Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
titre article
Aurélia Gaillard

L’expulsion du paradis

Fictions de l’origine (1650-1800), sous la direction de Christophe Martin, Paris : Desjonquères, 2012, 403 p., EAN 9782843211386.

1On entre dans le volume par la toile colorée de Natoire sur la couverture : L’expulsion du paradis (1740). Et c’est bien l’histoire de cette expulsion d’un paradis conçu comme origine absolue du monde que relate ce copieux ouvrage, consacré à la question omniprésente au xviiie siècle de l’origine, vue sous l’angle spécifique de sa relation à la fiction — la thèse défendue dans l’ouvrage étant, en effet, que le renouvellement de la réflexion sur l’origine entre 1650 et 1800 vient justement de ce que celle‑ci a désormais clairement « partie liée avec la fiction » (p. 11). De quelle(s) manière(s), selon quelles reconfigurations idéologiques et fantasmatiques, avec quelles implications théoriques ? Voici quelques unes des très vastes et très profondes questions qu’explore cet ensemble de vingt‑et‑une études auxquelles est jointe une très dense introduction de Christophe Martin qui problématise et historicise le champ de recherche transversal ainsi délimité.

2S’inscrivant dans la lignée de l’ouvrage fondateur Primitivisme et mythe des origines dans la France des Lumières (1680‑18201), renouvelée par l’approche des travaux de Claudine Poulouin2 et de Christophe Martin3, justement maître d’œuvre du présent ouvrage, la thèse inédite qui est ici développée est celle d’une refondation de la pensée de l’origine, antérieure à celle habituellement accréditée depuis Foucault, à l’aube donc du xviiie siècle et non au xixe siècle, refondation rendue possible par le travail de la fiction : soit qu’il s’agisse de fictions de reconstitution ou d’expérimentation de l’origine, soit qu’il s’agisse de discours narrativisés, de fictions heuristiques, soit que le lieu même de l’origine devienne le lieu de la fiction fabulatrice. L’ouvrage entend donc mettre en valeur le double mouvement d’une « pensée hypercritique » sur l’origine et « d’une libération de l’imaginaire et du fantasme » (p. 20), les deux étant conçus simultanément tout au long d’un long siècle et demi d’ébranlement décisif des croyances. Sans pouvoir rendre compte de la totalité des pistes ouvertes, en voici deux qui ont retenu notre attention parce qu’elles éclairent la nouveauté de l’approche de l’origine par la fiction que postule l’ouvrage.

Le ver était dans le fruit

3S’intéresser à l’hypotexte fondateur de la Genèse dans l’optique de la fiction de l’origine comme le font plusieurs contributions (en ouverture, Maria Susana Seguin) et non d’une pensée exégétique critique pourtant très présente, on le sait, à la fin du xviie siècle, c’est précisément inclure l’imaginaire fictionnel du Texte dans le travail fantasmatique sur l’origine qu’effectuent les xviixviiie siècles, travail fantasmatique qui, ensuite, fait retour « théorique » sur la pensée de l’origine. Ainsi, plusieurs contributions en viennent à émettre l’idée que d’une certaine façon, « le ver était dans le fruit » : Jean‑Michel Racault montre comment les trois scénarios de la postérité d’Abel et Caïn, de Noé ou de Loth reposent sur des incestes, sororal, entre cousins et cousines ou parental et comment l’Âge classique se saisit de cette légitimation discrète ou embarrassée de l’inceste. La question de l’inceste, souvent heureux, ou regardé avec bienveillance, qu’examinent ou effleurent aussi d’autres articles (Florence Dufour), est ainsi pour les Lumières à la fois une pensée et une représentation de l’origine, du sujet comme de l’espèce humaine. Jacques Berchtold, à partir d’un tout autre corpus (les poèmes de Gessner), met aussi au jour une idée proche : la menace, l’agression n’est pas venue de l’extérieur mais de l’intérieur de ce monde pourtant conçu comme idyllique. Ce qui lui permet de lier le poème de la Mort d’Abel (1758) au Discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau : mêmes difficultés pour aborder la sortie du « séjour heureux » du second état de nature. Et c’est ainsi que la fiction « fait retour » sur la pensée de l’origine : il n’y a plus alors « expulsion » à proprement parler, pas de coupure entre un avant et un après éden, mais une continuité qui néanmoins fait problème puisqu’elle suppose à la fois de conserver l’idée d’une nature primitive intacte et de rendre compte d’une dégradation, comme si le ver était dans le fruit mais invisible et même impensé. C’est également cette absence de coupure entre origine et histoire qu’on retrouve chez Fontenelle (Cl. Poulouin) dont la « critique » des fables ne se réduit pas à démonter les mécanismes des « erreurs de l’esprit humain » mais bien à faire l’histoire de la fabulation (et non celle de l’affabulation, ou pas seulement, pas étroitement), ce qui n’implique pas une dévaluation radicale des fables de l’origine mais établit au contraire le lien étroit entre pensée, fiction et pouvoir dans les mécanismes de transmission et de réception des fables (p. 60). D’une certaine façon, ce que met en avant l’Âge classique et des Lumières, c’est l’origine comme procès, processus et non plus comme événement.

