ses méthodes
7Reconnaissons que quelques contributions, çà et là parmi les trois parties du volume, n’entretiennent qu’un rapport très lâche et indirect avec le champ de réflexion sur la lecture ouvert par les travaux de P. Bayard. Peut‑être eût‑il été souhaitable à cet égard que les éditeurs de l’ouvrage opèrent, sur ce critère, un choix parmi les contributions présentées lors du colloque. Mais à l’inverse, il peut arriver qu’un propos ne comportant aucune référence explicite à ces travaux n’en souligne pas moins, comme par anticipation et à partir d’un exemple décalé, l’extrême fécondité. Ainsi, dans « Enrique Vila‑Matas ou le charme discret de l’érudition », Anna Maziarczyk, à partir de Bartleby et compagnie de Vila‑Matas, s’intéresse aux œuvres qu’on n’a pas lues, parce qu’elles n’ont pas été écrites, développant la notion de « textes fantômes » (227), dérivée de Marcel Bénabou6, et rejoignant encore P. Bayard en définissant puis analysant le texte de Vila‑Matas comme un « pseudo‑roman », « une hybride générique où s’entremêlent des éléments de fiction et des réflexions théoriques sur l’acte de lire » (229). Et l’on dira que d’une certaine façon, le texte de P. Bayard vient hanter encore une contribution consacrée au « fantastique » et aux livres que l’on n’a pas lus comme « phénomène » (Katarzyna Gadomska).
8Plus directement, certaines parmi les communications regroupées dans la première partie choisissent de se confronter au principe déstabilisant travaillé par Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, et qui fait une certaine violence au narcissisme des chercheurs en littérature, à savoir l’incomplétude de toute lecture. Stanislaw Rosiek (« Comment parler le langage que l’on ne connaît (presque) pas ? ») considère Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? comme un « manifeste culturel » (19), saluant sa capacité à « secouer », et à conduire ainsi à « accepter toute une série de catégories négatives qui décrivent une vision alternative, catégories telles que la discontinuité, la non‑linéarité, l’incomplétude, le flou, l’imprécision, l’inadéquation, le non‑savoir, la non‑identité, l’imperfection… » (20). Lorsque, pour « faire un pas de plus que Pierre Bayard […], c’est‑à‑dire définir comme objet de réflexion critique non pas tel ou tel sujet de l’énonciation (qui n’est pas entièrement connu), mais son langage (que le locuteur ne maîtrise pas entièrement) » (ibid.), il prend pour exemple le Vendredi de Daniel Defoe, puis lorsque Paulina Tarasewicz prend pour objet « le bon sauvage qu’est le lecteur encore inconscient des lois de la “bonne lecture” », « encore assez résistant aux tentatives esclavagistes des enseignants » (39), le livre de P. Bayard est appréhendé comme un contre‑feu salutaire, à usage aussi bien social et collectif qu’individuel et personnel, à l’impératif de « tout lire », à la tentation sisyphéenne du lecteur, « constamment en train de ne pas lire tous les livres qu’il faut » (P. Tarasewicz, 40).
9Ewa M. Wierzbowska, quant à elle, s’attaque à la non‑lecture dans un sens à la fois littéral et sociologique, à savoir le fait, fréquemment déploré, que les adolescents ne lisent pas. Mais, en faisant procéder cette absence de lecture de l’« intimidation » exercée sur le lecteur par une prétention à l’harmonie et la totalité, impossible à satisfaire, elle est amenée à montrer, à la suite de P. Bayard, que le travail d’oubli auquel chaque lecteur est livré, « mutilation partiale de l’œuvre », « phénomène inévitable » (46), enclenche en réalité une dynamique authentique depuis « l’autre du texte » (47). L’activation d’un « texte potentiel » (ibid.) à travers un processus de lecture toujours inachevé (la non‑lecture) fait de la lecture « une aventure spirituelle et très vive » (53), dès lors que cet inachèvement est reconnu.
10Marie Gil radicalise encore un peu plus la proposition, en expliquant que « l’inachèvement, comme toute lecture, est une pratique active », et que « la pensée de la lecture » va « contre la clôture du texte » et « par conséquent contre l’auteur » (79). À partir de ces rappels, elle s’intéresse à la pratique matérielle de l’inachèvement de la lecture (violation du pacte implicite conduisant à lire de bout en bout, de façon linéaire) pour « faire jouer l’écart entre le texte écrit et le texte lu » et « envisager à son tour la lecture comme une forme » (80)7.
Classements, typologies et méthode Bayard
11Si certains auteurs s’attachent surtout, suivant une des méthodes Bayard possibles, à faire jouer le paradoxe, comme T. Swoboda qui se demande « comment aimer les livres que l’on n’a pas lus », plusieurs contributions proposent, dans la continuité de la réflexion théorique sur la non-lecture, des typologies et des classements, ainsi de M. Gil avec une typologie des inachèvements de récits (81 sq.).
