Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Jean-François Duclos

Le minimalisme a‑t‑il existé ?

Romanciers minimalistes (1979‑2003), sous la direction de Marc Dambre et Bruno Blanckerman, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Colloque de Cerisy », 2012, 351 p., EAN 9782878545500.

Une notion poreuse

1Au cours des années 80, le terme de minimalisme est apparu puis s’est rapidement répandu pour désigner des auteurs ayant en partage un héritage (le Nouveau Roman) et, de façon plus ou moins explicite, une même manière de se positionner en creux, avec détachement et parfois impassibilité, au sein du monde et du récit. Les études détaillées qui ont suivi, notamment celles de Fieke Schoots en 1997 et de Warren Motte en 19991, appelaient à un regroupement critique. En 2003, eut donc lieu, à Cerisy, un colloque consacré à la question.

2Huit ans séparent la tenue de cette rencontre de la publication de ses actes. Un tel délai permet au lecteur un ajustement de perspective plutôt bienvenu, qu’amplifie, avant même la lecture de la première contribution, la préface récente de ses éditeurs, Marc Dambre et Bruno Blanckeman. Ces derniers donnent en effet le la en proposant de considérer la notion de minimalisme, pourtant limitée à une période précise (de 1979 à 2003), comme particulièrement retorse. Elle résiste à l’élaboration d’une définition autour de laquelle il serait possible de développer un outillage critique unifié, et semble, au moment où l’on s’en empare, ne rien vouloir d’autre que prêter le flanc à la contradiction. L’entreprise de faire système est donc présentée dès les propos liminaires de ces actes comme peu valide. L’expression d’une « faillite conceptuelle » est même clairement énoncée (p. 12).

3Le champ d’application de l’écriture minimaliste — si elle existe — a en effet peut‑être souffert d’être délimité de manière trop large. Tantôt il est désigné comme le lieu d’une économie de moyens stylistiques, tantôt il rassemble les manifestations d’une vision esthétique du romanesque qui n’est pas dupe de la réalité, tantôt il cherche à reconstruire une poétique du récit qui se concentre sur le banal. Cette variété, soulignée ailleurs par Bruno Blanckeman2, donne naissance au paradoxe suivant : « la systématisation de la démarche minimale sous forme de catégorie » constitue « un contresens, une poussée d’emphase esthétique et idéologique au regard même de ce que les romans étudiés cherchent à exprimer » (p. 12). Qui embrasse trop mal étreint, poursuit‑il dans l'intervention qu'il consacre à Jean‑Philippe Toussaint :

L’idée de minimalisme ne semble ainsi pouvoir s’appliquer au roman que de façon elle‑même minimale ; une disposition de la fiction qui la conduit à décanter les usages du genre pour dégager ce qui demeure essentiel dans certains objets de représentation communs (…). Mais, cette simple définition l’indique, faire du minimalisme une catégorie à part entière, c’est ouvrir le piège aux apories. Rien de minimaliste, en effet, dans la finalité ainsi assignée à la littérature qui, pour avoir perdu à l’aube des années 1980 sa prétention téléologique, n’a pas pour autant renoncé à ses ambitions heuristiques (p. 151).

4La part de doute ou d’inconfort concernant l’usage du terme est largement partagée chez les contributeurs de ces actes. Ainsi trouvera‑t‑on à de nombreuses reprises le mot imprimé tantôt entre guillemets et tantôt en italiques (p. 93), tantôt encore rattaché à celui de « courant » ou à l’expression « idée de » (p. 151). Et s’il est ailleurs question d’une « constellation » (p. 195) pour désigner un certain nombre d’auteurs, elle désigne moins un mouvement qu’une appellation, un intitulé dont on n’est pas encore tout à fait sûr de faire usage avec une efficacité avérée.

5Sur la petite dizaine d’auteurs désignés comme faisant partie de ce courant, trois se distinguent par l’intérêt suscité : Éric Chevillard fait l’objet de cinq interventions, Jean‑Philippe Toussaint de sept et Jean Échenoz de huit. Les autres (Emmanuèle Bernheim, François Bon, Patrick Deville, Christian Gailly, Christian Oster et Hélène Lenoir) ne sont abordés que dans un ou deux articles. Le nom de quelques autres auteurs est signalé en passant. C’est le cas de Marie Redonnet et d’Eric Laurrent. À l’exception d’Emmanuèle Bernheim, tous étaient en 2003 publiés (ou l’avait été) aux Éditions de Minuit.

