Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
Maxime Prévost

L’Enchantement du monde : Alexandre Dumas & le merveilleux moderne

Julie Anselmini, Le Roman d’Alexandre Dumas père, ou la Réinvention du merveilleux, Genève : Droz, coll. «Histoire des idées et critique littéraire», 2010, 471 p., EAN 9782600013253.

1Après les travaux fondateurs et sans doute insurpassables de Claude Schopp, après plusieurs essais stimulants signés Dominique Fernandez, Charles Grivel ou Vittorio Frigerio (pour ne nommer qu’eux…1), après l’important ouvrage collectif publié en 2009 par Pascal Durand et Sarah Mombert2, les études sur Alexandre Dumas entrent objectivement, avec l’ouvrage que propose ici Julie Anselmini, dans une nouvelle phase critique. En effet, il s’agit de l’une des premières monographies universitaires consacrées à cet auteur. Ne s’adressant aucunement au « grand public » supposément friand des romans de Dumas, J. Anselmini propose une lecture exhaustive, nuancée et, surtout, historiquement fondée d’une œuvre bien plus riche et complexe qu’on ne le laisse souvent croire.

2L’explorateur du « continent littéraire appelé Alexandre Dumas3 » doit faire face à plusieurs difficultés, dont la principale est sans doute de tenir un discours totalisant sur une œuvre démesurée. En outre, les grands romans de Dumas sont faussement transparents, en ce sens que, malgré leur intérêt immédiat tenant le lecteur rivé à l’intrigue, ils appellent, voire obligent, la relecture, alors que leur ampleur même semble vouloir porter un frein à une telle ardeur herméneutique. Les romans de Dumas sont difficilement maniables. « Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes », écrivait Victor Hugo4, et ceux de Dumas exigent des athlètes complets. Malheureusement, l’ombre dans laquelle l’institution universitaire avait jusqu’à récemment gardé l’œuvre de Dumas rendait peu attrayantes les lectures répétées — et adultes — d’un univers romanesque somme toute peu prestigieux, et ce n’est pas le moindre des défis relevés par J. Anselmini que de « contredire des lieux communs qu’une critique désinvolte a forgés à son sujet, comme plus généralement au sujet de la littérature “populaire” » (p. 439).

3J. Anselmini s’intéresse donc à la vaste et polymorphe notion de merveilleux dans l’œuvre de Dumas, merveilleux qu’elle définit comme

l’ensemble des objets, événements ou êtres dont l’existence ou l’action s’écartent des normes familières au personnage et/ou au lecteur, et dont le spectacle ou la représentation frappent le personnage et/ou le lecteur d’un étonnement mêlé d’admiration, de peur ou d’hésitation. (p. 12)

4Cette définition, qui rappelle celle que Tzvetan Todorov donne du fantastique, place au cœur du merveilleux « la découverte d’une altérité radicale » (ibid.) que J. Anselmini désigne du terme d’estrangement, ayant recours au moyen français (ce terme est sorti d’usage après le xvie siècle) pour souligner la double révélation qu’opère la confrontation au merveilleux : d’une part, il dévoile « un principe différent qui rappelle l’existence d’un domaine sacré » (p. 13 — et l’auteure s’appuie ici sur la conception du sacré de Rudolf Otto) ; d’autre part, le merveilleux force le sujet « à se révéler lui‑même dans la confrontation avec l’altérité » (ibid.), la locution ancienne s’estranger de soi‑mesme signifiant précisément « devenir autre », donc se transformer par un contact initiatique avec le merveilleux, c’est‑à‑dire avec une forme de sacré nullement contradictoire avec une vision laïque ou même matérialiste du monde. Ce merveilleux n’appartient pas en propre à Dumas, puisque l’ensemble du mouvement romantique fait face à ce double défi : « maintenir intact, dans un monde toujours plus rationaliste mais en mal de sacré, la possibilité de l’enchantement, tout en offrant à des lecteurs avides de nouveauté un merveilleux spécifiquement moderne » (p. 17). La pratique romanesque de Dumas père attesterait ainsi une « laïcisation et une humanisation du merveilleux » (p. 433) chargées de lutter contre le « désenchantement du monde » (l’auteure évoque à plusieurs reprises Marcel Gauchet) au sein même des consciences les plus matérialistes et « positives ».

