Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Bertrand Guest

Littératures de l’écologie, témoins du social

Alain Suberchicot, Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris : Honoré Champion, coll. « Unichamp Essentiel », 2012, 280 p., EAN 9782745322531.

1Ce livre plaide pour un spectre plus large dans l’approche du vaste domaine de la littérature soucieuse d’environnement ou à thématique écologique, qui s’étend de la littérature d’environnement spécialisée à celle où intervient, sans en être toujours le cœur, une thématique environnementale. Il présente l’avantage de ne pas envisager la seule littérature américaine spécialisée, ambassadrice contestable et pourtant surreprésentée des questions environnementales et de l’écocritique dans la recherche littéraire européenne, plus connue sous le nom de Nature Writing. Voilà que cette pratique culturelle-là, située, entre en dialogue — ou selon les termes de l’auteur, en « mitoyenneté » — avec une littérature d’environnement mondiale beaucoup plus variée que ne le suggèrent les lectures populaires, le marché du livre, l’édition et les études universitaires jusqu’alors. C’est en ce sens que l’on peut comprendre son sous-titre : pour une écocritique (qui soit enfin) comparée (et non simplement anglophone). Encore est-ce un regard qui en appelle d’autres à œuvrer dans le même sens, pour répondre plus amplement à ce besoin : l’auteur précise bien que cette écocritique comparée est encore « à construire ».

Trois civilisations du paysage pour premier terrain

2Reste que le premier pas n’est pas le plus timide : le corpus rapproche de façon inédite des textes venus des États‑Unis, de France et de Chine. Cette dernière aire culturelle est connue pour avoir constitué une « civilisation paysagère » millénaire, mais aussi pour être confrontée aux ravages parmi les plus spectaculaires de l’aménagement contemporain, symbolisés par le barrage des Trois‑Gorges. Augustin Berque part de l’ancienne tradition paysagère chinoise pour dire que l’insoutenable monde actuel n’est « pas viable écologiquement, injustifiable moralement — car de plus en plus inégalitaire — et inacceptable esthétiquement, car il “tue le paysage” (shafengjing selon l’expression du poète Li Shangyin, 813-859)1 ». Il n’y a donc pas simplement là une nostalgie, mais bien une langue et une littérature pour penser le temps présent et le monde global.

3L’intérêt de choisir des œuvres des États‑Unis n’est sans doute pas à démontrer, le plus gros marché de l’édition au monde luttant avec la Chine pour en rester le principal pollueur. Cette puissance prédatrice et énergivore est aussi la source de nouveaux genres littéraires qui se forment par spécialisation, notamment en liaison avec les témoignages de nature. Depuis le transcendantalisme, la nation entière enfin est bâtie sur une conception originale de la nature, mal comprise bien que partout exportée : front à défricher ou sanctuaire à préserver, ce qui revient dans les deux cas à la distinguer radicalement de l’homme.

4Quant à la France, mosaïque de pays liés à des modes de vie et d’alimentation distincts et espace le plus nucléarisé du monde2, elle tient l’écologie politique dans un discrédit ancien qui engendre une réserve des écrivains à s’en revendiquer ouvertement, à l’image de Duras dans Un barrage contre le Pacifique. Marquée pourtant par le romantisme, elle est fascinée par la question environnementale, comme en témoigne un puissant courant philosophique, de Michel Serres à Bruno Latour.

5Chinois, anglais et français : trois langues pour un corpus qui couvre bien d’autres territoires encore que les pays nommés ; colonisation, exils et voyages croisent ici leurs mots pour parler d’une planète mondialisée. Comment croire pourtant à une quelconque représentativité de ce corpus ? Non seulement cette étude est très convaincante quant à la nécessité d’une écocritique étendue à la plus grande variété possible de langues, de cultures et de littératures, mais l’on se prend donc déjà à souhaiter son double prolongement. Il aborderait d’autres langues européennes3 mais aussi, étant donné le sujet, celles qui sont liées à une conception radicalement différente des rapports, plutôt qu’entre nature et culture (puisque ces notions mêmes sont issues de la cosmologie naturaliste moderne en Occident), entre « physicalité » et « intériorité4 ». Le corpus chinois ici abordé étant moderne (et naturaliste), il ne donne qu’un accès lointain à ce que Philippe Descola appelle l’ontologie analogiste de Chine ancienne, laissant le lecteur curieux des racines diachroniques du motif environnemental. Il est vrai que son propos est ailleurs : il s’agit de penser la « planète malade5 », c’est‑à‑dire les sociétés et l’environnement dans la littérature contemporaine, mais ne devine‑t‑on pas parfois certaines sources anciennes communes chez les modernes, à l’image du taoïsme de Lin Yutang et de Thoreau6 ? L’écocritique comparée que l’auteur appelle de ses vœux gagnerait sans doute à penser non seulement de manière plus diachronique, mais en se rapprochant des perspectives de l’anthropologie en plus de celles de la géographie.

