Les Maximes de La Rochefoucauld ou le manuel de l'honnête homme
1Les Maximes de La Rochefoucauld appartiennent sans doute à ces grands classiques du xviie siècle qui posent, à l’observateur des méthodes de la critique interprétative, des problèmes intéressants. Des Maximes, tout élève bien formé dirait qu’elles tiennent de l’augustinisme qui, dans la seconde moitié du siècle, s’impose à la littérature française et que le texte du moraliste — car c’est de morale dont il s’agit — est une virulente dénonciation de l’amour‑propre, qui peut être lue, pourquoi pas, à la lumière de l’impossible repos pascalien ou des tragédies de Racine.
2Bien entendu, cette cristallisation des interprétations, qui est le propre de l’œuvre classique (celle qui se lit dans les salles de classes), n’est pas le simple produit d’une habitude scolaire et des études aussi essentielles et contemporaines que celles de Philippe Sellier1, qui ont précisé, documenté et circonstancié les intuitions traditionnelles que l’on trouvait au début du siècle précédent déjà, chez Robert Grandsaignes d’Hauterive2 entre autres. L’interprétation de La Rochefoucauld par les écrits augustiniens est d’ailleurs si probante qu’elle contamine, via la vie de l’auteur et ses amitiés littéraires, la critique d’autres œuvres qui ne présentent pas avec le jansénisme de liens si évidents — c’est le cas de La Princesse de Clèves.
3Cette construction est à la fois historisante et textuelle : elle se fonde sur la parenté entretenue par le texte avec d’autres textes de la même époque. Le point de départ de l’étude d’Isabelle Chariatte est à première vue fort différent, puisqu’il tient d’une observation non point textuelle (ce qui est écrit) mais sociolittéraire (les conditions de l’écriture) : La Rochefoucauld fréquente, écrit, vit et pense dans les salons littéraires de son époque. Il n’a rien extérieurement du sage en retrait du monde, qui contemplerait d’un regard pénétrant l’inanité des agitations humaines.
4Est‑ce à dire que le projet d’I. Chariatte serait un projet de nature biographique quand les travaux de Philippe Sellier seraient plus textuels ou, tout du moins, indifférents aux particularités de l’histoire ? L’hypothèse paraît difficile à soutenir dans la mesure où la correspondance entre La Rochefoucauld et Madame de Sablé fournit une entrée génétique, c’est‑à‑dire proprement textuelle, à l’entreprise sociocritique. La question n’est donc pas d’opposer l’histoire au texte ou, pour mieux dire, l’auteur au contexte, mais de choisir une histoire qui rende compte du texte ; entrent ici en concurrence non pas deux conceptions de l’objet textuel et de son rapport à sa conception historique, mais deux positions de cet objet au sein de son contexte plurivoque.
L’œuvre des salons
5Plutôt que ses amitiés jansénistes, I. Chariatte choisit donc d’abord de retenir de La Rochefoucauld sa fréquentation des salons, chez Madame de Sablé, chez les Plessis‑Guénégaud, chez Madame de Lafayette. Après ses insuccès de frondeur, le duc et pair se retire des entreprises politiques et se consacre à cette forme de sociabilité nouvelle, organisée autour d’une production littéraire d’abord informelle, qui favorise les genres courts (maximes, billets, bouts‑rimés, petits discours) et pratique la lecture en commun des œuvres à la mode, récemment produites ou classiques de la culture mondaine, pour l’accompagner d’une agréable conversation.
6Cette création littéraire implique donc plusieurs agents, du côté de la production comme de la réception. Or, selon I. Chariatte, « l’auteur mondain ainsi que son œuvre doivent être lus et compris par le biais des interactions constantes liées à l’espace du salon » (p. 67). Les conséquences de ces interactions sont multiples. À un premier niveau, l’espace du salon crée chez celui qui y évolue un univers mental de références partagées avec les autres salonniers, réseau de thèmes, d’expressions, de figures retrouvés d’une œuvre à l’autre. À un second niveau, les salonniers commentent leurs créations respectives : La Rochefoucauld envoie ses maximes à Madame de Sablé, Jacques Esprit ou Madame de Sévigné, qui en disent leur sentiment. L’œuvre est ainsi élaborée par son lecteur avant même d’être complète.
