Voyage en Zazirie. Relation du très étrange voyage d’Yves Citton chez les Zaziris & des découvertes surprenantes, critiques, théoriques & politiques, qu’il fit dans cet empire
1C’est proprement à un voyage extraordinaire que nous convie Yves Citton avec sa longue, érudite et jubilante Zazirocratie, dont le titre et sous‑titre ont été mûrement pesés pour attiser la curiosité du lecteur. Extraordinaire au‑delà du pastiche dix‑huitiémiste, tant ce livre fourmille de lectures décapantes, de propositions iconoclastes et de perspectives théoriques puissantes. Autant dire que c’est un livre important, grâce auquel réorienter nos pratiques herméneutiques et renouveler notre approche de la littérature. Qu’il cultive l’humour et se présente avec une modestie toute britannique ne fait qu’ajouter le charme de l’élégance à la virtuosité de ses démonstrations. Il se publie peu d’ouvrages de ce calibre : c’est une raison de saluer celui‑ci.
2Après Lire, interpréter, actualiser (Éditions Amsterdam, 2007), somme théorique où l’auteur défendait l’interprétation actualisante d’un point de vue philosophique, et L’Avenir des humanités (La Découverte, 2010), où il procédait à une défense et illustration des études littéraires, ce livre constitue un exemple développé d’actualisation, répondant avec brio aux questions suscitées par l’ouvrage de 2007. En effet, si la publication de Lire, interpréter, actualiser a été remarquée (en tout cas plus que d’autres), elle a entraîné autant de résistances que d’adhésions, comme on peut s’en rendre compte en consultant le dossier que l’atelier de théorie littéraire de Fabula lui a consacré (http://www.fabula.org/atelier.php?Actualisation)1. Plutôt que de répondre sur le strict plan de la théorie, Y. Citton s’est appliqué à actualiser une œuvre peu connue du xviiie siècle, celle de Charles Tiphaigne de la Roche (1722‑1774), pour en tirer une critique de la biopolitique contemporaine. En passant aux travaux pratiques, il s’agissait de montrer la légitimité et l’intérêt d’une lecture actualisante (et au passage l’importance des humanités dans le monde d’aujourd’hui) non plus dans l’espace éthéré de la théorie, mais aux prises avec la réalité des textes : dans le jeu d’une interprétation qui devait prouver, en se produisant, sa propre pertinence. Comme on prouve le mouvement en marchant ou comme Barthes prouvait la validité de l’analyse structurale des récits avec S/Z.
Actualiser la littérature
3Dans ce genre d’exercice, la critique s’intrique à la théorie de sorte que l’étude ne cesse de perlaborer sa propre méthodologie. Ainsi, tous les choix d’Y. Citton sont‑ils argumentés de manière à aggraver le paradoxe initial de l’entreprise. Tous, à commencer par le choix de Tiphaigne, polygraphe obscur et délaissé, auteur d’une petite dizaine de livres entre 1749 et 1765, et qui n’avait que très peu attiré l’attention des critiques jusqu’à présent2. L’introduction donne toutes les raisons pour lesquelles il est improbable de se pencher sur lui : « un auteur oublié dont la vie nous est presque inconnue et dont l’œuvre n’a été étudiée que par une douzaine de chercheurs bien en mal de tirer du sens d’un ensemble hétérogène d’écrits hésitants » et dont on pourrait dire « qu’il n’y a pas une ligne qui soit véritablement originale dans tout ce qu’il a écrit et qu’il ne fait que recycler des clichés » (p. 22). Il est même aux marges de la littérature : entre dissertations philosophiques, traités savants et satires morales, Tiphaigne ne brille pas dans l’art narratif, encore moins dans le poétique ou le dramatique. C’est exactement pour ces raisons que Y. Citton l’a choisi pour illustrer « ce que peut la littérature » (p. 22).