Typologie et thématisme

6Ce livre répond à une seconde attente liée à la première (l’élargissement du corpus) : fort de sa largeur de vue, il propose des pistes théoriques décisives pour une pratique dont l’expansion rapide et récente n’est pas toujours très consciente d’elle même. Rayons spécialisés ou succursales distinctes dans les librairies, collections innombrables liées au thème environnemental7, nul besoin de souligner l’attrait croissant de celui-ci auprès des lecteurs, sans doute lié à l’urgence des questions qu’il pose. À partir d’une somme de textes à dominante contemporaine — à l’exception de ceux de Thoreau, Whitman et Jean-Henri Fabre —, Alain Suberchicot nous propose une typologie rigoureuse recourant à des catégories parfois longues à formuler, quand par exemple est isolée, par opposition à la « littérature spécialisée », au sein de la « littérature à motif environnemental non-spécialisée », la « littérature à motif environnemental intéressée à l’écologie des villes » (p. 124) ; voilà qui rappelle les distinctions arborescentes de Lector in Fabula.

7Le livre adopte donc en filigrane la forme d’une enquête buissonnante dans les multiples branches typologiques de ces littératures, même si ce choix n’est pas forcément explicite : l’auteur préfère afficher une progression autour de référents géographiques (l’eau, le désert, les routes ou les dommages environnementaux), de motifs sociaux (régression, développement humain, bon sauvage, générations) ou encore conceptuels ou de structure (silhouettes, transparence du paysage, lignes horizontales ondulées, coefficient d’irréel). D’autres notions sont autant de pistes investies d’un sens interprétatif inédit et parfois surprenant, comme la « nudité » qui cristallise la pauvreté et la vulnérabilité des hommes en les plaçant sur le plan de l’animal, ou « l’extase » qui désigne ici le sentiment esthétique et la relation entre l’intériorité et le monde.

Césures et invariants : la canonicité problématique de la « littérature environnementale »

8Outre la distinction opérée entre littératures spécialisée et non‑spécialisée, laquelle recouvre assez exactement la distinction entre littérature américaine et littératures de partout ailleurs8, le corpus littéraire se scinde selon qu’il parle d’environnement ou d’écologie.

À ce propos, il est bon de se demander pourquoi il existe deux termes proches, écologie, environnement, l’un étant plus prisé que l’autre, ou, tout au moins, prisé de ceux qui veulent paraître plus modérés que ceux qui aiment utiliser le mot écologie (on n’oublie pas ceux qui masquent leur conservatisme grâce à la capacité salvatrice du terme). […] Les plus modérés, et les plus proches des milieux économiques, ont pu voir dans l’écologie un frein au développement. À cela s’ajoutent des enjeux politiques, dans les démocraties, qui induisent d’autres clivages sur l’échiquier du suffrage libre, et qui ont séparé les environnementalistes de droite des écologistes de gauche. (p. 13‑14)

9C’est dire si la question est politique et globale, au-delà des querelles de mots et des bipolarisations occidentales : la question écologique est bien celle de l’inégal développement entre Nord et Sud, et la littérature qui s’en fait l’écho celle des villes autant que des campagnes. L’écologique porte toujours un regard sur le social ; l’environnement est toujours un thème politique. Quelle que soit sa façon d’y répondre, la question du développement est « l’obstacle épistémologique que toute littérature à thématique environnementale rencontre tôt ou tard » (p. 72).

10Au titre des césures marquantes du corpus, l’introduction du livre rappelle aussi comment s’opposent fiction et non-fiction, cette dernière tendant dans le contexte écologique à « annexer toujours plus la création littéraire au point de l’incarner en propre, dans un monde assoiffé de témoignages, de mémoires, et d’évènements qui ont eu lieu » (p. 13). N’est‑ce pas là un contrepoids appréciable, est-on tenté de répondre, à l’hégémonie du roman ? Dans la littérature environnementale, le recours à la fiction n’a tout simplement pas la même visée que l’« acharnement à prouver qui marque la non-fiction à visée écologique » (ibid.), la nécessité heuristique de montrer légitimant alors la vocation non-fictionnelle du texte.

11Dès l’introduction, l’auteur se montre en fait soucieux d’énumérer les traits principaux d’une littérature de l’environnement envisagée tant bien que mal comme ensemble, au‑delà de toutes ces distinctions, en tentant de dresser la liste, sinon d’un canon, de possibles invariants :

  • La préoccupation éthique, qui peut aller jusqu’à construire une responsabilité civique. En rejetant l’esprit de clocher « NIMBY (not in my back-yard) », celle-ci engage des citoyens du monde qui ne souhaitent pas pour ailleurs ce qu’ils rejettent ici.

  • L’ « esprit de synthèse » qui conduit la littérature environnementale « au-delà de l’ici et maintenant » (p. 34).

  • La volonté de partager l’information scientifique, de faire de la littérature son vecteur en renouant avec la grandeur de la vulgarisation.