6Comme leurs personnages qui, pour la plupart, sont célibataires et sans enfants, et ne souhaitent rien d’autre qu’élaborer un monde clos, les auteurs minimalistes ne souhaitent engendrer ni école pour y faire vivre une pensée, ni descendants pour la prolonger. S’ils se parlent, on l’imagine, c’est pour se prévenir d’un danger qui les guette. Patrick Deville, participant à ce colloque, est venu en éclaireur. Il donnera un entretien (« Plus formaliste peut‑être que minimaliste… », p. 311‑330) dans lequel il s’interroge, poliment, sur le choix du terme. Jean Échenoz a fait savoir qu’il s’y reconnaissait pas, pas plus d’ailleurs que dans celui de romancier post‑moderne. Philippe Claudel, que personne ne penserait à intégrer au groupe, est venu quant à lui déboulonner une statue, celle de Jean‑Philippe Toussaint (p. 127‑139)3.

7Une telle méfiance partagée viendrait donc du fait que le terme minimalisme serait en grande partie dû à l’existence d’un phénomène éditorial, ce que Mathilde Barraband (p. 195), et ailleurs Dominique Viart et Bruno Mercier, nomment un « effet de groupe4 ». Un tel effet n’apporte pas en soi une contradiction suffisamment forte pour en déduire que nous n’aurions affaire qu’à une campagne marketing. Mais il contribue à générer autour du phénomène une manière auto‑réalisatrice de se manifester. C’est ce que les éditeurs de ce volume classent sous la catégorie de « phénomènes exogènes », et qu’ils lient au « processus de fabrication culturelle » (p. 11)5. Par l’épluchage d’un dossier de presse, l’accumulation des occurrences pointant vers un même terme, et la prise de relai du discours par la critique universitaire, une œuvre en vient à être rattachée à un corpus, et à se dire minimaliste, comme c’est par exemple le cas de Emmanuèle Bernheim.

La veine ludique

8Le cas d’Emmanuèle Bernheim est intéressant pour plusieurs raisons, la principale étant que l’analyse, au‑delà d’un « minimalisme de réception » avéré, « reconnu par l’institution » (p. 104) — exogène, donc —, donne lieu à l’examen de ce qui semble être, a priori, un véritable parti‑pris minimal, et pour tout dire l’un des plus convaincants du recueil. Il s’accomplit aussi bien dans la taille des textes (courts) et de leurs sujets (banals) que de la tension qui résulte du désir de signifier le plus possible de choses dans la description d’un « micro‑univers obsessionnel enraciné dans le contemporain » (p. 111). Il en résulte une sorte de « dynamique oxymorique » : la pudeur des gestes ordinaires et des non‑dits donne lieu, par effet inverse, à une violence qui peut (ou pas) trouver une manière de se manifester dans le récit. La distance ou l’impassibilité, « facteur de tension dans une esthétique minimaliste, se manifeste ou se décline dans la succession d’éléments brefs » dégagés, entre autres choses, par la typographie, et que souligne des choix stylistiques penchant systématiquement du côté du retrait et de la maigreur : litotes et ellipses, si l’on peut dire, abondent (p. 111).

9Mais, selon Marc Dambre, pour être estampillée minimaliste, manquerait alors à l’œuvre une présence accrue du ludique, une mise à distance de l’incongru, une manière de prendre le mot au mot. Ni « jeu citationnel », ni « réenchantement sans illusion du monde », ni encore « recherche d’un nouvel ordre narratif » : c’est cette triple lacune que Marc Dambre cite pour refouler l’auteure, si l’envie lui aurait pris de passer la frontière, fût‑ce en douce, du territoire minimaliste. Et si l’œuvre de Marie Redonnet ne fait l’objet d’aucune intervention dans ce colloque, il est probable que ce le soit pour une raison similaire. De sorte qu’on en vient régulièrement à se demander, au fil de sa lecture, si le roman minimaliste ne doit pas, pour être considéré comme tel, d’abord et avant tout faire rire en se montrant savamment maître des modèles qu’il imite6.