Hantises, fantasmes

4À lire le volume, on prend conscience de la hantise incroyable qu’a constituée, dans tous les champs de la culture et de l’art, l’origine, son examen, son imaginaire. Mais, là encore, l’ouvrage n’est pas une déclinaison thématique d’un objet, aussi intéressant soit‑il : les angles d’approche visent tous à établir ce lien entre pensée critique et fantasmatique. Trois exemples, parmi les plus variés : l’obsession étiologique des contes de fées (Anne Defrance), en pastichant souvent ironiquement les mythes fondateurs de l’humanité explicatifs de la création du monde et des phénomènes naturels (la Fable) et en les appliquant aux inventions (plus ou moins anecdotiques) des hommes s’inventent une nouvelle fondation, une origine du conte de fées. C’est dans la même direction que Jean‑Paul Sermain s’attache à montrer que les récits de l’origine du roman (à rebours, de Marthe Robert à Huet en passant par Fielding et Smolett) sont constitutifs de la fondation même du genre du roman « moderne » (depuis Cervantès). Enfin, René Démoris propose de considérer de près la concomitance entre la reconnaissance de la peinture aux xviie et xviiie siècles et le discours sur l’antériorité de la peinture ou l’accès de celle‑ci à un savoir non verbal, au plus près de la « chose » même.

Paris tenus

5Ainsi, pour conclure : le premier pari — tenu, magistralement — était donc d’embrasser tous les champs, tous les genres, tous les corpus, de 1650 à 1800. Les études portent, de fait, sur les littératures et les genres littéraires (théâtre, poésie, récit, utopies, discours) mais aussi sur les arts du dessin, de la gravure, de l’architecture, de la peinture, de la musique ou de la danse même. Le motif de la « cabane » ou de la hutte, qu’on retrouve dans de très nombreux articles (F. Moulin, Élisabeth Lavezzi, et tous ceux, nombreux, qui croisent Rousseau) constitue alors un fil rouge ou plutôt une arabesque que l’on suit avec intérêt, et qui crée un lien, discret mais dense, entre des corpus distincts. À ce titre, l’ouvrage témoigne d’une quasi exhaustivité (autant qu’il est possible) sur le sujet : non seulement tous les corpus attendus sur la question (Rousseau et l’origine de l’inégalité, le discours De l’origine des fables de Fontenelle, les critiques de la Genèse, les utopies narratives) sont présents mais ils sont aussi renouvelés : l’étude systématique que mène Cl. Poulouin sur le discours de Fontenelle en est un exemple probant et c’est désormais une étude qui pourra faire date et référence. On peut juste regretter l’absence d’un questionnement propre sur la sculpture pourtant conçue tout au long du xviiie siècle comme art de l’origine de l’entendement : la première « saisie » de la chose (Begriff, à la fois concept et saisie-toucher) chez Herder, dans La Plastique de 1778, aurait pu en être le point d’aboutissement. Mais les réflexions sur Condillac, sur la peinture, sur l’origine de l’architecture recoupent d’une certaine façon cette question.

6Le second pari était d’organiser cet ensemble en questions, ou plutôt en domaines de questionnement, plus qu’en parties trop nettement distinctes, la porosité des limites entre pensée critique et imagination créatrice (fabulations et affabulations sur les origines) ne permettant pas de scinder avec trop de raideur les analyses. Il en résulte quatre parties : la première traite de la critique de l’origine, sous la double forme des discours et des fictions heuristiques ; la seconde de son imaginaire jusqu’au fantasme ; la troisième de la fabulation (les genèses fictives) ; la quatrième de la question du langage primitif (verbal ou non verbal). C’est un trajet et aussi une promenade qui sont ainsi proposés : de la critique des origines à la recherche et formulation/justification d’un langage pour rendre sensible l’origine reconstituée, en passant par l’expérimentation et l’invention de toutes sortes fictions originelles.

7Il faut ajouter qu’outre l’éditeur scientifique Christophe Martin, les contributeurs sont tous d’excellents spécialistes de leur domaine : soit qu’il s’agisse d’éminents dix‑septiémistes et dix‑huitiémistes (René Démoris, Jean Goldzink, J. Berchtold, Michel Melot, J.‑P. Sermain, J.‑M. Racault, Cl. Poulouin, É. Lavezzi, Érik Leborgne, Mathieu Brunet, Anne Defrance etc.) soit qu’il s’agisse de jeunes chercheurs qui viennent de finir des thèses remarquées et dont nous trouvons les premiers travaux (Fabrice Chassot, Audrey Guitton etc.). Et c’est aussi l’intérêt d’un tel ouvrage que de faire travailler ensemble quelque trois générations de chercheurs.