  • L’exhaustivité : « la littérature d’environnement veut tout voir ; elle veut tout exprimer » (p. 22).

  • « L’imagination automnale » (p. 21) qui en fait « une littérature de fin du monde » (p. 13), consciente d’une suspension des cycles de l’équilibre et sceptique quant à la possibilité de leur retour.

  • Le constat de la déliaison et de l’absence de valeurs (anomie) : « la société semble s’y être désagrégée » (p. 117).

  • la défense d’une valeur intrinsèque du vivant.

  • L’effacement de l’auteur et l’évidement du personnage.

Éthique et présence au monde de l’homme transparent

12Reprenant à Emerson l’image des cercles selon lesquels l’homme est en expansion infinie dans l’univers, A. Suberchicot en rappelle le pendant : l’homme court après sa finalité, après un « ethos fuyant » (p. 11). La littérature environnementale s’intéresse plus que toute autre au monde extérieur — qui « absorbe le récit, dans le sens où le récit est exclusivement mû par son objet » (p. 37) — et pose donc la question d’une faiblesse de celui qui le regarde, des valeurs qu’il défend ou qu’il inverse, du lieu où il se place et de ceux à qui et au nom de qui il écrit. Mi porte‑parole, mi prophète, le discours éthique peut avoir des effets politiques tangibles et modifier à son tour ce monde qui l’obsède, comme Silent Spring de Rachel Carson (1962) qui « inaugure un langage de la responsabilité et de la précaution » (p. 20) et aboutit à l’interdiction du DDT en aux États‑Unis.

13En examinant la présence vide de la main dans les livres à motif environnemental, l’étude se concentre sur l’auteur, le narrateur et le personnage pour constater le relatif effacement de toutes ces instances, par ailleurs souvent liées par le pacte autobiographique. Silhouettes fantomatiques de Lin Yutang, « évidement de l’individualité des acteurs » dans les textes de Fabre (avec l’apparition de personnages animaux issus de la basse‑cour), retrait voire anonymat des personnages chez les auteurs américains : tout semble faire sens autour d’un décentrement du point de vue anthropocentrique, comme pour mieux suggérer que celui qui écrit le livre se conçoit davantage comme une partie de l’environnement qu’en tant que centre qu’entourerait celui‑ci. L’écrivain de l’environnement rechercherait une forme de « transparence » faite d’humilité et de maîtrise de la dépense, un jeûne éthique contrastant fortement avec la culture de l’abondance qui règne dans toutes les aires culturelles considérées. Même l’événement, au fond, s’amincit. S’opère de ce point de vue un rapprochement fructueux des paysages moraux de Gracq et des rêveries spatiales de Barry Lopez, écrivains résignés de la frugalité et nostalgiques d’un sol pré‑industriel. Des particularités se dessinent, comme l’implicite ou le silence frappant l’aspect social de tout désastre écologique chez les auteurs américains et l’accent inversement placé sur ses conséquences pour la cité chez Duras (Un barrage contre le Pacifique) et Cixous (Tambours sur la digue), ou encore la question clivante des routes qui est celle du point de vue. Alors que Gracq contemple un pays comme depuis une route transparente, Lopez ou Leopold soulignent la matérialité létale de cette saignée, véritable sacrifice à la croissance et à la civilisation automobile qu’ils rejettent.

14Même commandée par l’éthique, l’idée d’une « transparence » de l’homme sur le sol dérive facilement vers un déterminisme selon lequel les hommes ne feraient qu’exprimer le sol qu’ils occupent ; or les contes environnementaux de Lu Xun ou de Han Shaogong mettent en déroute l’idée d’un accord parfait entre les deux, portée par Barrès comme par le « Grand Bond en avant ». Difficultés et conflits du monde paysan sont documentés à même l’histoire du sol, et n’empêchent ni le sentiment heureux d’une indistinction avec les éléments, ni la vision prophétique d’une Chine rurale livrée aux villes et à l’armée. Un point de vue doit donc subsister, et émaner d’une subjectivité claire.

[…] l’épaisseur du trait qui sépare une population du sol qui la porte […], c’est aussi l’espace du littéraire, qui ne peut pas se résoudre à ne pas exister. La littérature environnementale, pour le témoin qui écrit, quelle que soit la forme de l’écriture, plus ou moins autobiographique, plus ou moins sensible à ce qui pré-existe au littéraire, et dans lequel la littérature puise, est toujours une littérature de résistance qui consiste à tenter de comprendre comment une conscience de soi va accepter une réduction au sol, s’y résigner, et bien souvent refuser cette résignation. (p. 61)

Sud lointain, entre désert et développement

15La littérature environnementale travaille au lien nécessaire et mis à mal entre des espaces démembrés : Nord et Sud, ville et campagne. À charge pour l’écrivain et le chercheur en écocritique, tel le poète et le géographe romantiques, de « se faire rhapsode, au premier sens du mot : il est en effet celui qui coud les espaces les uns aux autres ; l’agent de liaison qui a souci de lier les espaces les uns aux autres, continûment, jusqu’aux limites du monde habité9 ».

