L’inconstance à l’essai
1Si la critique de Montaigne pose toujours la question de savoir si les Essais constituent une œuvre véritablement philosophique, ce remarquable livre de Sébastien Prat devrait mettre fin à tout débat sur ce sujet. Par une attention assidue au texte de Montaigne qu’il soutient au cours de presque 500 pages, ce jeune professeur au Collège Stanislas de Montréal démontre jusque dans les moindres détails que l’essayiste bordelais n’est pas seulement philosophe, mais qu’il figure parmi les plus perspicaces des auteurs, sinon les plus grands des dissidents, de la tradition philosophique occidentale. S. Prat présente un Montaigne dont le procédé d’écriture irrésolu, qui sert d’occasion au xviie siècle de l’exclure des conversations rigoureuses (surtout à Pascal et à Descartes implicitement) et qui continue à être considéré comme un éloignement du sérieux, n’est autre chose que son trait philosophique le plus fort et le plus original.
2Le concept qui éclaircit la réaction de Montaigne à la tradition philosophique pour la rendre pertinente, selon S. Prat, est celui d’inconstance : Montaigne développe l’inconstance en notion positive, au lieu de la banaliser ou de la diaboliser comme simple négation de la constance. But principal des méditations stoïciennes et néo‑stoïciennes, d’une portée philosophique antique et moderne assez large, la constance est la disposition par laquelle l’esprit pourrait résister aux changements imprévisibles et souvent violents du monde terrestre. En ce qui concerne les modernes, S. Prat examine certains liens entre Montaigne et le philosophe moral qui, à la fin du xvie siècle, donne à la constance son actualité, le Hollandais Juste Lipse, à qui les spécialistes de la première modernité ont récemment porté beaucoup d’attention.
Des essais philosophiques
3Parvenant à « situer les positions [de Montaigne] sur la vertu de constance ainsi que sur l’inconstance, dans la philosophie païenne et à la fin du seizième siècle » (p. 10), S. Prat se range parmi ces minoritaires qui reconnaissent l’originalité philosophique des Essais, contre la persistance de leur première réception chez les philosophes « professionnels ». On se rappelle Hugo Friedrich qui, dans un livre à juste titre durablement influent (Montaigne, 1949), admet Montaigne comme philosophe, mais le caractérise en littéraire ayant acquis des connaissances fragmentaires de Socrate, Platon, Aristote (c’est prendre les Essais au pied de la lettre, il faut l’avouer). Il est certain, dit H. Friedrich, que Montaigne en génère des observations très intelligentes et même valables pour la pensée morale ; mais à cause de l’approche non systématique de l’auteur (inconstant, irrésolu), celles‑ci resteraient en fin de compte subjectives et personnelles1. De même, la fascination de Montaigne pour l’homme tel qu’il est, plein de contradictions, de variété et d’accidents serait le résultat, selon H. Friedrich, « d’un pur et joyeux amour de la découverte et de la surprise2 » et relèverait donc plutôt de préférences particulières que d’un engagement réfléchi dans la tradition philosophique.
4Plus récemment, dans son Michel de Montaigne : Accidental Philosopher (2003), un beau livre qui reconnaît les Essais comme « philosophiques au sens le plus profond3 », Ann Hartle qualifie Montaigne, selon les mots de celui‑ci, de « philosophe…fortuite4 » (en anglais, « accidental philosopher »). Elle définit la « philosophie fortuite (ou accidentelle) » par opposition à la « philosophie délibérée », celle‑ci impliquant la domination de la raison5 — cette faculté qui établirait la constance. A. Hartle trouve ainsi chez Montaigne une philosophie intégrant des procédés non systématiques pour critiquer la systématicité ; elle montre en effet que la systématicité se révèle à son tour non systématique. Pourtant, d’après elle, la « fortune » de Montaigne consisterait à découvrir par accident, dans la vie quotidienne, ce qui est disponible dans les systèmes philosophiques surtout hérités de l’Antiquité ; S. Prat, quant à lui, va au moins une étape plus loin dans la caractérisation de Montaigne comme philosophe. Montaigne fait face à ces systèmes, n’est jamais loin d’eux ; mais son approche fragmentaire de la tradition philosophique occidentale, son refus d’accepter les systèmes clos — son rejet d’une démarche constante — est précisément sa manière de s’engager philosophiquement et délibérément. Je dirais même, au risque de nuire à la subtilité de l’argumentation de ce livre, que le refus de la part de Montaigne de la systématicité est lui‑même systématique à sa propre façon.
