Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
Ivanne Rialland

Les paroles s’envolent… les ekri rest :)

L’Écrit à l’épreuve des médias du Moyen Âge à l’ère électronique, études réunies par Greta Komur‑Thilloy & Anne Réach‑Ngô, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2012, 514 p., EAN 9782812403866.

1Les études réunies par Greta Komur‑Thilloy et Anne Réach‑Ngô s’inscrivent dans l’accroissement récent, au sein des études littéraires, des travaux consacrés aux interactions entre le discours et le médium1. Ce dernier est compris comme un artefact dont la matérialité conditionne certes des modalités d’inscription et de réception, mais en étant entièrement traversé par des valeurs et plongé dans un champ institutionnel qui nourrit à la fois sa production, sa circulation et ses usages. Le « texte » n’y est pas un complexe intellectuel autonome : le tissage qui fait son sens inclut sa surface d’apparition dès le moment de l’écriture — manuscrite ou dactylographiée. Visant la revue ou le livre, la phrase n’est plus la même. On le voit, la prise en compte du médium peut impliquer autant une phénoménologie de l’écriture et de la lecture, stimulée par la prégnance actuelle de l’écran, qu’une analyse du dispositif de publication, pris dans un sens foucaldien, soit impliquant à la fois l’étude du support de publication, des structures sociales qui le sous‑tendent et des discours qui le traversent. L’étude des revues en particulier favorise aujourd’hui2 ce type d’approche : l’innovation graphique, typographique et littéraire qui s’y déploie conjointement, la matérialisation combinée d’un positionnement esthétique et d’un réseau à travers l’assemblage concret des textes comme la fortune de ceux‑ci, souvent repris et remaniés par leurs auteurs pour les intégrer à une autre concrétion signifiante, recueil, monographie ou autre revue.

2L’originalité et l’intérêt du présent volume est d’apporter à cette question une approche véritablement interdisciplinaire, croisant les travaux des études littéraires, de la linguistique et des sciences de l’information et de la communication, auxquels s’adjoignent les analyses d’acteurs ou d’anciens acteurs du monde de l’édition. On peut saluer en particulier la place faite à la linguistique. Gr. Komur‑Thilloy, notamment, dans « Le langage SMS, une nouvelle forme d’oralité dans l’écrit » (p. 395‑418), analyse de façon détaillée le langage SMS, en y pointant le rôle de l’interface technique, la part d’oralité mais aussi de jeu avec la langue.

3Les vingt‑quatre contributions sont d’un intérêt inégal, mais forment un ensemble stimulant, dont on peut apprécier à la fois la large ouverture diachronique et la concentration sur l’écriture numérique. Le volume est en effet organisé en trois parties, la première, « Appropriation des supports, stratégies éditoriales et médiatisation de l’écrit » nous conduit du Moyen Âge à la période contemporaine en se concentrant sur l’objet livre, les deux autres sont consacrées aux médias les plus significatifs dans la perspective du volume, la presse et « l’écriture d’écran » : « Production des écrits journalistiques et renouvellement des pratiques rédactionnelles », « Communiquer et interagir : vers une écriture d’écran ». L’expression « écrit d’écran », reprise à Emmanuël Souchier3, permet ici de désigner différents dispositifs techniques, de différents niveaux : le téléphone portable, l’ordinateur, Internet, que réunit leur interface de production écrite et de consultation, l’écran. Le numérique est plus largement présent dans l’ouvrage, que ce soit pour interroger la publication en ligne des Fables de la Fontaine (Brigitte Louichon) ou l’autopublication numérique (Olivier Bessard‑Banquy), l’édition numérique des articles de journaux de Mauriac (Caroline Casseville) ou la presse en ligne (Nathalie Maroun).