16L’anthropologie d’un Lévi‑Strauss — mais c’est vrai aussi d’un Jean Malaurie au Nord du Nord —, parce qu’elle est un texte et qu’elle évoque les évolutions écologiques, relève aussi de la littérature d’environnement. Dans sa volonté de montrer des structures, des styles et des systèmes, Tristes tropiques émet un doute fondamental et proprement littéraire quant à la possibilité même de tout style. Auteur, narrateur et lecteur littérarisent le texte de Tristes tropiques par les questions qu’ils s’adressent les uns aux autres — « Dans quel ordre décrire ces impressions profondes et confuses qui assaillent le nouvel arrivé dans un village indigène dont la civilisation est restée relativement intacte10 ? ». L’analyse d’une scène d’écriture Nambikwara reflète la conscience spéculaire de l’écrivain. Or si les sciences sociales s’interrogent autant sur elles-mêmes que la littérature, la spécularité devient caractéristique de cette dernière dès lors qu’il s’agit de justifier l’acte même d’écrire. Face à la ruralité menacée et technicisée de Tristes tropiques, Lévi‑Strauss poserait la même question que les environnementalistes les plus oublieux des peuples indigènes :

faut-il admettre la réduction incessante des espaces vierges, ou définis comme tels, ou bien, cela étant inévitable, faut-il en prendre son parti ? (p. 72)

17D’où la pertinence de le comparer à Le Clézio et Gao Xingjian, soucieux comme lui de l’équilibre entre la reconnaissance d’un nécessaire développement et le souci qu’il ne détruise pas les modes de vie antérieurs. Cheminant entre nostalgie et aspiration à l’équité, « entrée à rebours du temps dans le monde tropical » (p. 78), l’œuvre du premier célèbre la puissance vitale élémentaire et le lien simple avec la Terre. La fragilité et la pauvreté des hommes du Sud tropical y fondent comme chez Duras une conscience dystopique de l’environnement, force de destruction, opposée à la vision idyllique (états‑unienne) d’une wilderness où s’estompent les aspects sociaux.

La non-spécialisation du motif environnemental, chez Le Clézio comme chez Lévi‑Strauss, ne signifie pas indifférence, provincialisme de la pensée ou modération de propos, mais au contraire capacité à affronter toute la rugosité de la question lorsque, en elle, on rencontre des aspects sociaux de développement humain. (p. 80)

18Par sa prédilection pour la beauté du monde divers et lointain et surtout sa mise en cause de l’utilitarisme, Le Clézio est proche de l’inversion des valeurs marchandes dans Walden et de la valeur intrinsèque du vivant qui s’y fait jour, idée reprise par Leopold qu’il préface en français. Dénonçant la destruction du vivant sur laquelle se fonde une part de la civilisation, l’auteur de Désert rend au mot « religion » son sens primitif de lien entre les vivants. Émerge une forme de je universalisable, capable, en notre nom à tous, de dire la valeur intrinsèque du vivant. Cette pensée environnementale porte la parole des déserts comme de ceux qui les peuplent, défend les exilés aspirant au développement comme les paysages impitoyables qu’ils aiment et fuient à la fois.

19Cette « perspective qui noue l’ici à l’ailleurs » (p. 91) peut se comprendre sur le modèle de l’archipel ou de l’éparpillement. Notons qu’en plus d’être l’image de Lawrence Buell11, cet archipel rappelle le Tout-monde de Glissant mais aussi l’espace dénué de centre de la géopoétique de Kenneth White. Il s’agit de résister par le divers à la déliaison. L’écologie littéraire qui se dessine alors est favorable à une présence humaine variée dans les écosystèmes, contrairement à un « environnementalisme froid », misanthrope et hostile à toute idée de développement. Plus les sociétés seront diverses dans l’équité, mieux se portera l’environnement. A. Suberchicot s’appuie sur les pensées de Buell et de Derrida pour tenter de voir les processus qui font et défont l’unité du monde.

La thématique environnementale avance toujours dans le texte de façon tendue : elle est au cœur de la dissension sociale, […] elle est d’abord un moyen de nommer les désaccords […]. (p. 95).