5S. Prat est entièrement conscient de la tentation d’uniformiser la pensée de Montaigne et de la défaite sur laquelle déboucherait un tel projet. Aussi le deuxième objectif de son étude est‑il « de donner toute son importance à à une notion textuelle, l’inconstance, parce qu’elle apparaît de façon récurrente dans l’ouvrage, qu’elle occupe des passages clés des Essais, qu’elle s’exprime par un vocabulaire riche et varié et que la fin de siècle où Montaigne publie son ouvrage est obnubilée par la constance » (p. 14). C’est‑à‑dire que ses recherches portent sur la complexité de la lettre des Essais, une complexité qui à tout moment résiste à la constance, qui implique donc une variété redoutable d’exemples et de définitions, qu’il réussit à dénouer. En même temps, S. Prat ne propose pas la constance et l’inconstance comme concepts limitatifs, ne voulant pas réduire « la diversité des lectures des Essais » (p. 14) ; son approche textuelle laisse les portes interprétatives ouvertes en appréhendant le livre de Montaigne dans sa pluralité. Si je signale dans les prochains paragraphes plusieurs omissions de la part de l’auteur, ce n’est pas du tout pour souligner des faiblesses, mais plutôt pour apprécier le grand nombre de voies frayées à la critique de Montaigne par cette étude.
Textes et contextes de l’inconstance
6La première partie de l’ouvrage, « Sources et réception de l’inconstance dans les Essais », est impressionnante non seulement par l’exécution de la méthode textuelle annoncée, mais aussi par la reconstruction de la situation dialogique du texte montanien, c’est‑à‑dire par la mise en relief des réponses du Bordelais aux philosophes stoïciens antiques (Sextus Empiricus, Cicéron, Sénèque) et aux stoïcismes modernes (surtout celui de Lipse), en plus des réactions de certains contemporains (Guillaume du Vair, Pierre de Lancre). Mais S. Prat évite le piège historiciste d’enfermer Montaigne dans les idéologies de la Renaissance et donc de contraindre l’intérêt pour ses écrits à une évaluation de cette époque. En revanche, dans la présentation de ce dialogue, les phrases de Montaigne fonctionnent comme actes de parole vive et donc comme tout à fait pertinentes au présent — on pourrait demander à l’auteur de poursuivre plus explicitement, dans un ouvrage futur, les implications de sa lecture pour la philosophie contemporaine. Ce traitement modestement empiriste, qui en fait s’inspire de l’empirisme des Essais, montre à travers beaucoup de passages que Montaigne infère l’inconstance à partir d’observations fines et honnêtes des êtres humains : « Cette inconstance est donc factuelle et non principielle » (p. 39). Les faits mènent Montaigne à considérer l’inconstance comme « “un vice de nostre nature”, mais pas comme un état contre nature6 » (p. 44) — à la différence de Sénèque, qui la traite en maladie à guérir par la philosophie.
7En s’appuyant surtout sur l’« Apologie de Raymond Sebond », S. Prat suit de près les implications que tire Montaigne de ce fait humain. L’essayiste remarque que, s’il existait vraiment la possibilité de contact entre Dieu et l’homme dans cette lutte pour surmonter les bouleversements effectués par la réalité, « nous soutiendrions ces flots d’une fermeté inflexible et immobile7 »(p. 78 du texte de S. Prat — c’est lui qui souligne). Cette communication entraînerait la fin non seulement du gaspillage de mots sur la constance, mais aussi de toute lutte, de l’inconstance elle‑même. Selon S. Prat, « l’inconstance humaine serait donc le résultat de cette rupture avec l’ordre divin (rupture onto théologique) » (p. 79), une rupture que Montaigne exposerait au cours de son livre. Dans de telles argumentations, l’essayiste devient, tout en jetant un regard oblique sur la métaphysique de la morale, anti‑métaphysicien radical, moraliste qui fonde l’éthique exclusivement sur les faits observés, y compris le fait que les facultés d’observer sont inconstantes et donc peu fiables.