7Produites et jugées par les salons, les Maximes de La Rochefoucauld paraissent donc devoir s’analyser comme une œuvre de la culture mondaine. Ce parti pris n’implique pas l’exclusion de la perspective augustinienne et Philippe Sellier a lui‑même rappelé quelle séduction l’idéologie janséniste exerce sur les précieuses. I. Chariatte, à la suite de Linda Timmermans3, évoque également le phénomène en des termes circonspects :
Pour ces dames, l’adhérence à la pensée janséniste ne serait pas d’abord matière de conviction, mais l’expression de la volonté de briller par le biais de connaissances subtiles sur la grâce. (p. 74)
8Influence, donc, de seconde main, par les dames. Plutôt qu’à la littérature janséniste, c’est aux classiques de la littérature de salons qu’I. Chariatte va se consacrer.
L’influence du roman scudérien
9L’essentiel de l’étude s’attache ainsi à décrire l’influence exercée par les romans de Madeleine de Scudéry sur les thèmes et le style de La Rochefoucauld et il paraît souvent que les Maximes ne constituent pas la préoccupation principale du propos. Il n’est pas excessif de dire que les cent premières pages de l’ouvrage concernent presque exclusivement Clélie et le Grand Cyrus et que l’attention dévolue au texte même des Maximes est loin de pouvoir convaincre entièrement du bien‑fondé du rapprochement.
10Cette disproportion de l’entreprise comparative n’interdit pas cependant de profitables rappels. À plusieurs reprises, l’auteure rappelle que le thème le plus constamment abordé par les Maximes n’est pas celui de l’amour‑propre et de sa dénonciation, mais celui de l’amour ; c’est un thème précieux et non augustinien qui constitue ainsi la plus grande part du propos de La Rochefoucauld, de sorte que, d’un point de vue thématique, l’analyse janséniste implique une distorsion quantitative du matériau.
11Pour parler de l’amour, La Rochefoucauld utilise, selon I. Chariatte, des procédés semblables à ceux que Madeleine de Scudéry met elle‑même en place dans ses romans : ceux de la distinction et de la définition. De la même façon que les devisants de Clélie ou du Grand Cyrus parviennent, au fil de leurs conversations, à une taxinomie du sentiment amoureux, La Rochefoucauld multiplierait les maximes définitoires. La maxime serait donc formellement et thématiquement un produit du roman précieux, une sorte de conclusion livrée sans son développement préalable.
12C’est encore par leur ton que les maximes retiendraient en elles leur origine conversationnelle. Comme les échanges salonniers, la maxime participerait d’une esthétique de la raillerie. L’art de la raillerie est un art difficile et il n’est pas un personnage de Scudéry qui y réussisse parfaitement ; la raillerie doit être spirituelle mais jamais cruelle, elle doit divertir sans blesser. Une même exigence paradoxale habiterait les Maximes, destinées à condamner les travers humains, mais à les condamner sans heurter le lecteur, sans quoi toute l’entreprise moraliste est vouée à l’échec. L’esprit de raillerie et sa théorisation dans le roman précieux constitueraient alors les recours les plus naturels pour le moraliste salonnier qu’est La Rochefoucauld : ils lui assurent une réception (c’est le même esprit) et lui offrent une solution (critiquer sans déplaire).
13L’influence scudérienne serait ainsi à la fois thématique et stylistique. Le roman précieux offrirait aux Maximes un thème central, l’amour, à partir duquel rayonnerait, comme sur la Carte du Tendre, les valeurs secondaires ; il offrait également des outils intellectuels (la définition et la distinction) et des procédés rhétoriques (l’esprit de raillerie).
Au‑delà et en‑deçà des idéologies
14Mais cette utilisation du matériau et des moyens de la tradition précieuse n’impliquerait pas une adhésion parfaite aux valeurs véhiculées par une semblable idéologie. Indubitablement, la présentation de l’amour proposée par La Rochefoucauld est fort éloignée des idéalisations de Scudéry. Le remploi s’accompagne donc d’un réaménagement d’autant moins surprenant que, dans la seconde moitié du xvii siècle, la tradition précieuse s’épuise.
15Selon I. Chariatte, la critique de La Rochefoucauld dépasse la simple remise en question de la préciosité. Trois systèmes de valeurs seraient touchés par l’entreprise des Maximes : le stoïcisme, l’héroïsme et la préciosité. Cette triple critique répondrait ainsi aux trois tentatives successives d’organiser le monde depuis la Renaissance : la réinterprétation de Sénèque par les humanistes, l’exaltation de l’héroïsme aristocratique lors de la Fronde et l’idéalisation d’une sociabilité amoureuse dans les salons.