20Gao Xingjian illustre à son tour le lien existant entre défense des libertés individuelles et défense de l’environnement12. Dans son « éco-politique », l’injustice causée à la nature rejoue celle qui est infligée aux hommes. Le bestiaire allégorique de La montagne de l’âme souligne l’ambiguïté du motif naturel, à la fois redoutable et faible, déchaîné et soumis, cause de désordres et victime concrète de l’homme, référence rassurante pour relier le monde et compétition impitoyablement primaire qu’il faut dépasser. L’écrivain voyageur décrit la réalité de terres sauvages menacées en Chine, livrant un authentique témoignage écologique proche du Nature Writing quoique davantage lié à un sens de l’histoire : inspiré de Tocqueville et Arendt, Gao pense la transition entre étatisme et globalisation. Ancré en un lieu se donne à lire l’aménagement catastrophique de la nature depuis la Révolution Culturelle, « moment de violence environnementale et politique » encore en cours. Tout ne se résout pourtant pas à une nostalgie naïve de l’esprit du lieu, ni à une fuite vers la forêt idyllique, mais procède au contraire d’un sens critique profondément environnemental et social à la fois : il s’agit d’aller constater, dans les lieux mêmes où la société ne regarde pas, les dégâts dont elle est la cause sur ces deux plans toujours superposés. Dans cette interrogation sur la langue dévoyée (celle des médias et des politiques), la montagne, même gouvernée par la corruption et la délinquance des fauves urbains, détient un sens, « une réponse susceptible de fournir une lecture du monde social » (p. 106). Salut par la nature déjà formulé par Emerson : « Beauty is its own excuse for being ». Si l’utilité de la littérature environnementale est limitée dans le monde réel où elle peine à contrebalancer l’étendue du désastre, elle jouit fondamentalement d’une justification intrinsèque.

Des voix pour la survie plutôt que des « valeurs » : le monde ensauvagé de la littérature environnementale

21À partir d’une lecture de Jean Rolin, Mahi Binebine, Marguerite Duras, Hélène Cixous et Susanne Antonetta, l’auteur examine l’absence de valeurs (ou anomie) où évolue la littérature environnementale, sa prise en charge de l’expression du chaos, qui fait des villes les premiers espaces naturels.

22Enquête sur ces zones mixtes proliférant entre ville et campagne aux quatre coins du monde, Un chien mort après lui (Rolin) n’aborde pas les animaux pour fuir la nécessité de parler des hommes, bien au contraire : les chiens errants du tiers-espace y intercèdent pour leurs voisins humains. Moyenne biologique bien différente des grizzlys de Rick Bass ou d’autres bêtes emblématiques de la cause écologiste, ils incarnent une littérature environnementale exempte de la « fuite devant la responsabilité sociale13 » reprochée par Buell aux Nature Writers. Lesquels, répond A. Suberchicot, comme Machiavel et Hobbes, allégorisent tout de même souvent l’animal, figure d’une éco-politique sans concession sur le monde ensauvagé de la mondialisation. De fait il est aussi clair avec Barry Lopez (Of Wolves and Men, 1978) qu’avec Agamben (L’Ouvert, 2002) que l’écrivain évoque la société en figurant l’animal14. Dans sa version politique, l’animal — et singulièrement le chien errant présent chez Rolin, Binebine et Duras — sert la critique sociale et plaide pour le divers. « Moyen de saisie de l’épars dans le paysage » (p. 125), il mène une enquête de géographe critique et révèle l’usurpation de souveraineté dont sont victimes les hommes, la prédation qui les guette dans les villes sinistrées.

23La violence du cadastre vaut celle du latifundisme, livrant les enfants aux tempêtes et séparant les hommes de la terre. La littérature environnementale s’attaque à la propriété du sol et défend les sans‑terre, pauvres ou indigènes semblablement nus, dignes chasseurs‑cueilleurs, victimes pour qui elle « libère l’énergie de la protestation » (p. 138). L’étudiant pauvre de Walden n’était-il pas déjà le frère de l’Indien dépossédé ? L’usage fréquent de l’autobiographie sert d’expression à cette révolte pleine de mémoire. Du côté du théâtre pointe une dramaturgie écologique où l’agôn figure le conflit des espaces (la ville et sa « campagne attributive », annexe dominée d’une paysannerie toujours sacrifiée au moment critique de la montée des eaux) ou des générations. Pièce que Cixous situe dans une Chine ancienne déjà confrontée à la maîtrise de l’eau, Tambours sur la digue est bien l’expression des clivages sociaux au moment de la catastrophe, au cœur du danger environnemental. Elle évoque en ce sens cette absence de normes qui ensauvage le corps social et livre les hommes en pâture les uns aux autres.

L’intercession de l’élément naturel, dans la littérature à vocation environnementale, loin de le restreindre, a pour effet d’intensifier le conflit social. La nature, après une longue lune de miel avec les humains, qui, au moment des romantismes européens rayonnant de par le monde, était rassurante, est aujourd’hui devenue aussi effrayante qu’avant les romantismes qui l’avaient apprivoisée. Nous voici de retour à la sauvagerie du monde naturel, mais la nature n’en est en rien responsable, puisque la sauvagerie est au cœur de l’homme (p. 149).