12Marie Baudry, dans « Classer, noter et juger les livres que l’on n’a pas lus : enjeux et problèmes de l’injonction à la relecture », après avoir rappelé que la différence entre lecture et non‑lecture ne relève pas d’une distinction absolue, mais procède de l’établissement de degrés, montre comment la « fameuse typologie » proposée à cet égard par P. Bayard, dès lors qu’elle s’assortit de critères d’évaluation, met en lumière la dépendance du jugement esthétique à l’égard d’une doxa, même « préalable à toute lecture » (61). Sa contribution, qui se propose ainsi d’« interroger l’axiologie des pratiques de lectures » (62), met en perspective la machinerie conçue par P. Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? avec, dans un premier temps, les propos de Barthes (Le Plaisir du texte), Eco (Lector in fabula), Bourdieu et Picard. Faisant ensuite appel à Certeau8 pour rappeler la dimension créative de la lecture, elle souligne finalement la parenté de la réflexion ouverte par P. Bayard avec la pensée de Maurice Blanchot, afin de « tenter de contourner les clivages qui légitiment autant les notions impensées de chefs‑d’œuvre, de hiérarchie entre les textes, que les pratiques critiques », et d’« échapper aussi au ressassement de ces couples antinomiques passif/actif, consommateur/producteur, lecteur/écrivain, lecteur naïf/relecteur, qui barrent l’accès aux textes et qui interdisent à la lecture d’être ce lieu de passage, d’altération dont il demeure difficile de rendre compte » (69).
13Quant à Katarzyna Kotowska, dans une tout autre perspective, elle utilise les catégories indiquées par P. Bayard (livre inconnu, parcouru, dont on a entendu parler, oublié) pour aborder la question des communautés interprétatives à propos de la lecture / non‑lecture de la Bible dans la société polonaise.
Lectures et délecture
14On aborde ainsi un ensemble de contributions, figurant dans chacune des trois parties du volume, mais majoritairement cependant dans les seconde et troisième, adoptant une perspective plutôt monographique, ce qui ne les empêche nullement d’embrasser de plus vastes horizons. Tandis que Danièle Chauvin se demandait si l’on peut « appliquer la Bible aux paradoxes de Pierre Bayard » (109), la lecture ou non‑lecture de la Bible dans la société catholique polonaise amène K. Kotowska à formuler un « nouveau rapport à la culture », comme « processus discontinu, sélectif et provisoire » (121). Soufian Al Karjousli, partant de cette autre forme de paradoxe qui voit certaines personnes affirmer en toute bonne foi avoir lu le Coran, tout en étant analphabètes, réfléchit à partir des différentes traductions de « lire » pour s’interroger finalement sur la question de fond posée par P. Bayard, « Qu’est‑ce que lire ? ».
15Anna Martuszewska se demande, elle, à partir d’E. T. A. Hoffmann et S. Savage, comment lisent les animaux. Anna Chęćka-Gotkowicz et Jadwiga Bodzińska travaillent à partir de la musique. La multimodalité dans la lecture est envisagée, pour en revenir à la nature forcément lacunaire et incomplète de l’expérience de lecture : « c’est toujours la musique qu’on perd » (152). En lisant les différentes formes de non‑lecture chez Gombrowicz, Olga Wrońska n’analyse pas seulement ces différentes déclinaisons dans le Journal de ce dernier, elle y décèle également le signe avant‑coureur d’une « lassitude » postmoderne, « jouant le ludique contre le pathétique, l’érotisation contre l’intellectualisation, le populaire contre l’académique » (212).
16Marie‑José Fourtanier choisit pour sa part de rendre compte d’une expérience singulière de rencontre au long cours avec une œuvre, pour explorer finement des « formes de rencontre avec les œuvres, qui se situent en réalité dans un entre‑deux ». Elle propose, dans la catégorie des « livres oubliés », de « faire un sort particulier aux livres que l’on croit avoir lus et auxquels l’oubli partiel […] donne une signification nouvelle » (100), s’appuyant sur sa propre lecture de Nadja, d’André Breton, pour « montrer que la non‑lecture telle que la conçoit P. Bayard constitue bien l’espace de créativité du lecteur dans l’œuvre » (101). Un malentendu de lecture, voire de véritables errances lectorales confèrent, à travers l’oubli partiel, des significations nouvelles à l’œuvre. Croisant les notions de « livre intérieur » et de « livre‑écran », mobile, sans cesse réorganisé en fonction des situations traversées et des enjeux inconscients qui les habitent, avec l’exemple personnel d’un dé‑lire, M.‑J. Fourtanier témoigne de ce que cette « délecture » forme en retour une activité fictionnalisante productive, révélatrice de la polysémie de l’œuvre.
17De la subversion de la triple « contrainte d’érudition », à savoir « lire, lire les livres en entier et avoir lu un livre pour pouvoir en parler », comme l’écrit Katarzyna Thiel-Jańczuk (234), qui fait elle aussi appel au « braconnage » tactique légitimé par Certeau, on est ainsi passé à la mise en évidence de la créativité de la non‑lecture, ou plutôt de ses formes et modalités multiples. On pourrait à cet égard paraphraser Pierre Bayard lui‑même, qui dans l’entretien clôturant l’ouvrage caractérise ses propres livres comme des « objets intermédiaires » et « bizarres » : c’est de sa nature intermédiaire et mouvante que la non‑lecture tire son efficience.