4Pourquoi élire un mineur parmi les minores ? Y. Citton en donne une raison éminemment (et évidemment) paradoxale. C’est justement parce que la prose de Tiphaigne nous tombe des mains qu’elle se trouve propice à « reconfigurer nos paramètres de lecture et […] réagencer notre capacité à “faire sens” » (p. 23) ! Tout ce qui en elle nous décourage (pour résumer : son antimodernisme, ses répétitions, ses contradictions, son absence d’originalité…) peut alors être pris comme point d’appui pour identifier une « forme prégnante ». En partant du principe qu’il y a là un chef d’œuvre inaperçu, il s’agit de repérer les « points de tension » du texte pour y frayer des voies nouvelles et nous ouvrir des chemins de pensée inexplorés (p. 24). Malgré les apparences, et malgré une hypothèse générale provocatrice, on est très loin de Stanley Fish, avec qui Y. Citton tient à marquer ses distances. En effet, s’il formule l’enjeu de son livre en termes de défi (« Le défi à relever reposait donc sur l’hypothèse suivante : postulons qu’en prenant n’importe quel corpus émanant de n’importe qui, une interprétation littéraire pourra en tirer une singularité scripturale et un sens capable d’éclairer nos problèmes contemporains »), il ne revendique pas pour l’interprète, c’est‑à‑dire lui‑même, l’ingéniosité de tirer du sens de n’importe quoi. Au contraire du théoricien américain, qui pense que « les interprètes ne décodent pas les poèmes [mais qu’ils] les font3 », Y. Citton estime qu’un texte littéraire « apparaît […] comme une rencontre entre deux efforts de mise en forme » (p. 23).
5C’est là un point important de l’entreprise. Si la littérarité n’est pas une propriété du texte, mais apparaît comme le résultat d’une lecture bienveillante et attentive, celle‑ci doit néanmoins révéler des « propriétés inhérentes aux textes eux‑mêmes » (p. 23). Il existe donc des propriétés objectives du texte : l’interprète les relève, plutôt qu’il ne plaque dessus ses fantasmes. La rencontre entre l’auteur et lui suppose un sens, ou plutôt, comme écrit Y. Citton, une « forme » déterminée. Elle se produira plus facilement avec un auteur mineur, car les tensions formelles de l’œuvre sont chez lui plus repérables : les échecs esthétiques, le manque de cohérence même de la pensée, ne sont pas à négliger comme défauts de forme, ils deviennent au contraire des accroches pour l’herméneute. Le mineur est, pour la lecture actualisante, la « voie royale des études littéraires » (p. 24), car il se prête idéalement à l’empowerment que pratique une approche bienveillante des textes. C’est un premier renversement du sens commun partagé par les professeurs de littérature.
6Deuxième renversement : le manque d’originalité de l’auteur mineur devient un atout, en ce qu’il fait apparaître la nature collective de la création littéraire. Si nous avons consacré des classiques, c’est en raison de leur singularité. Au contraire, les écrivains du second rayon nous ennuient parce que nous avons déjà lu ailleurs tout ce qu’ils disent. Mais s’ils ne dépassent pas les lieux communs, il ne s’ensuit pas qu’ils ne pensent pas. Les clichés ne perdurent pas sans raisons : la lecture actualisante cherchera à dégager celles‑ci en partant du principe que le lieu commun peut et doit être valorisé en tant que tel. Si l’auteur se contente d’exprimer l’opinion de la multitude, postulons que cette opinion est intéressante et déplions‑la. Ici, la lecture actualisante procède à l’envers de l’histoire littéraire : celle‑ci peut s’intéresser aux clichés pour chercher leur origine, celle‑là pour déterminer leur progression jusqu’à nous et l’intérêt qu’ils présentent encore dans le contexte de l’interprète.
7Mais si la voix de l’auteur se confond avec celle de tout un chacun, cela n’empêche pas de posséder sa personnalité. S’il multiplie les clichés, il le fait selon son style propre, il y apporte un infléchissement singulier. Cet infléchissement s’identifie avec les tensions du texte, avec ses bizarreries qui sont les accroches de l’interprétation : c’est là qu’il faut aller chercher les raisons, l’intérêt (et aussi les limites ou les déraisons) des lieux communs. L’auteur mineur est une « singularité quelconque » (Agamben) : une individualité qui permet de saisir une expression singulière du collectif.
Décentrer la biopolitique
8On devine au vocabulaire ci‑dessus quelques‑unes des références contemporaines d’Y. Citton. Mais le rapport entre Tiphaigne de la Roche et la biopolitique n’en est pas encore éclairé. Or, la biopolitique, à la différence du nom de Tiphaigne, figure pourtant dans le titre de l’ouvrage et il serait temps de nous y intéresser, même si les voyages extraordinaires autorisent quelques chemins de traverse. Modestement, la Zazirocratie ne se présente que comme une « introduction » à la biopolitique (et à la critique de la croissance). Mais sa seule introduction convainc qu’Y. Citton est aussi érudit en la matière qu’il est compétent sur la littérature française du xviiie siècle4. Elle distingue deux sens de la biopolitique. Selon le premier, le plus général et le plus flou, elle décrit les mécanismes par lesquels le pouvoir prend la vie pour objet depuis la fin du xviiie siècle. Pour le second, qui est celui auquel la Zazirocratie s’attache, la biopolitique est un concept ambivalent, qui d’une part permet à certains auteurs de saluer le progrès que représentent les sociétés de contrôle contemporaines par rapport à la société disciplinaire d’autrefois (progrès des libertés, et attention plus grande à la qualité de la vie), d’autre part en autorise d’autres (ou les mêmes) à souligner que la gouvernementalité biopolitique produit des formes d’oppression nouvelles (explosion des inégalités, intériorisation de la soumission, passivité consommatrice, etc.). Comment penser cette ambivalence entre émergence de nouvelles subjectivités (et de nouvelles sociabilités) et un contrôle des affects dont l’économie nous montre la redoutable efficacité ? Cette question de philosophie politique intéresse au plus haut point Y. Citton, qui y voit le reflet des interrogations portées par Tiphaigne il y a 250 ans.