24Le livre de Susanne Antonetta, Body Toxic, an Environmental Memoir15, se prête à un examen de l’articulation entre individu et collectif, question décisive dès lors qu’il en va des assises d’une société humaine et de son rapport au lieu. La maladie touchant l’auteur, dont les causes sont environnementales, recourt à l’intimité du journal pour s’exprimer dans une société puritaine réprimant l’individualité et frappant d’autant plus de tabou la question environnementale qu’elle segmente le rapport au lieu. La colère s’élabore donc narrativement jusqu’à porter la parole d’un collectif et constituer un succès marquant de l’éco‑féminisme. Pour A. Suberchicot qui remonte à Margaret Fuller et compare Antonetta à Duras et Cixous, la spécificité revendiquée d’un regard de femme sur les questions environnementales est dotée en propre d’une certaine « capacité de définition de l’éthique par les moyens du verbe » (p. 159), d’une lucidité et d’une parole particulièrement percutantes. Antonetta s’attaque aux discours religieux qui s’accommodent de la toxicité environnementale et nient la nature biologique de l’être humain. Le contexte américain en général, et l’œuvre de Rachel Carson en particulier sont le lieu de cette même lutte qui « vise, au-delà de l’établissement d’un principe de précaution, l’ordre culturel qui voit de l’âme et de l’esprit partout, préparant ainsi les conditions d’une domination sociale, une domination faisant le tri entre ceux qui sont à l’abri des méfaits environnementaux, et ceux qui y sont exposés » (p. 160). La déconstruction des valeurs pratiquée par l’écriture environnementale prend donc pour cibles les religions qui justifient les dégâts environnementaux ou s’y résignent.

25Face à « l’anomie partout visible » que dénonce la littérature environnementale mais à laquelle elle contribue donc aussi (y compris dans le courant criminel du Nature Writing autour des thrillers de Tapply ou de Trevanian que n’évoque pas l’ouvrage), c’est l’extase qui sert de contrepoids et prend en charge de faire rêver le lecteur, de le seconder face à la catastrophe.

« L’extase » ou le sentiment du lien

26De la nature duelle qui fait signe vers la présence de Dieu — la surnature — à celle, unique, signe de la société qui l’occupe, l’extase porte toujours l’humain hors de soi et prolonge dans la littérature environnementale la mise en rapport romantique du moi et de l’infini.

27Les funérailles célestes de Ma Jian (dans la nouvelle « La femme en bleu ») et de Robinson Jeffers (dans le poème « Vautour ») sont deux avatars du « Compost » whitmanien, d’une réduction biologique du corps puissamment purificatrice. Pour Segalen, l’extase consiste non seulement à se projeter dans le monde non-humain, mais à lire en celui‑ci la présence d’un peuple mêlé à la nature : le corps du Fleuve Jaune incarne pour lui les Chinois. Ses écrits donnent lieu au débat sur la construction du politique et sa référence à la nature, où interviendront Cixous, Duras et Gao Xingjian : faut‑il user de la nature pour construire la souveraineté politique, au risque de soumettre les hommes à un ordre social subi ? La statuaire animale en Chine se prête à une méditation qui penche contre ce mimétisme, et rappelle la façon dont la référence française au droit divin a été dépassée par la Révolution. Loin de tout exotisme, l’extase de Segalen consiste dans la joie du Divers, auquel est attribuée la même valeur intrinsèque qu’au vivant dans l’écologie, le même statut en péril aussi puisque « le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre16 ».

28L’extase est au désert pour Edward Abbey (Désert solitaire, 1968). Au cœur de ce milieu faussement vide et emblématique de la nation, il peint un paysage-étalon, mesure éthique de la dégradation de tous les autres. Citant les propos provocants du « biocentrisme mal calculé » selon lequel, « humaniste, [Abbey] préfère tuer un homme plutôt que tuer un serpent17 », A. Suberchicot en relève l’incohérence qui consiste à inverser le sens de l’injustice, à hiérarchiser les victimes en renversant la pyramide des espèces. À la fascination de l’écrivain pour les serpents, il oppose le panthéisme d’un Whitman qui aime tout le vivant, et non des espèces choisies comme autant d’emblèmes de la misanthropie. À l’usage esthétique et hautain de la nature, la subtilité d’un Thoreau qui en use comme habitat sans exacerber sa solitude. Le problème de la révolte à l’emporte-pièce18 serait qu’elle discrédite parfois toute écologie aux yeux des ruraux, pour apparaître comme un usage purement esthétique de la nature, un discours « urbain et coupé des réalités territoriales » (p. 190). De fait, Abbey écrit une wilderness qui relève plus de la mémoire du western que d’un regard présent sur les dégâts de l’élevage extensif. Ce qui l’apparente à Annie Dillard (Pèlerinage à Tinker Creek, 1974) et vaut aux deux écrivains les réserves du chercheur, n’est pourtant pas la radicalité de propos, mais le souci discutable de construire une autorité, celle de l’écrivain régionaliste pour le premier et du prix Pulitzer, reçu en 1975, pour la seconde. Le problème de l’intention de l’auteur est particulièrement épineux en matière de littérature environnementale :

Que veulent ces écrivains ? Protéger la nature, ou du moins ce qu’il en reste, renouer avec elle quand la vie trop urbaine nous en sépare, proposer un texte à vocation curative à des esprits fatigués et peut-être, plus encore, exister en tant qu’auteurs, et construire une crédibilité dans l’ordre d’une littérature d’idées. (p. 197)

