Du sujet : ses aventures, ses avanies, ses avatars
1À l’origine de l’ouvrage, un double postulat, formulé par Camille Dumoulié : d’une part, l’institution philosophique du sujet est justiciable d’une herméneutique littéraire — de Platon à Descartes, elle se constitue par le détour d’une « véritable poétique » avec ses coups de théâtre et ses métamorphoses ; d’autre part, la littérature elle‑même a, autant et plus que la philosophie, contribué à l’élaboration de figures du sujet, c’est‑à‑dire des formes, des masques, des fictions par le biais desquels il se pense. Ce programme imposait de réunir un cénacle de spécialistes de littérature, de philosophes et de psychanalystes, pour appréhender cette « poétique », ou « fabrique », du sujet qui fasse droit à la singularité et la pluralité de ses expressions, ainsi qu’à la nouvelle donne produite par la mondialisation et l’avènement de nouvelles formes de subjectivité. Est‑il possible, se demande C. Dumoulié, d’établir une « poétique du sujet » qui ne verse pas dans le travers de la normativité ou de la codification prescriptive, qui fut celui d’un certain usage de la psychanalyse comme de la poétique ?
2Les premières études s’emploient à jeter quelques bases d’une « archéologie du sujet », avec l’ambition commune de réviser quelques idées reçues. À commencer par celle qui voudrait que la culture grecque ait ignoré la notion d’individu — préjugé moderne, selon Sophie Klimis : il importerait, tout au contraire, de s’aider des Grecs, et d’abord d’Homère, pour corriger la « superstition de logicien » (Nietzsche) qui fonde l’affirmation de la subjectivité cartésienne et « redécouvrir l’ancrage de la rationalité dans la pulsion » (p. 25). S. Klimis repère, dans L’Iliade, des formes différenciées de subjectivation, émergeant de la « masse anonyme des mortels éphémères » (p. 26) — depuis le simple soldat Thersite, « seul être humain individué », jusqu’à Achille et Priam, dont l’affrontement devient la figure d’une « inter‑subjectivation en devenir » (p. 33) : l’épopée donne à penser « la transformation profonde de l’identité de chacun [...] par le fait même de leur rencontre » (p. 35).
3C’est encore sous le parrainage nietzschéen que C. Dumoulié se situe, en relevant que Nietzsche, dans le temps même où il travaillait à démythifier la construction rationaliste du sujet, tentait de sauver une certaine figure du sujet du désastre où risquait de le plonger l’ère des masses. La réflexion de Nietzsche autoriserait même à penser la constitution a priori paradoxale, voire antinomique, d’un « sujet dionysiaque » ou encore d’un « sujet furieux » (p. 38), dont l’auteur suit la trace, d’abord chez Nietzsche même, à travers les figures d’Archiloque et d’Empédocle — le devenir‑métaphore de l’un répondant au devenir‑volcan de l’autre — puis dans ces « sujets volcaniques » (p. 46) que sont Georges Bataille (le « Jésuve ») et le dernier Antonin Artaud (chez qui la fécalité devient la matière même de la subjectivité).
4Dans un autre registre, Guillaume Navaud éclaire quant à lui l’évolution de la notion de persona. Avançant que la « poétique de la personne » est avant tout tributaire d’une métaphore, celle de la vie comme théâtre, il suit le fil de cette histoire à travers les formulations de la tension entre « masque » et « acteur » (Cicéron, Montaigne), les querelles christologiques des premiers siècles (Boèce), et la réponse de Hobbes, soucieux de revenir, politiquement et théologiquement, à la conception antique de la persona comme « contre‑sujet » (p. 54), et constant dans son refus de l’hypostasier. Louis Picard s’intéresse à un cas particulier de cette persona, la persona lyrique de la Renaissance, dans une approche comparative des sonnets de Ronsard (du côté de l’affirmation d’une souveraineté énonciative) et de Shakespeare (du côté d’une identité lyrique précaire, interrogative et paradoxale) — l’art du sonnet y apparaissant comme « un moment fondateur » de l’institution d’une « identité d’écrivain » (p. 78). Ce sujet lyrique reste cependant tributaire d’une esthétique avant tout formelle. Pour Didier Souiller, ce n’est qu’avec le picaresque qu’émerge une « autre » première personne, sur des bases résolument empiriques : un sujet autobiographique, incarné, défini par ses appétits et ses jouissances, mais aussi un sujet scindé (où se lit sans doute l’empreinte initiale des conversos), creusé d’un manque à être que traduit le défaut de naissance — en attendant d’autres métamorphoses qui feront de nécessité vertu et convertiront en mérite l’absence d’héritage (Lesage).