5L’étude est divisée en trois parties. La première, intitulée « Un merveilleux moderne », décrit les formes que revêt ce merveilleux qu’instituent les romantiques tardifs pour contrer, sur le plan des représentations, le désenchantement qui s’instaure à l’âge du positivisme. Déstabilisant et parfois enchanteur, ce merveilleux s’incarne en divers « mythes modernes » (p. 24), soit la toute‑puissance du surhomme, la science porteuse de prodiges, la richesse démesurée, l’exotisme et les états psychiques en rupture avec la conscience ordinaire (la recherche des « paradis artificiels », le rêve, « l’amour fou », l’enthousiasme musical). La deuxième partie, « Merveilleux et poétique romanesque », s’intéresse à cette « séduction de l’étrange » (J. Anselmini reprenant ici la formulation de Louis Vax) qui émaille la pratique romanesque de Dumas, dont l’objectif est toujours d’« ensorceler le lecteur, [de] l’entraîner dans le monde enchanté de la fiction » (p. 321) où a lieu le processus d’estrangement. Enfin, la troisième partie, très riche («Le Merveilleux et l’écriture de l’histoire»), montre que l’histoire telle que la reconstitue Dumas participe tout entière du merveilleux moderne, procédant ainsi d’une altérité verticale, c’est‑à‑dire d’un voyage à travers le temps et non plus l’espace, les états de la conscience ou les limites du savoir : « c’est l’art du pittoresque, cette forme réaliste du merveilleux » (p. 331). Il faut bien voir cependant que le pittoresque dumasien — et telle est sans doute la caractéristique principale des moments les plus forts de son œuvre (le cycle des mousquetaires et celui des Valois, notamment) — plonge résolument le lecteur dans une radicale étrangeté en recréant

un passé plus coloré que le présent, habité par des personnages plus extraordinaires, animé par davantage d’exploits ; mythifié parce que révolu, cet ancien temps parfumé par les légendes est le temps de toutes les monstruosités comme de toutes les grandeurs. (p. 431)

6Certains passages exagèrent peut-être le transfert auquel donnerait lieu le merveilleux dumasien : celui de « la sphère transcendante à celle de l’homme prométhéen » par exemple, ce transfert impliquant une « laïcisation du sacré » et une « métabolisation du religieux » (p. 215). En effet, pour ce qui a trait à la transcendance, l’œuvre de Dumas est remarquablement contradictoire, passant de l’athéisme pur et simple5 au mysticisme le plus débridé (voir la tétralogie des Mémoires d’un médecin). La mise en œuvre de ce merveilleux passerait ainsi par la création « d’un nouveau type de héros tout‑puissant, à qui des pouvoirs d’origine humaine et non divine (la richesse illimitée, la maîtrise d’une science parfois encore inconnue, le prestige d’une origine lointaine…) assurent domination et succès» (ibid.). À la lecture de cette dernière citation, on songe tout naturellement au Comte de Monte‑Cristo, sans doute l’une des œuvres les plus matérialistes de Dumas. Pourtant, même dans les pages de ce roman, l’auteur prend garde de ne pas s’aliéner la sympathie des lecteurs sensibles à la métaphysique. Cette prudence se manifeste notamment dans le Chapitre xlviii, « Idéologie », où Monte‑Cristo, qui se perçoit comme un ange exterminateur, soutient l’aspect divin de sa mission, reprochant au passage à Villefort sa conception trop bornée de l’« homme supérieur » :

[V]ous voyez toute chose au point de vue matériel et vulgaire de la société, commençant à l’homme et finissant à l’homme, c’est‑à‑dire au point de vue le plus restreint et le plus étroit qu’il soit donné à l’intelligence humaine d’embrasser. […] [J]e dis que vous ne reconnaissez devant vous et autour de vous que les titulaires des places dont les brevets ont été signés par des ministres ou par un roi, et que les hommes que Dieu a mis au‑dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au lieu d’une place à remplir, je dis que ceux‑là échappent à votre courte vue6.