16Il paraît inutile de revenir ici sur la question des valeurs stoïciennes, souvent commentée à l’occasion d’une analyse du célèbre frontispice des premières éditions. À propos des valeurs héroïques, l’auteure rappelle les points suivants :
De nombreuses maximes, présentes surtout au centre du recueil, sont vouées aux valeurs liées à l’ancien idéal héroïque. Il s’agit par exemple de la gloire, de l’ambition, de la magnanimité, de la valeur ou de la clémence. Bien souvent, la gloire est l’expression de l’amour‑propre qui cherche à abaisser autrui et, par là, à enfler le moi. En recherchant les mobiles qui suscitent le courage, La Rochefoucauld n’y trouve que la vanité, la honte ou le désir de rendre la vie commode et agréable. L’ancien frondeur, duc et pair de France, est déçu et désillusionné après la Fronde. L’élan de l’ancienne noblesse n’a pas abouti. Le principe même des valeurs héroïques, c’est‑à‑dire la générosité, n’est plus mentionné dans sa signification héroïque. (p. 152‑153)
17Cependant, de la même manière que le rejet de la préciosité n’est pas total, puisqu’il s’accompagne justement de préoccupations semblables, d’un même vocabulaire et d’un même mode de réflexion, la critique de l’héroïsme n’est pas sans laisser une place à certaines valeurs. Le propos des Maximes paraît être alors plutôt de raréfier les expressions véritables de ces nobles sentiments que d’en écarter toute possibilité.
18La condamnation par les Maximes est ainsi loin d’avoir le même systématisme que l’analyse janséniste de la vie mondaine. I. Chariatte souligne la manière dont l’écrivain propose, dans différentes maximes, des présentations contradictoires d’un même objet, qui empêchent de construire une idéologie cohérente et consistante à partir de la lecture du recueil. À propos du terme de « fortune » employé par La Rochefoucauld, l’auteure remarque :
Par la mention de la Fortune comme force déterminante de nos actions, La Rochefoucauld situe ses Maximes dans un contexte qui se situe hors de celui de la morale augustinienne. Rappelons qu’Augustin a éliminé la notion de la Fortune au bénéfice de la Providence divine. À tout moment, La Rochefoucauld se méfie des idéologies, des systèmes qui recourent à des notions figées et des concepts. (p. 145)
19Ce n’est donc pas seulement que l’écrivain aborde successivement trois systèmes de valeurs qu’il éreinte à des degrés divers pour ne proposer aucune définition positive du bien et du bon, c’est aussi que ses critiques, parfois exceptives, ne constituent pas un ensemble solidaire dont il serait possible de tirer un système ; selon I. Chariatte, une lecture augustinienne ferait ainsi bon marché des spécificités stylistiques du recueil.
Vers la vie d’honnête homme
20Le dessein de l’auteure n’est cependant pas de peindre La Rochefoucauld en pessimiste. Pour I. Chariatte, il existe un point de mire aux Maximes, évoqué parfois mais jamais explicitement exploré : l’idéal de l’honnête homme. Cette perspective finale serait négligée par la critique contemporaine :
Réduite trop souvent à un pessimisme d’inspiration augustinienne, l’écriture des Maximes projette, cependant, elle aussi une image idéale, celle de l’honnête homme. Dans un univers de misère, La Rochefoucauld indique un point de lumière. (p. 106)
21Il importe, rappelle de l’auteure, de ne pas oublier les maximes qui évoquent, par exemple, la véritable amitié, le véritable amour, le courage ou la grandeur. Il importe encore de remarquer que les questions abordées par La Rochefoucauld sont très proches de celles qui sont évoquées dans les recueils de questions d’amour et que les résolutions proposées par l’écrivain y sont parfois reprises. Les Maximes sont produites par l’univers mondain et retournent à l’univers mondain.
22Puisque « l’honnête homme est celui qui ne se pique de rien », il n’est pas alors étonnant que le recueil ne propose aucun système de valeurs définitif, dont la cohérence architecturale et la nécessaire démonstration tiendraient de la pédanterie. L’indécision constitutive des Maximes peut ainsi s’interpréter à plusieurs niveaux : au niveau idéologique, elle répond à l’exigence de réserve qui fonde l’honnêteté et au niveau rhétorique, elle ménage la réception du livre au temps de la conversation qui en accompagne nécessairement la lecture.