4Cette ampleur chronologique comme la variété des objets abordés rendent difficile une synthèse historique, réduite dans l’introduction à quelques grandes lignes, mettant en valeur trois grandes ères, ou configurations médiologiques4, qui correspondent à peu près aux trois parties : celle du livre imprimé, de la presse et du numérique. Les postulats méthodologiques et théoriques sont succincts, mais clairs, l’ouvrage proposant donc d’explorer

[l]es implications discursives de la médiatisation de l’écrit en analysant comment les transformations du support textuel, de la naissance de l’imprimé à l’ère électronique, en passant notamment par le développement de la presse et la naissance d’Internet, peuvent conditionner la nature des types de discours produits, les pratiques d’écriture engagées et les modalités de communication mises en jeu. (p. 7)

5On peut s’étonner de l’absence d’une définition du média comme de l’explication du choix de ce terme de préférence à médium, qui s’applique mieux à certains objets envisagés, tels que le clavier et l’écran d’ordinateur dont Jacques A. Gilbert propose une approche phénoménologique5. Remarquons également l’absence de toute mention de la médiologie, sans que l’on puisse savoir s’il s’agit là d’une réelle opposition méthodologique ou théorique. Plus largement, l’on regrettera, dans un ouvrage de cette ambition, l’absence d’un état de la question permettant de le situer dans un champ de recherche en cours d’expansion. Les bibliographies qui concluent utilement chaque article auraient de même pu être complétées par une bibliographie rassemblant quelques références générales sur la question du médium.

Rééditions et reprises : texte, amphitexte, hypertexte

6La démonstration de l’articulation entre production, diffusion et réception est en revanche un point fort de l’ouvrage, dont nombre de contributions mettent en évidence le caractère plastique d’une œuvre apparemment close. L’article d’A. Réach‑Ngô, « Du Roman de Méliadus au Chevalier de la Croix. Transferts éditoriaux et recatégorisation générique à la Renaissance » (p. 107‑130) en offre un exemple particulièrement parlant, en montrant comment un récit espagnol du xvie siècle, Lepolemo, o Caballaro de la Cruz, est intégré à la tradition des récits de chevalerie arthuriens par le biais d’un « canon éditorial » (format, illustration, désignation titulaire, présentation du texte sur deux colonnes…). Le choix d’une autre présentation éditoriale peut en parallèle assimiler le récit à un ouvrage d’édification, en insistant sur le titre, Le Chevalier de la Croix, et les éléments du péritexte dénient alors son caractère fictionnel.

7Dans « Les Fables de La Fontaine : du recueil au site » (p. 151‑162), Br. Louichon s’interroge de son côté sur la portée significative des variations de contextes éditoriaux du « Corbeau et le renard » et propose le concept d’amphitextualité, repris à Nathalie Denizot, pour désigner la relation qui « relie un texte à un ou plusieurs textes à côté duquel il est posé6». Évoquant rapidement le cas du manuel scolaire dans une note, elle se penche sur la publication en ligne, établissant une catégorisation des liens circonscrivant ce que nous appellerions — plutôt qu’un amphitexte, si l’on réserve le terme au contenu entourant la fable sur la page web, et en dépit de la confusion possible avec le sens que Genette accorde au terme hypertexte — une zone hypertextuelle. Br. Louichon distingue ainsi les liens « qui circonscrivent la navigation (proche) à l’univers de la fable ou de l’auteur », dont la fonction équivaut à des notes de bas de page, ceux « qui mettent la fable au cœur d’un dispositif d’actualisation » et ceux « qui mettent la fable au cœur d’un dispositif culturel » (p. 160). Ces catégories influent sur la lecture de la fable comme œuvre « classique ». Cette didacticienne de la littérature affirmant l’importance de cette contextualisation pour les pratiques en classe, on se prend à souhaiter une prolongation de cet article suggestif, mais bref, par une étude de réception, mais aussi une généralisation de l’analyse à un corpus plus vaste d’œuvres classiques et de sites Internet.