5La deuxième partie de l’ouvrage est plus particulièrement consacrée à « l’institution » et à la « destitution » théoriques du sujet, à travers quelques jalons fondamentaux. Hasard des recueils collectifs : le cartésianisme, accusé de toutes les simplifications dans les premières contributions, apparaît sous un jour tout autre dans l’étude de Kim Sang Ong-Van-Cung, qui rappelle que ce « mythe » qui attribue à Descartes l’invention d’une métaphysique rationaliste de la subjectivité est lui‑même d’origine… kantienne. Il faudrait plutôt repérer ce que doit la construction du sujet cartésien à une économie des affects et, de manière inattendue, au paradigme théâtral en tant qu’apprentissage maîtrisé des passions. Dans cette « culture des émotions intérieures de l’âme et de la vertu de générosité » (p. 105), il s’agit moins d’une « invention du sujet que d’une institution affective et morale de soi » (p. 110). La construction du sujet cartésien, si tant est qu’on puisse encore la concevoir en ces termes, est d’ailleurs contemporaine de sa propre déconstruction, comme le montre Olivier Abiteboul qui fait de la pensée de Spinoza la première véritable philosophie du « soupçon » en ce qu’elle dilue le sujet humain dans la substance divine, sujet essentiel et somme toute unique. Paradoxalement pourtant, ce sujet métaphysiquement nié serait littérairement réintroduit — et l’on retrouve ici le fil des hypothèses directrices du volume : l’écriture more geometrico se trouve en quelque sorte escortée par la poétique des « scolies » —, où se fait entendre non le sujet universel mais le sujet singulier, sensible, empirique. L’ombre tutélaire de Nietzsche s’étendant sur l’ensemble du recueil, il était nécessaire de faire le point sur question du sujet telle que l’auteur de Par‑delà le bien et le mal l’avait radicalement renouvelée. C’est à quoi s’attache Patrick Wotling dans son étude de la « poétique des pulsions » (p. 137) chez Nietzsche. Partant de la définition nietzschéenne de l’homme comme « créature qui invente des formes et des rythmes » (p. 107) et interprète le monde pour mieux l’habiter, il rappelle que « l’intime conviction d’être un sujet » constitue pour Nietzsche la « croyance fondamentale » (p. 138). P. Wotling s'attache dès lors moins à la déconstruction du sujet qu’aux raisons du triomphe persistant de cette fiction métaphysique — qui seraient à chercher dans l’intensité qu’elle confère au sentiment de notre propre puissance ; de là se déduirait également l’intérêt vital que nous avons à en masquer le caractère mensonger.
6Les deux contributions suivantes porteront sur une autre pensée du soupçon, celle de la psychanalyse. Dans la première, Paul‑Laurent Assoun s’interroge sur le « sujet à l’épreuve du semblant », reprenant la réflexion sur les rapports entre « poésie et vérité » à l’aune du « savoir de l’inconscient » (p. 151). L’étude de P.‑L. Assoun postule que le sujet « pris dans les effets de l’inconscient » est un sujet qui « poétise » (p. 153) — non au sens d’une esthétisation de la névrose mais du « mi‑dire » du symptôme (p. 154), qui met l’analysant en contact avec sa vérité, ou encore du côté de « l’histoire de cas » (p. 155) qui implique pour l’analyste un « art poétique » qui s’accommode à l’occasion de la forgerie. Il soutient simultanément que cet inconscient qui poétise « produit le sujet », au sens où « la mélodie pulsionnelle » (p. 156) se fait entendre en lui comme sa signature, son idiolecte. Charles Melman, dans « sa poétique du sujet lacanien » (p. 164), revient sur les désarrois de l'individu contemporain, doublement forclos par l’objectivisme scientifique et par l’ordre grégaire du consumérisme libéral. Les logiques asservissantes d’un conformisme qui fait commerce d’originalités factices, le devoir de jouissance intimé par l’air du temps nous ont fait entrer dans l’ère du « post-sujet », de « l’homme sans gravité » — titre que Ch. Melman avait donné à l’un de ses essais —, la poésie constituant sans doute l’un des derniers refuges possibles de cette singularité dont la révolution psychanalytique, et particulièrement l’œuvre de Lacan, s’était faite dépositaire.
7La troisième partie, intitulée le « roman du sujet », pourrait s’appuyer sur le constat d’Henri Meschonnic, cité par Jacques-David Ebguy, selon lequel « la fiction pluralise, dissémine le sujet » (p. 211). Le jeu des hétéronymes chez Pessoa, étudié par Judith Balso en fournit l’illustration exemplaire — puisqu’il s’agirait moins, pour le « sujet inachevé » de l’invention hétéronymique, d’exister comme autre que d’« inexister », en dessinant une « figure de pensée [...] non unifiée, discontinue, intotalisable, et affirmative cependant » (p. 183) inscrite dans un « entre‑deux‑temps » (p. 186). Ester Rippa prolonge l’examen de ces jeux de personnes par une visite de la « galerie des glaces » de Borgès (notamment du « Pierre Ménard auteur du Quichotte »), chez qui la pratique des pastiches, altérations et autres apocryphes, transforme le sujet poétique en une monade prise dans la prolifération baroque de reflets, superposition de « plis » où se rejoignent instances imaginaire et symbolique. Le dialogue entre le roman et la philosophie se poursuit dans l’intervention suivante. Gilles Deleuze qui considérait, dans la lignée de Nietzsche, que « la notion de sujet » avait « perdu beaucoup de son intérêt au profit des singularités pré‑individuelles et des individualités non personnelles » (p. 211‑212), peut‑il être de quelque secours dans cette exploration de la subjectivité ? C’est la thèse de J.‑D. Ebguy, pour qui cette philosophie ouvre la possibilité d’apercevoir, dans le roman, des « processus de subjectivation » singuliers dont son étude donne un aperçu, en distinguant « le sujet‑écart » (Jean Valjean comme« sujet d’allure kantienne »), le « sujet‑singularité » (Fabrice del Dongo à Waterloo comme sujet « leibnizien ») et le « sujet‑temps » (chez Balzac ou Proust).