23Le texte du recueil constitue alors une démonstration par l’exemple de l’honnêteté : il met en scène un regard distancié et plaisant, qui critique la nature humaine sans céder à un pessimisme foncier ni à une leçon de morale ennuyeuse. Le texte crée la nécessité de son propre commentaire et en organise l’efficacité : il est écrit pour frapper la mémoire et être facilement reproduit. I. Chariatte rappelle combien la correspondance de Madame de Sévigné est riche en citations approximatives des Maximes.
24Au fondement de cet idéal de l’honnête homme se trouverait, selon l’auteure, certaines qualités tendres, laïcisées à partir d’un héritage chrétien et essentiellement salésien, que les Maximes reprendraient discrètement : la douceur, la délicatesse et la bonté. La distance entre le roman scudérien et la perspective de La Rochefoucauld s’expliquerait alors par une modification de l’objet de la représentation : Scudéry se consacrerait à un monde idéal et donc imaginaire, quand les Maximes seraient consacrées au monde réel.
25De cette reconstruction des qualités tendres à partir d’un point de vue réalise naît l’esquisse d’une conception de l’honnête homme que l’auteure synthétise ainsi :
— une composante sensible [… :] une recherche de finesse dans les rapports avec autrui, une certaine empathie et sensibilité pour l’autre […]
— une composante morale [… :] une quête d’intégrité et de sincérité face à soi‑même […]
— une composante sociale [… :] une quête du naturel et la maîtrise de l’art de la conversation […]
— une composante individuelle [… :] : l’individualité de chacun […] ne doit pas se confondre dans la vie « collective » des honnêtes gens. (p. 209)
Observations finales
26La perspective développée par I. Chariatte est indéniablement salvatrice pour la diversité interprétative des études sur La Rochefoucauld. Les études de Philippe Sellier sur les rapports entre jansénisme et préciosité ou encore d’Alain Viala sur la galanterie4, parmi d’autres, incitent de toute évidence, depuis le début du siècle, à reprendre à nouveaux frais l’examen du corpus le plus classique de la littérature française. Le présent ouvrage participe à la fois à cet examen, avec l’audace du pas de côté, et à la lente redécouverte du roman précieux.
27Les lecteurs attentifs et déjà informés regretteront sans doute que le propos ne soit pas parfois plus dense et qu’un même paragraphe répète de bien des façons une idée semblable, mais là où l’ouvrage perd certainement en efficacité argumentative, il gagne en valeur pédagogique et constitue en cela une bonne introduction pour l’étudiant ou le lecteur qui ne serait pas encore familier des genres, de l’époque et des textes évoqués.
28Il est difficile en revanche de n’être pas parfois surpris par les nombreuses contradictions internes qui grèvent le propos et qui conduisent l’auteure à souligner ici la distance entre la culture précieuse et l’érudition antique des doctes pour convoquer à tout instant, quelques chapitres plus loin, l’éthique d’Aristote dans les définitions des valeurs du roman scudérien ou d’affirmer alternativement « l’incohérence voulue par La Rochefoucauld » (p. 163) pour évoquer plus tard « un tout cohérent » (p. 208).
29Difficile également pour le spécialiste de ne pas regretter que les sources soient plus abondantes, qu’il s’agisse des textes d’époques ou de la bibliographie critique. Certaines remarques des rapports entre La Rochefoucauld et Madame de Lafayette gagneraient à être précisées par une lecture de Geneviève Mouligneau, Roger Duchêne ou Bernard Pingaud et l’étude de la réception des Maximes manque cruellement des documents d’époque, qui vérifieraient les hypothèses formulées par l’auteure. Il paraît ainsi difficile de parler de « retraite » (p. 284) sans évoquer les travaux de Bernard Beugnot, de proposer une sociocritique en n’évoquant que brièvement les mémoires et la correspondance de l’écrivain considéré ou encore de présenter l’univers des salons en ne présentant pas plus en détail la multitude des textes produits. Ce défaut de sources documentaires et scientifiques surprend d’autant plus que l’ouvrage s’ouvre par un chapitre préliminaire qui propose une étude assez érudite du frontispice des premiers recueils.
30Avec ces aspérités, la proposition d’Isabelle Chariatte n’en est pas un geste moins important dans le renouveau des études dix‑septiémistes en général et dans l’étude de La Rochefoucauld singulièrement. D’importantes remarques intratextuelles sur la construction du recueil viennent soutenir une hypothèse perspicace ; il n’est plus qu’à espérer que la complexité restaurée atteigne les salles de classe.