9Dans L’Empire des zaziris sur les humains (1761), Tiphaigne explique que nos passions sont inspirées par des esprits (les « zaziris », ce qui veut dire « agent » en chinois) qui à la fois veillent sur nous et s’amusent à nos dépens : la contradiction fondamentale de la biopolitique est déjà là. Ainsi l’intérêt de la Zazirocratie est‑il de décentrer la biopolitique pour la regarder depuis son lointain passé. Précisément, Tiphaigne de la Roche, dans l’ensemble de ses œuvres, a « déployé un imaginaire de la Croissance » et développé une « satire acerbe » du matérialisme, qu’il accuse de ne voir que des corps et d’ignorer les esprits. Il se trouve ainsi au carrefour des approches contradictoires de la biopolitique (entre idolâtrie de la croissance économique et dénonciation du contrôle des corps). Le pari de l’entreprise est que le passage par un auteur du passé et par la fiction est susceptible de produire un effet d’estrangement tel qu’il éclairera les contradictions du présent. Concrètement : l’imaginaire de la croissance (végétale) de Tiphaigne peut nous aider à penser la croissance (économique) en termes qualitatifs plutôt que quantitatifs et sa représentation du monde des esprits peut nous conduire à réviser nos idées de ce qui articule le domaine de la pensée au monde des corps.
10Cette entreprise est-elle complètement farfelue ? Elle s’appuie en tout cas sur une connaissance et une analyse approfondies (du moins pour autant que l’auteur de ce compte rendu puisse en juger) de l’œuvre entier de Tiphaigne. Car Zazirocratie est aussi un livre critique. Il semble que Citton ait tout lu de et sur Tiphaigne. Il donne à lire de nombreux et longs extraits de l’œuvre et assortit ses interprétations de renvois systématiques à d’autres interprètes. De sorte que, même si son intention dépasse de loin ce cadre, le livre répond à toutes les exigences formelles de la critique littéraire.
11Mais c’est surtout un livre théorique qui s’appuie d’autre part sur un corpus philosophique cohérent et particulièrement bien mobilisé. La première impression du lecteur est celle d’assister à un feu d’artifice. Pas une page sans un concept, pas un chapitre sans une démonstration nouvelle, pas une partie sans une conclusion qui force à penser. Y. Citton tient le pari d’un va‑et‑vient permanent de Tiphaigne à la biopolitique, d’une lecture critique dix‑huitiémiste à une théorie politique du contemporain, d’une réflexion sur la littérature à une pensée du monde actuel. Pour utiliser une autre métaphore, il tient ensemble les deux bouts de la chaîne et cela rend sa Zazirocratie extrêmement stimulante. Pour une première raison qui est de désenclaver les études littéraires. Malgré quelques progrès en ce sens depuis une dizaine d’années en France, on a encore du mal à mettre vraiment en rapport l’étude de la littérature avec la pensée contemporaine. D’une certaine manière, la puissance du geste zazirique d’Y. Citton est de réitérer aujourd’hui celui de la Nouvelle Critique qui a lié l’herméneutique littéraire aux sciences humaines en plein essor il y a cinquante ans — lien qui s’est ensuite dissipé dans le formalisme structuraliste puis le retour à un positivisme athéorique. Renouveler la pensée de la littérature passait alors par Marx et Freud. Aujourd’hui, cela passe par Foucault, Deleuze, Negri et Hardt, Moulier-Boutang et en général les auteurs de la revue Multitudes.