8Dans un traitement des essais sur le Nouveau Monde, « Des cannibales » (1.31) et « Des coches » (3.6), S. Prat développe cette idée d’inconstance de l’intellect : Montaigne trouverait aux Premières Nations d’Amérique des qualités perdues par l’homme européen, qui se serait si éloigné de la nature qu’il se persuade de sa propre constance intellectuelle (p. 165‑170). Mais dans cette section, l’auteur dépend de certaines lectures établies de ces essais qui demeurent plus ou moins proches de la valorisation du « bon sauvage », au lieu d’y voir une ironie présentant un défi énorme à la capacité déclarée des Européens de dominer le monde par la connaissance. Une telle analyse des essais sur le Nouveau Monde, effectuée récemment par Zahi Zalloua et par l’auteur de cette recension, qui ne sont pas cités, pourrait encore renforcer la notion d’inconstance intellectuelle proposée par S. Prat.
Démarches de l’inconstance
9La deuxième partie de l’ouvrage, « Les effets de l’inconstance sur la méthode des Essais et dans la sphère publique », commence par une considération de l’essai montanien comme incarnation de la forme de l’intellect inconstant. S. Prat relit certains passages familiers sur la « méthodologie » de Montaigne pour démontrer que l’inconstance en tant que concept philosophique qui refuse les moteurs systématisants de la philosophie est en fait au centre de son projet. Bien qu’on ait reconnu l’importance du mot « distingo », identifié par Montaigne comme « le plus universel membre de ma Logique8 » (p. 222 du texte de S. Prat), S. Prat y ajoute la dimension d’inconstance : selon lui, le terme désigne le procédé par lequel Montaigne extrait chaque phénomène de la tentation d’en tirer des principes généraux et donc de le subsumer sous un concept unifiant. Distingo devient donc l’opération par laquelle s’affirme l’inconstance fondamentale de l’intelligence humaine. S. Prat développe cette notion dans un traitement de l’historiographie de Montaigne : celle‑ci relève d’une anti‑exemplarité, en contraste avec la rhétorique de l’exemplarité d’un Bodin, d’un Machiavel, d’un Guichardin, qui écrivent de l’histoire pour apprendre aux lecteurs ce qu’il faut faire ou ne pas faire dans des circonstances comparables. Le but de cette interrogation montanienne de la science politique de son époque serait donc un refus de la possibilité de systématiser l’État et la jurisprudence, de les prescrire, de les conduire selon les règles de la prudence (p. 277). Montaigne arrive, selon S. Prat, à une notion révisée de prudence selon laquelle, dans les délibérations faites dans un cadre juridique, on suspend le jugement, parce qu’il faut respecter la particularité de chaque cas : on pratique « une forme d’épochè juridique » (p. 322).
10Vers la fin de la deuxième partie, l’examen revient sur l’essai, maintenant conçu comme forme littéraire de cette suspension qui affirme l’impossibilité d’arriver à la certitude. C’est cette discussion qui fait ressortir la seule vraie limitation critique de l’ouvrage : bien que S. Prat démontre minutieusement l’inconstance dans la pensée et de la pensée de Montaigne, l’inconstance que le Bordelais trouve au cœur de l’intellect humain, il n’interroge presque jamais l’instabilité du langage des Essais — c’est comme si Montaigne, tout en valorisant l’inconstance, s’échappait suffisamment de celle‑ci pour la communiquer clairement et de manière stable. Un exemple servira à illustrer cette critique. D’une phrase célèbre de Montaigne, « tel se conduict bien qui ne conduict pas bien les autres et fait des Essais qui ne saurait faire des effaicts9 », S. Prat offre l’explication qu’elle indique l’opposition faite par Montaigne entre l’essai et l’action, l’idée que l’essai n’est pas action, mais qu’il est en retrait par rapport à l’action réellement efficace (p. 357‑358, 358n). Ce n’est pas à proprement parler une interprétation incorrecte, mais plutôt restreinte : il faudrait se rendre compte du jeu de langage de cette phrase, du fait que dans la typographie de la première modernité, qui utilise le s long, le mot « essais » ressemble au mot « effais », homonyme imaginaire d’« effets ». Cette phrase des Essais pose donc une confusion graphique et phonique entre « et fait — essais — effets » pour suggérer que l’essai est une manière de faire et que l’effet se révèle comme un simple essai — qu’en fin de compte l’action qui se présente comme résolue et complète n’est qu’une espèce masquée d’irrésolution. S. Prat aurait pu mener plus loin plusieurs autres lectures du texte montanien par une reconnaissance de la substance linguistique de celui‑ci ; c’est surtout dans les travaux critiques de Tom Conley qu’on trouve un tel traitement des Essais.