8Ces phénomènes de rééditions ou de reprises, parce qu’ils sont à la fois l’agent et le révélateur de l’épreuve que le média fait subir à l’écrit, sont un fil rouge de l’ouvrage. Le recueil y occupe ainsi une place essentielle. Alexia Kalantzis7 montre comment Jarry et Remy de Gourmont usent de la petite revue comme d’un « laboratoire des formes » (p. 298). La mise en recueil tend à faire de ces formes des genres, qu’elle modifie dans le même moment, le recueil entrant en résonance avec le genre de l’essai mais aussi du roman, comme l’indique l’auteure dans sa conclusion. C. de Casseville8, pour sa part, évoque le travail de reprise de son œuvre journalistique effectué par Mauriac avant d’exposer les interrogations intellectuelles et techniques soulevées par l’édition numérique des quelques 3.500 articles de l’écrivain. Elle insiste sur l’exigence de lisibilité d’une façon qui nous semble fort pertinente à un moment où les possibilités du numérique autorisent un développement indéfini du commentaire critique :

[…] la publication en ligne institue le primat du lectorat qui induit de nouvelles normes au champ de l’édition critique. Si la puissance technique amplifie les potentiels et les réalisations scientifiques, ils doivent en parallèle maintenir une stabilité des connaissances et d’appréhension des textes, sous peine de rendre illisible et inintelligible ce qui, dans le même temps, est prétendument donné à voir et à comprendre. (p. 323)

9Les différentes reprises des hymnes de Prudence qui font l’objet de l’article de Céline Urlacher‑Becht9 s’accompagnent généralement de coupes et de réécritures que la chercheuse analyse avec précision. Mettant en lumière l’influence du modèle des hymnes d’Ambroise de Milan sur les utilisations liturgiques de celles de Prudence, son contemporain, elle propose ainsi l’exemple frappant d’une réception s’inscrivant à même le texte. Celle‑ci se matérialise au contraire sur la peau de l’ouvrage, dans l’étude originale que Peggy Manard offre des reliures10, fondée sur la recension et l’indexation des reliures armoriées de la bibliothèque de l’Arsenal : celles‑ci donnent en effet des indications autant sur la circulation des ouvrages que sur les motivations du bibliophile, perceptibles en particulier à travers le luxe variable de la reliure.

Du livre au numérique, et retour

10Comme les éditrices l’indiquent dès les premières lignes de l’introduction (p. 7), les mutations provoquées par le numérique sont un stimulant pour la réflexion sur le médium : le nombre et la variété des contributions concernant les « écrits d’écran » en témoignent ici, suggérant la reconfiguration de la sphère de l’écrit que le numérique est en train d’opérer. Celle‑ci touche notamment à la place de l’écrit parmi les systèmes sémiotiques avec lesquels il est combiné sur le web. Selon N. Maroun11, la presse en ligne va ainsi se dégager du modèle de l’imprimé pour inventer une poétique multimédia :

Il est certain que l’écriture multimédia en ligne finira par trouver une poétique qui lui est propre. Faut‑il rappeler qu’aux débuts du journalisme radiodiffusé, les speakers et les speakerines lisaient des textes rédigés dans un style qui est celui de la presse écrite ? […] Le langage de la presse en ligne est encore à trouver et ne sera fixé qu’au prix de plusieurs tentatives plutôt que par une poétique de la médiatisation de l’écrit. (p. 335)12