10« Aujourd’hui », selon Bruno Blanckeman, « la neutralité qui décrirait le monde comme si l’homme, menacé, n’en élaborait plus de supports intellectuels » consiste « à donner de la puissance au détail, au fait anodin, à la situation brute, à l’humeur distraite7 ». Surtout, il ne semble pouvoir tenir que par la seule force de l’ironie. Ironie de ton et d’action, surplombant et plombant tout à la fois le récit. Le discours minimaliste, pris sous cet angle, renvoie à un contraste fondamental, une manière ludique de nier par la dérision toute littérarité — et toute totalité — du discours.

11Les trois auteurs de référence examinés dans ce recueil (Toussaint, Chevillard et Échenoz) cultivent tous, par des moyens divers, ce second degré nécessaire à un contre‑point ironique, voire loufoque. Laurent Demoulin, dans « La Fougère dans le frigo », en explore les différentes déclinaisons chez Jean‑Philippe Toussaint (p. 81‑92). Tout en tâchant de démontrer qu’elles ne sont pas inhérente à son écriture, il s’attarde sur des effets qui, à la relecture, semblent omniprésents. Par un jeu constant de mise à distance des règles de la littéralité (dérision, auto‑dérision, commentaires en aparté), Toussaint entretient un rapport à la fois de détachement et d’agressivité, qui génère en nombre des situations embarrassantes.

12La charge comique la plus forte est portée par la mauvaise foi, exercée de plein droit par un narrateur qui n’aime rien tant que se mentir à moitié à lui‑même et provoquer la gêne chez les autres. Ullrich Langer, dans « Esthétique de la gêne chez Toussaint, Gailly et Oster » (p. 217‑227), examine de manière plus précise cette notion pour la mettre en rapport avec une éthique et une esthétique issues d’un certain classicisme. Chez le narrateur de Toussaint, la gêne se manifeste par son absence : en provoquant l’embarras plutôt qu’en le subissant, il vient plutôt tester, pour la remettre en question, la bienséance sociale des autres personnages, mais aussi (et surtout) de ses lecteurs. Meursault a été condamné à mort pour à peine plus que ce que font subir les narrateurs de Toussaint à leurs contemporains.

13Les lecteurs d’Éric Chevillard se trouvent, quant à eux, pris au jeu d’un « dédoublement énonciatif et de son équivoque » (p. 37), entre « un régime de représentation réaliste et le délire fictionnel » (p. 32). Qu’arrive‑t‑il au monde si un de ses éléments vient à prendre une place qu’il n’avait pas auparavant ? Que se passerait‑t‑il si, au contraire, un de ces éléments venait à disparaître ? Pariant sur l’obstacle que génère de telles propositions (p. 238), l’ensemble de l’œuvre, de Mourir m’enrhume jusqu’à Un Fantôme et au‑delà, est joyeusement secoué par la multiplication d’effets de jeu.L’auteur, son œuvre, et chacun des titres qui la constituent, semblent orchestrer un règlement de compte, le sabotage, à chaque fois différent, mais au fond toujours un peu le même, d’une posture littéraire. C’est « une machine célibataire qui s’amuse de son propre désastre, dans un jeu qui peut être assez angoissant » (p. 31), mais qui est sans cesse redoublé par un humour imparable.

14L’humour et le ludique chez Jean Échenoz se manifestent davantage par la complexité du style et d’effets narratifs. Au service d’une légèreté tantôt perçue comme bricolée, tantôt comme insoutenable, les personnages se trouvent condamnés à naviguer entre ces deux extrêmes, comme le montre l’étude d’Isabelle Dangy (« Suspension, détachement, apesanteur dans les romans de Jean Échenoz », p. 177‑185). L’insolite vient toujours surprendre le lecteur pour lui rappeler qu’une intrigue est soumise à son approbation, mais que cette intrigue est également montée de toute pièce.