Les fins de l’inconstance
11Avant d’ajouter des omissions de la bibliographie secondaire de l’ouvrage, je dirai que ce genre de critique est la plus facile à faire, d’une valeur intellectuelle assez douteuse, et serait en tout cas complètement injuste à l’égard d’un livre qui tient compte d’un si grand nombre de travaux sur Montaigne, d’une étude dont l’auteur montre un si grand respect de ses prédécesseurs, tout en n’étant pas d’accord avec la majorité d’eux. Il ne serait pas valable de reprocher à S. Prat, par exemple, dans ses pages sur les rapports entre « De la vanité » et De constantia (1584) de Lipse (p. 406‑423), de ne pas avoir considéré plus à fond la correspondance entre Montaigne et le philosophe hollandais aussi bien que l’étendue des réponses que le Bordelais fait à son plus jeune contemporain (détaillés par Paul J. Smith et Michel Magnien), et donc la probabilité que la « théorie politique » (faute d’une meilleure expression) des Essais soit bien plus élaborée par le traitement des idées politiques de Lipse qu’on ne l’ait reconnu jusqu’ici. De constantia est reçu à l’époque comme un traité politique, Lipse lui‑même l’identifie ainsi ; par leur correspondance, Montaigne connaît les idées politiques de Lipse même avant l’édition des Politiques (1589). Il serait pourtant plus juste, plus honnête intellectuellement et plus respectueux du caractère communautaire de la recherche en sciences humaines de dire que ce sont des pistes que l’on peut suivre à la suite des découvertes de S. Prat. Au‑delà de celles que j’ai déjà notées, on peut citer le constat que le conformisme religieux de Montaigne impliquant les signes extérieurs de la dévotion, examiné à la lumière de son insistance éthique sur la façon « vivre selon soi », de reconnaître ce qu’on est, de conduire sa vie selon cette reconnaissance et donc de se permettre certains vices, mène l’essayiste au rejet radical de tout fondement métaphysique de la morale et donc de toute croyance chrétienne (p. 371‑385). S. Prat montre également que la rhétorique de Montaigne, procédant par indirection, invite à la suspension du jugement et donc à une morale qui refuse toute règle générale (p. 423‑427). D’autres apports de ce type seraient banalisés par la tentative d’en reproduire l’argumentation. En fait, toute analyse future de la philosophie morale et politique de Montaigne serait incomplète sans une appréciation du travail critique extraordinaire de S. Prat.
12C’est pour cette raison que je conclurai par une remarque qui n’a rien à voir avec l’auteur de ce bel ouvrage. On connaît la prédominance de la communication numérique et les compromis qu’elle impose à l’édition de l’imprimé. Mais ceux‑ci ne présentent aucun prétexte pour accepter une des plus grandes conséquences non voulues sur la langue française de celle‑là, à savoir la fluidité des signes diacritiques. Il n’est pas raisonnable d’attendre des auteurs la perfection linguistique, ni la correction de leur propre texte à la fin d’un travail épuisant, même dans le cas d’un auteur doué, comme S. Prat, d’un style robuste. S’il a négligé de taper les circonflexes, les ayant systématiquement omis de mots tels que « goût », « paraît », « reconnaît », c’est entièrement la responsabilité de l’éditeur de jeter un coup d’œil sur le texte afin de découvrir ces erreurs. On peut espérer qu’en apprenant l’importance de cet ouvrage par sa réception, les responsables des Classiques Garnier en feront une deuxième édition qui le rendra digne de prendre sa juste place dans l’histoire de la critique de Montaigne.