11Le numérique affecte également largement la publication et la circulation des textes, et nous aimerions nous arrêter à ce sujet sur deux des contributions les plus stimulantes du volume, dont l’intérêt commun est d’interroger le choix de la publication en ligne à l’aune des besoins et des usages d’une communauté nettement caractérisée. En s’attachant aux récits produits par les fans13, Sébastien François apporte à l’étude du médium les questionnements et méthodologies des Cultural Studies, reliant l’analyse de la structure et du fonctionnement d’une communauté culturelle à celle des vecteurs et dispositifs techniques qu’elle utilise. Le sociologue montre comment Internet, puis le web stimulent l’expansion des fanfictions d’abord publiées dans les fanzines, en élargissant le cercle de leurs lecteurs. Leurs auteurs potentiels sont eux aussi en constante augmentation : le nombre d’auteurs — notamment féminins — bénéficie de l’affaiblissement de la sélection par cooptation qui présidait à la publication dans les fanzines. Mais cette prolifération même, parce qu’elle génère des textes inégaux et rend difficile l’activité de sélection par les lecteurs, engendre parfois en réaction de nouveaux fanzines. La crainte de la perte de certaines fanfictions suscite en outre une démarche d’archivage de la part des fans : un texte publié sur le web puis retiré ou perdu suite à la fermeture d’un site peut survivre par le biais d’échanges de fichiers numériques et d’impressions papier, et ressurgir de la sorte ultérieurement sur d’autres sites web (p. 450‑451). S. François met ainsi en évidence une circulation du papier au numérique démontrant bien que la publication en ligne est intégrée aux processus préexistants de circulation des textes, qu’elle complexifie sans les remplacer. C’est ce que montre aussi Pierre Banos‑Ruf14 à propos de la littérature théâtrale, en précisant d’emblée sa spécificité. À la différence d’un roman, par exemple, le texte de théâtre ne vise pas avant tout le livre comme mode d’existence et de reconnaissance : il est d’abord tendu vers l’incarnation scénique. Le livre de théâtre est ainsi un paradoxe puisqu’il « fig[e] une matière textuelle vivante car dédiée au spectacle du même nom » (p. 455). Du fait de sa matérialité même, il constitue « une visée pour une légitimité nouvelle de l’auteur de théâtre en écrivain » (p. 456) et revendique implicitement une littérarité du texte. La publication en ligne ne répond donc pas seulement à un impératif économique — bien que celui‑ci soit tout à fait réel — mais manifeste une distance vis‑à‑vis de cette conception du texte théâtral que porte le livre. Nombre d’auteurs de théâtre mettent ainsi en ligne des fichiers pas ou peu mis en forme, dans l’espoir d’atteindre les créateurs scéniques (p. 457). Les récepteurs eux‑mêmes, peu sensibles aux considérations bibliophiliques, peuvent être séduits par le téléchargement d’un fichier, aisé à imprimer en plusieurs exemplaires en vue d’une mise en scène. À côté de cela, le numérique permet des expérimentations nouant « le double aspect du texte de théâtre : littérature et spectacle ». Comme l’affirme P. Banos‑Ruf, l’éditeur garde dans ce dernier cas toute sa place. C’est de même la conviction d’Ol. Bessard‑Banquy15, qui a lui aussi une expérience d’éditeur : la publication numérique menace peut‑être le livre, mais pas le rôle de l’éditeur, dont l’expertise est sans doute plus précieuse encore face au nombre croissant des textes numériques.

12L’ouvrage lui‑même, par sa matérialité physique, porte pour sa part la conviction d’une survie du livre comme le confirme le choix des articles l’ouvrant et le fermant : « Si on avait inventé le livre de poche après l’ordinateur… » de Francis Yaiche (p. 39‑62) et « De la persistance du désir de livre. Réflexions sur le livre‑papier à l’aube de l’ère numérique » d’Oliver Larizza (p. 471‑496). Chacun d’entre eux s’attache à montrer la persistance d’un désir de livre, le premier en analysant la représentation fantasmée du livre de poche véhiculée par la campagne Folio, le second en proposant une méditation sur les valeurs portées par l’objet livre et les résistances qu’elles opposent à sa dématérialisation sous la forme du e‑book. Ce qui pourrait passer pour un vœu pieux est de fait confirmé par les données du dépôt légal, la Bibliothèque nationale de France observant une augmentation continue de la production éditoriale16. Elle souligne dans le même temps la mutation que le numérique fait subir au patrimoine écrit et à ses modes de diffusion17 — ainsi qu’à ses modes d’inscription, peut‑on ajouter avec le présent ouvrage. L’écrit subit là véritablement une épreuve dont ce volume met en évidence tout l’intérêt pour le chercheur en littérature. Il suggère les champs d’étude multipliés qui s’offrent à lui, par l’apparition de formes littéraires, les combinaisons inédites que permet le web entre les médias ou les systèmes sémiotiques, les possibilités nouvelles d’édition et de diffusion de textes inédits ou classiques, les modifications du public et de l’usage des œuvres, mais aussi en l’invitant à une interdisciplinarité fertile, intégrant à l’analyse textuelle des questionnements techniques, économiques, culturels et politiques qui donnent aux études littéraires une brûlante actualité.