Vers le plus

15Le minimalisme serait donc joyeux par nature. Cet humour, et le caractère ludique des constructions narratives, ne peuvent se satisfaire d’un horizon trop plat. S’il est question d’objets de consommation courante, de situations stéréotypées, d’une banalité renvoyant à un constat d’épuisement du modèle littéraire, il propose, selon l’expression de David Ruffel, « une nouvelle syntaxe de la distanciation » (p. 12). Raison pour laquelle, plutôt que vers une diminution progressive du nombre des moyens mis à la disposition du romancier pour dire le monde, c’est plutôt une sorte d’effet inverse auquel le lecteur assiste souvent.

16Le maximalisme — si le terme existe — traverse un certain nombre des essais présentés dans ce volume. D’abord comme un revers inhérent à la tentation de dire, avec peu, le plus possible (le fameux less is more). Par effet de focalisation maximum, la modeste surface narrative de certains romans (dont ceux de Christian Oster) en vient à rendre, par effet de loupe, un compte surchargé, à la limite de la saturation, de toutes petites interactions du narrateur avec son environnement. La présence d’une mouche dans une pièce, l’exécution d’un créneau particulièrement serré, l’échange de quelques mots, dans un train, avec une femme : chaque geste ou pensée en vient à prendre une place si grande que l’écriture élabore des idées et des justifications de dimension et d'une complexité quasi proustiennes.

17Lionel Ruffel consacre à cette dialectique minimalisme‑maximalisme la plus grande partie de son intervention, en postulant qu’elle forme le point de départ d’un renouvellement de la fiction française (p. 43‑54). Pierre Hyppolite s’intéresse quant à lui à Patrick Deville sous l’angle de l’hyperréalisme, à la fois dans sa dimension picturale et dans sa volonté de marquer, par l’inventaire et la désignation des objets par leur marque, un témoignage « de ce pouvoir croissant de la représentation du réel » (p. 63). Johan Faerber poursuit l’examen d’une généalogie qui pose le Baroque8, et par extension le désir d’une exposition maximale, comme possible héritage chez Jean Échenoz (p. 187‑193).

18Autant que dire le moins en mettant en scène un narrateur peu fait pour l’action, impassible et en retrait, les auteurs minimalistes sont parfois traversés par l’envie de présenter le monde dans sa complexité, sa violence, avec les moyens narratifs qu’offre la littérature. C’est en partie ce qu’explique Patrick Deville dans l’entretien qu’il donne aux éditeurs, lorsqu’il parle de ses projets d’avenir, confirmés depuis, habités par une tentative encyclopédique, « une tentation d’épuiser complètement un sujet, de le maîtriser absolument, de tout lire, de traduire… puisque la plupart des informations n’étaient pas disponibles… et d’écrire à partir d’un grand volume de connaissances, et de construire avec ça un roman » (p. 326).

19Enfin, Aline Mura‑Brunel, dont la contribution clôt la série de ces études, perçoit, chez deux auteurs étudiés dans le recueil (Toussaint et Gailly) un retour en grâce de la fiction : un corps à corps avec le romanesque, moins perçu comme parodique que comme réellement opérant, avec ses ficelles, ses mots usés, voit le jour. La suite, à savoir les romans publiés par ces deux auteurs depuis 2003, renforce une telle intuition.

Vitesse et précipitation : le cas Toussaint

20On peut même, à propos de Jean‑Philippe Toussaint, parler d’un véritable emballement. Le début du xxie siècle le situe chez ceux qui n'hésitent pas, tels les avant‑centres9 d'une avant‑garde, à placer de fulgurantes accélérations, dont certaines relèvent du genre tragique. Là où, par exemple, pour contribuer à l'enfoncement de Venise estimé à trente centimètres par siècle, le narrateur de La Salle de bain effectue de vains petits bonds sur place (p. 81), celui de Faire l'amour quitte brusquement Tokyo dans un train lancé à 300 km à l'heure (p. 133). Alors que Monsieur, dans le roman éponyme, donne l'impression, au sens le plus strict du terme, de ne rien faire au bureau et pas tellement plus en dehors, le personnage principal de Fuir se trouve, lui, contraint de s'enfuir aussi vite que la puissance d'une moto le lui permet, l'angoisse chevillée au corps, dans la nuit chinoise (p. 109‑125). Dans La Télévision,les diverses activités du narrateur concourent à faciliter « la digestion du temps qui passe10 », pendant que, dans La Vérité sur Marie, il est question, entre autres dangers, d'échapper aux flammes dans un face‑à‑face où compte chaque seconde, au cœur d'une terreur donnée comme « inimaginable, indescriptible » (p. 189).