Littérariser la pensée
12Il est impossible, dans le cadre d’un compte rendu, même détaillé comme le permet la publication en ligne, de donner un résumé complet de l’ensemble des développements que ces hypothèses suscitent. Contentons‑nous d’un exemple. Comme la « croissance » est au cœur du livre, prenons la partie à elle directement consacrée (Partie V, « Comment réorienter la biopolitique ? », p. 223‑305). Selon Y. Citton, tous les mondes imaginés par Tiphaigne connaissent la croissance, mais celle‑ci est toujours ambivalente. Dans l’utopie de la Giphantie (1760), on assiste à un débat entre ceux qui pensent que « pour rendre un peuple heureux, il faut […] exciter l’industrie, encourager la culture des terres, multiplier les manufactures, et faire fleurir le commerce » et ceux qui estiment plus avisé de « simplifier nos mœurs, rétrécir le cercle de nos besoins, et, dans la rusticité des champs, se dérober aux vices qui suivent le luxe des villes » (p. 263). Alternative ancienne, qui fait évidemment songer à l’opposition d’aujourd’hui entre économistes orthodoxes (et marxistes) et partisans de la décroissance. La lecture de Tiphaigne peut suggérer aux deux partis de ne pas choisir : la question pour lui est moins de favoriser ou d’entraver la croissance que de l’orienter. Car croître ne dit pas dans quelle direction ça pousse.
En ce sens, la Croissance est non seulement ambivalente, mais fondamentalement multivalente, dès lors qu’elle peut se tourner dans toutes les directions […]. Avant de se réjouir d’avoir progressé (le plus vite possible), il est toujours mieux de se demander où l’on va. (p. 274)
13En ce qui concerne la politique, cette orientation se définit essentiellement par deux points : une pensée du commun et une nouvelle pratique de l’individuation. Y. Citton en appelle à un soin (care) du « commun culturel [social, patrimonial, artistique, écologique] qui nous fait vivre » (p. 297). Mais aussi à former des « individus consistants » (et non des subjectivités liquides comme celles que Bauman voit dans la société d’aujourd’hui), munis de protections qui leur permettent de s’isoler à leur guise des flux d’images et de désirs venus de la médiasphère (ou des zaziris) : « arraisonner la biopolitique », au double sens de « promouvoir les conditions nécessaires à ce que chacun puisse raisonner » et de « détourner » la biopolitique de son évolution néolibérale (p. 304).
14C’est pourquoi la littérature a un rôle important à jouer. Elle est un instrument privilégié pour ralentir les flux, suspendre les opinions et défaire les évidences. Contre la société liquide des flux qui nous traversent en tous sens, la littérature nous offre une coquille où nous retirer ou une « vacuole d’(in)croyance temporaire », au sein de laquelle « de nouvelles connexions peuvent s’instaurer entre les idées, entre les images, entre les êtres » (p. 330). Contre les idoles, dont la Croissance est une des plus dangereuses, elle nous apprend à fabriquer des chimères qui nous aident à lutter contre la chimère de la Vérité. Comme l’écrit ailleurs Y. Citton, le propre de la littérature est de nous habituer à « conjuguer une willing suspension of disbelief, propre à nous rendre disponibles pour l’invention active d’un autre monde possible, avec une witty suspicion of all beliefs, qui nous encapacite à lutter contre toutes les formes de fondamentalisme5 ». Littérariser la pensée, c’est lutter contre les systèmes. Tiphaigne a été négligé par les Lumières parce que son opposition aux systèmes l’a rangé parmi les réactionnaires, aujourd’hui nous pouvons comprendre autrement son perspectivisme : il nous invite à cultiver notre capacité à interpréter.
15On voit que cette modeste « introduction » nous plonge au cœur de la biopolitique et réinscrit la littérature, l’art littéraire de l’interprétation, au carrefour des savoirs (philosophiques, sociologiques, économiques, politiques, etc.) avec un dynamisme exceptionnel. François‑Ronan Dubois écrit (ici : http://www.fabula.org/atelier.php?Ne_pas_ne_plus_actualiser) que les propositions d’Yves Citton s’adressent en même temps aux professionnels de la littérature et aux non-professionnels. Aux seconds, elle dirait : « Lisez ! » (n’ayez pas peur des textes anciens, appropriez‑vous vos lectures, cultivez‑vous) ; aux premiers : « Parlez ! » (libérez-vous de vos routines, émancipez-vous de vos hiérarchies, n’ayez pas peur de sortir de vos facultés). C’est vrai, mais on a envie d’ajouter que si on devait en rester à cette division des publics, ce ne serait pas la peine. Comme il appartient à l’écrivain d’« inventer un peuple » (Deleuze), Y. Citton nous montre qu’il revient au critique d’inventer la communauté de ses lecteurs. De cette invention d’un peuple à venir, d’un peuple de lecteurs, d’un peuple tout à fait mineur donc, dépend aussi l’avenir de la critique et de la théorie.