7On en vient en somme à se demander si J. Anselmini ne sous‑estime pas la part de religion, ou du moins de croyance diffuse, qui subsiste dans le merveilleux de Dumas, ce dernier s’adressant sans doute, et de manière tout à fait volontaire et résolue, tant aux croyants qu’aux sceptiques. Le destin d’Edmond Dantès montre que la vie après la mort (symbolique) existe, ici‑bas, dans le monde matériel, correspondance des choses à venir pour ceux qui sont ouverts à la métaphysique, allégorie morale pour les autres. Dumas joue sur les deux plans, il s’adresse aux uns et aux autres. On peut supposer que si les lecteurs du xixe siècle ont été sensibles à la promesse de renouveau implicite dans la transfiguration d’un Edmond Dantès, ceux d’aujourd’hui ne peuvent la percevoir que dans les paramètres du matérialisme le plus brut — ce qui fait sans doute de Dumas un auteur qui semble plus actuel que Lamartine, Vigny ou même Hugo, en surface du moins.

8J. Anselmini propose une lecture de l’œuvre immense de Dumas en postulant d’emblée la cohérence — voire « l’extrême cohérence » (p. 440) — de cet univers romanesque, parvenant à convaincre son lecteur que la notion de merveilleux est effectivement la plus apte à rendre compte de cette unité. Cependant, l’affirmation de cette cohérence peut sembler discutable, dans la mesure où l’œuvre de Dumas est produite sur une quarantaine d’années, avec différents collaborateurs et selon divers états d’esprit, de sorte qu’on se prend parfois à regretter que l’auteure n’ait pas cherché à périodiser davantage cette immense production « nuancée par des changements liés à l’histoire personnelle ou collective » (ibid.). Pourtant, le lecteur attentif trouvera dans le détail de ses analyses plusieurs observations frappantes de justesse qui restituent partiellement les grandes lignes chronologiques de cet imaginaire en évolution constante. Par exemple cette observation très pertinente : « évident chez Antony et Horace de Beuzeval, le satanisme byronien des débuts, encore sensible chez Georges et Monte‑Cristo, a déserté la rayonnante figure de Salvator » (p. 74), ou encore celle‑ci :

les enjeux de la confrontation entre le héros et la société évoluent au fil des romans : à l’individualisme agressif de héros criminels comme Antony ou Horace succède, chez Monte‑Cristo, une forme d’anarchisme tempérée par un projet de rédemption sociale; à partir des Mémoires d’un médecin, une conversion est accomplie : les surhommes sont désormais des révolutionnaires, et, s’ils n’abandonnent pas leur indépendance, du moins optent‑ils franchement pour la liberté. (p. 60)

9De fait, le plus grand plaisir de lecture qu’apporte cet ouvrage surgit lors d’observations d’ensemble, rencontrées au fil de l’analyse sans qu’elles n’en constituent l’essence, mais qui frappent par leur justesse et que seule une exploratrice très attentive du continent Dumas peut partager de manière aussi naturelle (par exemple : «La folie en tant que telle est un thème marginal dans l’œuvre du Dumas», p. 196‑197). On notera de plus que l’auteure, en plus des romans les plus célèbres et les plus « attendus » de Dumas, sollicite souvent, et à bon escient, plusieurs opus moins connus et plus tardifs, notamment L’Île de feu (1859), Robin des bois (1865) et Création et rédemption (1869 — «roman dans lequel la symbolisation littéraire des problématiques politico-historiques est la plus complexe», p. 429).

10Soulignons enfin que le lecteur d’un ouvrage aussi touffu peut en venir à déplorer un certain étalement et une multiplication des exemples faisant parfois perdre de vue les lignes de force de l’étude. Un certain resserrement aurait sans doute été souhaitable pour convertir une excellente thèse de doctorat en un ouvrage plus directement accessible, savant sans pour autant ne s’adresser qu’aux seuls (et toujours rares) dumasiens. Mais on aura compris que les précédentes critiques sont mineures et que Le Roman d’Alexandre Dumas père, ou la Réinvention du merveilleux est un livre majeur. On espère que cette excellente monographie ne sera pas la dernière que Julie Anselmini consacrera à Alexandre Dumas.