29A. Suberchicot se joint aux écocritiques qui déconstruisent l’extase automatique, le panthéisme facile et la posture whitmanienne de Dillard, qu’il juge rhétorique. La voilà coupable d’un « écologisme de maison de campagne » (p. 203). Dans la prolifération du « presque rien » sensible qu’elle orchestre se cache selon lui un dieu caché d’autant plus séduisant pour le grand public qu’il est pauvre sur un plan épistémologique, sous couvert de retenue et de modestie. En l’absence de profondeur historique et d’une subjectivité claire qui puisse fonder un discours public, la bienveillance du sensible reste floue et soigneusement à l’écart de toute réalité sociale :

Le risque est celui d’une extase sans colère, et sans cause à défendre, privée de douleur humaine qu’il conviendrait de connaître pour en combattre les causes. En somme, Annie Dillard court le risque de livrer une littérature qui ne dérange pas, et qui n’inquiète pas. (p. 209)

30Entre ce biomimétisme mièvre du best-seller et le biocentrisme radical du misanthrope Abbey, resterait une troisième voie consistant à « travailler le motif environnemental de manière à toujours opérer des choix d’analyse ou d’écriture qui pensent l’usage de la nature de manière à n’exclure personne » (p. 210). Porté par une littérature engagée (dont Cixous est un modèle), cet « impératif éthique de l’équité » (p. 211) permettrait d’échapper à une pensée aporétique du face‑à‑face entre homme et nature.

L’urbain, alpha & oméga de la littérature environnementale ?

31L’auteur joue sur les deux sens de l’urbanité, qui désigne à la fois l’espace depuis lequel s’écrit paradoxalement toujours la littérature environnementale, et cette politesse qui imprègne le regard qu’elle porte sur la nature. Il critique l’idée du contrat naturel avancée par Michel Serres, qui reconduit la domination latente de l’homme et entérine sa propre rupture en faisant par avance de la nature un contractant faible et lésé. Si elle réduit le motif environnemental à l’idéologie et aux bons sentiments, si elle fait dépendre l’écologie d’une politesse, la littérature peut se fourvoyer en imagerie consensuelle. La nature est alors regardée avec déférence depuis une ville dénuée en apparence de conflits sociaux. Au contraire, la littérature environnementale a pour l’auteur vocation à s’élever vers une pensée de l’équité et une subtilité telles que Rick Bass les met en œuvre. Sa nouvelle « L’attente » (1995) met en scène trois citadins fuyant l’enfermement à l’occasion d’une partie de pêche au cours de laquelle ils relâchent les poissons pris. Ce seul geste serait mièvre voire moralisateur sans son pendant, la libération d’un coyote en cage qui s’empresse de regagner les faubourgs où il fut capturé. A. Suberchicot fait l’éloge de Bass qui, sans affectation ni érudition, sans joliesse ni pose et dans des « mots que chacun peut faire siens » (p. 222), « pense l’inter‑dépendance, la co‑destinée […], l’articulation étroite nature-culture » (p. 221).

32Or le manque d’urbanité, à l’inverse, est figuré dans l’insistance sur la pollution, rejet métaphorique de la débâcle dans La Route des Flandres de Claude Simon, ou dans l’hommage de David Quammen aux arbres des villes payés d’indifférence (attitude qui rappelle Thoreau saluant tel arbre ou se rendant aux funérailles de tel autre).

33L’auteur dessine donc les contours de l’éthique environnementale portée par cette « littérature des classes moyennes urbanisées » (p. 231) : un don, une conscience des autres, une modestie, un langage ordinaire, « une innocence dépourvue d’intention de se faire norme » qu’auraient partagé non seulement Bass, Cixous, Duras et Gao Xingjian, mais aussi Melville, Whitman ou encore Gide. N’est‑ce pas pourtant seulement une fois immergée dans un espace « sauvage » que cette poétique de la simplicité ira jusqu’à fondre le livre lui‑même dans le monde, accomplissant sa vocation de pur témoignage ? Le Rick Bass de la nouvelle citée par A. Suberchicot n’est pas tout à fait celui du Livre de Yaak, qui peut écrire à son propos :

Ceci n’est pas un livre, pas vraiment. Plutôt un produit de la vie dans les bois, un peu comme un bloc de rhyolite, la ramure abandonnée d’un cerf, un crâne d’ours, la plume d’un héron19.

34La question est moins anecdotique qu’il n’y paraît si l’on suppose qu’un livre ne s’écrit pas indifféremment depuis n’importe quel lieu. Quelle est la présence de cette nature à laquelle la morale environnementale, devenue urbaine et suburbaine, se réfère ? De simple décor puis de simple thème de l’écriture, la nature est devenue pour A. Suberchicot un « constituant du texte » (p. 116) qui le modifie et l’imprègne, et finalement (a‑t‑on l’impression) une simple référence morale. Mais que devient la littérature environnementale si elle se coupe des lieux de recréation sauvage ? Que signifie ce « genre » dès lors hors-sol du Nature Writing dont le marché du livre semble nous dire, puisqu’il s’agirait d’un genre, qu’il peut s’écrire d’après un modèle, hors de toute expérience ? Cette question pourrait être posée par la littérature spécialisée à celle où l’environnement n’est qu’un « motif », jugée plus intéressante dans ce livre.