8Une quatrième et dernière partie, consacrée au « sujet sacrifié », examine la manière dont l’expérience de destruction du sujet s’éprouve dans quelques œuvres contemporaines majeures. Juliette Feyel voit chez D. H. Lawrence et Georges Bataille — tous deux disciples de Nietzsche — ce travail de négation s’opérer dans trois directions : la critique de la « substantialisation » du sujet imputée à l’idéalisme occidental, un imaginaire de « l’ouverture » (trous, fissures ou blessures) où l’unité du sujet se fracture pour faire apparaître la « continuité » de l’être ; enfin, une poétique de la transgression. C’est ensuite chez Ezra Pound que Jonathan Pollock retrouve — au fil d’un parcours des Cantos qui le mène, entre autres, d’Ulysse à Confucius et jusqu’au « vortex » originaire — ce projet de « devenir personne » (p. 250). Pour finir, Arnaud Marie explore le suicide sacrificiel du sujet dans le théâtre de Lorca, Pasolini et Genet, en partant des hypothèses de Slavoj Žižek pour qui la crucifixion du Christ consacrerait l’avènement d’un universel, « avènement d’un sujet dans l’acte même qui entraîne sa disparition » (p. 270). Ce « séjour dans le négatif », acte d’auto-effacement du sujet « post-tragique », est celui de Yerma dans la pièce homonyme de Lorca, celui de Julian dévoré par les porcs dans Porcherie, ou encore de Leïla et Saïd dans les Paravents — autant de retours à un stade « pré-subjectif », à l’indistinction organique, qui rend inopérante jusqu’à l’idée même du sacrifice (dans une perspective proche de celle de l’homo sacer d’Agamben), et où serait à déchiffrer, selon l’auteur, un « geste profondément éthique » (p. 278).
9De quoi se demander de « quel sujet » l’on parle, comme le fait Robert Smadja — qui conclut le livre par une synthèse sur la notion où l’on retrouve, parmi d’autres, Taylor, Touraine, Ricœur, Piaget, Searle, en traversant le spectre qui va de la psychanalyse aux sciences cognitives... La prolifération des théories du sujet au fil des siècles, que R. Smadja décrit comme une « prodigieuse odyssée philosophique et scientifique », témoigne, pour C. Dumoulié, de l’« inexistence » (p. 17) essentielle de cette figure constituée par la poétique et dont l’étude requiert le concours des sciences humaines, de la littérature, de l’éthique et de la politique.
10De la genèse du sujet à sa démythification, de sa destitution à ses métamorphoses, l’empan parcouru par ce volume est en tout cas d’une exceptionnelle richesse. La pluralité se trouve au cœur même d’un projet qui, pariant sur la primauté du « poétique » sur le rationnel, est plus attentif à la bigarrure des configurations imaginaires de la subjectivité qu’au souci d’en définir l’essence. La cohérence de ce recueil n’en reste pas moins très supérieure à celle de la plupart des ouvrages collectifs. La tension nourricière, qui pourrait en constituer la faiblesse, en fait finalement tout l’intérêt. Elle s’affirme d’abord dans une rivalité implicite ou explicite entre littérature et philosophie — alors même que la plupart des communications témoignent d’un va‑et‑vient permanent entre le spéculatif et le narratif. En croisant les lectures de philosophes à la lumière de la poétique et celles des écrivains au miroir de la philosophie, le recueil atteste et invalide en même temps cette concurrence. L’autre ligne de tension — celle d’une réflexion qui, tout en se revendiquant de la mort du sujet, se propose d’en traquer les résurgences et avatars — semble surmontée par la saisie du statut particulier de cette illusion métaphysique dans la pensée même de Nietzsche (C. Dumoulié, P. Wotling). Les contributions illustrent par là, jusque dans leurs divergences occasionnelles, une ambivalence qui est sans doute celle de bien des modernes, qui les amène à mobiliser certains maîtres du soupçon dans un programme de sauvetage du sujet contre les formes nouvelles de l’aliénation, ou à pousser le paradoxe jusqu’à repérer un projet de subjectivation dans les formes les plus ostensiblement dépersonnalisantes de l’expérience humaine. Faut‑il en effet que ce « sujet » mille fois déchu mais autant de fois réintronisé soit une fiction bien séduisante pour occuper une place aussi névralgique dans la pensée et la littérature occidentales — ce qui, du reste, pourrait inciter à dédramatiser quelque peu les enjeux de la déconstruction du sujet « rationnel » car, figure pour figure ou fiction pour fiction, celle‑ci n’est peut‑être pas la pire qu’on ait inventée, mais cela est un autre débat.