21Les personnages impassibles, aux postures et aux gestes abstraits, faisant fi des convenances sociales, narquois et agressifs dans leurs silences et qui pour ces raisons sont inimitables de drôlerie — bref, les parangons du roman minimaliste — laissent donc place à un homme habité par des moments de panique incontrôlée, luttant contre la douleur d'une séparation, celle d'avec Marie, personnage tout aussi présent qu'absent de Faire l'amour, Fuir et La Vérité sur Marie publiés respectivement en 2002, 2005 et 2009. Dans cette nouvelle étape qu'on pourrait désigner sous le titre de Trilogie de Marie, le monde se mondialise (comme il se doit en direction de l'Asie), les personnages, au lieu de faire de l'immobilité le but et de l'inaction un art de vivre, se mettent à courir, parfois vite et parfois loin, et parfois jusqu'au bord de l'épuisement. Le temps planétaire que la technologie contribue à imposer aux êtres fait se côtoyer le diurne et le nocturne (Faire l'amour, p. 83 ; Fuir, p. 55‑56). Des enveloppes pleines d'argent circulent. Des malfrats font leur apparition. De la drogue aussi. On s'insulte. On désespère de ne pouvoir jamais accomplir un geste fatal. Et parfois l'on meurt.

22On passe donc du vide au plein dans un mouvement pouvant mener la narration jusqu'au point idéal de la surchauffe. L'effet de vitesse ne se confond jamais avec celui de la précipitation, mais mise sur une précision extrême (en particulier dans le lexique) et s'accompagne de changements significatifs dans la syntaxe11. Dans La Vérité sur Marie, la scène qui décrit le pur‑sang Zahir à l'aéroport de Tokyo au moment de son embarquement dans un avion‑cargo, scène qui se situe au centre du livre, forme le plus saisissant des contrastes. L'animal, « cinq cents kilos de nervosité, d'irritabilité et de fureur » (p. 100) refuse de monter à bord de cet autre monstre de vitesse et de puissance, un Boeing 747 de la Lufthansa (p. 118). Rendu fou par la panique, Zahir échappe à ses gardes et s'enfuit au galop sur le tarmac, « libre et furieux » au cœur d'un orage à la violence extrême (p. 104). S'ensuit un véritable emballement du récit, qui mime dans sa forme les moments successifs de la poursuite vaine et dangereuse puis de la ruse et de l'exactitude des gestes pour faire plier la volonté de l'animal et le ramener vers l'avion, tel un gros chien disproportionné, aveugle et claudiquant sur trois pattes (p. 116). Le moment de pause qui suit la capture est rendu par un interligne important, de l'ordre du tiers de page, comme pour mieux rendre un silence prolongé, excitant supplémentaire et paradoxal pour le lecteur.

23Nulle part donc plus que dans La Vérité sur Marie les lecteurs habitués au minimalisme se voient‑ils imposer autant de moments pendant lesquels des tensions extrêmes se nouent entre hommes et femmes, le désir de violence et de paix, le mouvement et l'immobilité, l'impériale force physique et l'impérieuse fatigue mentale. Mais s'il y a bien rupture entre les sept premiers livre de Toussaint et les trois derniers en date, ne faudrait‑il pas tenter de percevoir un ordre qui révèle également une sorte de continuité ? Le désir de violence contré ou autorisé par l'angoisse de l'immobilité et qu'alimente la hantise du temps qui passe ; le désir de fuite que procure une mélancolie parfois tue mais, comme la violence, qui est susceptible d'exploser à tout moment ; le désir de retrouver selon les termes d'une cosmologie antique, qu'encourage la technologie moderne, et requiert la nature humaine, les moments pacifiés d'une présence sur Terre : à y regarder de près, ces éléments étaient présents dès La Salle de bain. Ainsi, comme le mot même, la notion de minimalisme, en tout cas celle représentée dans le corpus de ces actes, était‑elle déjà, avant même de montrer ses paradoxes, condamnée à la dissolution.