35Pour ce qui est des villes en eux et autour d’eux, les écrivains rapprochés par l’auteur postuleraient leur égalité avec ceux que tout pourrait les faire regarder de haut. Ils inventeraient ce faisant une civilité de véritable relation à autrui, bien distincte de l’étiquette et de la bienséance conventionnelles jadis associées aux lettres chinoises et françaises (cultures de cour) ou du langage officiel d’aujourd’hui, tenu, comme le montrent les photographies policées de Paul Shambroom sur la bombe, par la technologie nucléaire elle‑même. Il devient clair à travers ce dernier exemple que l’apparente civilité d’une technique aisément naturalisée, cette civilité du regard centrifuge que les villes portent hors d’elles‑mêmes, est profondément ambiguë et appelle toujours une vigilance critique.

La démocratie littéraire, éclaireur de l’équité en temps de catastrophe

36Témoin des évolutions profondes et encore inconscientes d’une culture, la littérature est en somme aux avant‑postes de la question écologique, élaborant des débats pour le plus grand nombre, hésitant entre le constat de la catastrophe et l’invention de solutions pratiques. Bien avant que cela ne surgisse dans d’autres sphères de réflexion, elle pose dès le xixe siècle, en même temps que les sciences expérimentales (et parfois avec elles), la question de l’usage de la nature. Alors qu’aujourd’hui toute la société prend le relais mais que la politique spectaculaire entend confisquer l’éthique en usant de la catastrophe comme contrôle, la littérature rattrapée change de mission : contre la peur globalisée et la résurgence des conflits attisés par les cataclysmes, elle doit porter le combat de l’équité. En travaillant ce thème éminemment mondialisé, les lettres environnementales auraient « un rôle à jouer pour définir et faire admettre des valeurs qui ne sont pas partagées » (p. 249). Elles devraient se donner un thème en ce monde, transmettre une adhésion à l’espace et ouvrir une relation aux autres, même si le prêche est inaudible aujourd’hui. La faiblesse d’effet immédiat de la littérature ne l’empêche en effet jamais de féconder le monde futur par la critique et l’utopie.

37Ce livre sonne comme un manifeste. D’abord centré autour de l’idée d’une absence de valeurs à la fois thème et constituant de l’écriture environnementale, il finit par affirmer le rôle moral éminent de l’écrivain, auréolé d’une magie prophétique dès lors qu’il s’efface modestement et donne à entendre la voix de tous et de chacun. La mystique du mage romantique n’est pas loin, même si le didactisme en est un pour le temps présent. Livre sur l’engagement et lui‑même engagé, ce premier essai comparatiste est d’autant plus efficace et réjouissant qu’il prend ici en considération des terrains éloignés et des expressions très diverses, de la nouvelle à l’essai et du mémoire aux arts visuels et scéniques. Loin d’oublier les contextes spécifiques des textes qu’il réunit, il est ancré à la fois dans les débats de philosophie environnementale — Serres, Latour, Larrère sans oublier la « poétique de l’habitation du monde » (p. 18) qui rappelle la « poétique de l’habiter » d’Augustin Berque — et dans la littérature non‑spécialisée, plus encore que dans celle qui se consacre exclusivement à la nature. Rien d’étonnant donc à ce que sa perspective soit plus responsabilisante pour l’individu — plus réelle aussi dans le sens où elle parle à notre expérience quotidienne et à toutes nos lectures, vertes ou non — que celle des « écofictions » et de leur critique20, discours de l’avenir catastrophique plutôt que du présent de la réforme de soi.

38Même si cela tient plus au choix du corpus qu’à l’écriture critique elle‑même, il reste que cette écologie littéraire repose entièrement sur la morale, au point d’identifier les littératures qu’elle loue au discours religieux, ou d’adopter les termes jargonnants de la novlangue « éco‑responsable » et de disqualifier les formes les plus rebelles de la critique (Abbey). À quel point l’écologie littéraire doit‑elle cependant rester civile ? La démocratie littéraire environnementale ne se nourrit‑elle pas autant de l’ironie et du persiflage de Thoreau contre l’économie politique, de l’humour rebelle du lièvre de Vatanen ou de la geste désespérée du gang de la clef à molette21, que de la pensée nuancée des prix Nobel ? L’autorité que se cherche la littérature écologique peut-elle se contenter d’une littérature d’idées, de sermons « prônant » l’éthique et l’abstinence ? Sans doute passe-t-elle aussi par ces voies quelque peu négligées de la subversion radicale, de la satire puissante ou d’une pensée hors‑la‑loi.