Formes élargies de la narrativité : un art de la syntaxe
1Dans le champ strict de la littérature contemporaine, les formes de récit restent tributaires d’une tradition romanesque solidement ancrée chez les éditeurs historiques1. Pourtant, les formes de récit sont innombrables et traversent largement les frontières des genres et des disciplines (histoire, médecine, publicité, politique et même économie2). Les études sur la transfictionnalité (Richard Saint‑Gelais, Fictions transfuges, la transfictionnalité et ses enjeux, Poétique, Seuil, 2011) et l’intermédialité se devaient bien de se croiser un jour pour aborder la notion de récit d’un point de vue littéraire sous ses avatars contemporains.
Approches empiriques, théoriques et esthétiques du récit
2Sans doute le contact avec les pratiques artistiques et littéraires actuelles en dehors des grands circuits éditoriaux permet‑il de mieux prendre conscience de ce corpus narratif à la marge des études littéraires et esthétiques. Jérôme Game, enseignant à l’Université Américaine de Paris, écrivain mais aussi « performeur » de ses textes, a directement expérimenté la possibilité d’un devenir‑poème des images, du son et des supports numériques avant d’entreprendre la conception d’un recueil critique sur « Le récit aujourd’hui » qui fasse un état des lieux théorique de ces pratiques narratives inattendues. En publiant cette année à la suite de sa résidence au MAC/VAL (Musée d’art contemporain du Val‑de‑Marne, Vitry‑sur‑Seine, dirigé par la conservatrice Alexia Fabre) un petit ouvrage, Ce que l’art contemporain fait à la littérature, et un numéro spécial d’Artpress sur le même thème3, J. Game façonne le paysage de la narrativité contemporaine en travaillant la terre souvent délaissée des marges littéraires et des corpus inclassables. Au lieu de les laisser dormir dans des zones en friche telles qu’on en trouve à la couture de deux disciplines (l’art, la littérature), J. Game les réactive d’abord par le biais de ses productions écrites et performatives. Mais dans un second temps, il propose, suivant une méthode qui a sa part assumée de réflexivité, de faire entrer ces objets dans le champ théorique du récit. Il est en effet grand temps de prendre sérieusement en considération ces nouveaux espaces à la fois littéraires et esthétiques laissés pour compte par la narratologie du fait qu’ils se déploient en dehors du traditionnel objet livre4.
3Le parti pris de cette publication5 est de brosser un portrait panoramique d’une narrativité transartistique en mettant d’autres disciplines (cinéma, danse, musique…) sur le même plan que la littérature. Lorsqu’on gomme la hiérarchie entre les arts héritée du classicisme moderne et qu’on revient à un aristotélisme originel qui prône la suprématie du « muthos »6, la narrativité articulerait aussi bien la danse, le cinéma, les mises en scène théâtrales de Claude Régy et Roberto Castelucci, la vidéo chez Stan Douglas, la musique, les performances de Joseph Beuys, mais aussi la perception de la peinture et commanderait, par contamination, un renouvellement de la notion même de littérature. Poser un objet, en délimiter les contours, implique des lacunes qui ne sauraient se combler en un seul recueil et le choix des artistes (Jonathan Lasker, Helmut Dorner, Joseph Beuys), cinéastes (Kurozawa, Bergman, Douglas) comme des auteurs (Roland Barthes, William T. Vollman, Svetlana Alexevitch) proposent des lectures de cas qui ne sauraient se généraliser de façon systématique en méthode, l’objet commandant lui‑même la plasticité de l’approche. En effet, dans ces lectures du récit, les auteurs ne nomment pas clairement l’approche qui caractérise leurs analyses ; le dernier texte sur Barthes d’Aliocha Wald Lasowski en est sûrement une clef, lui qui remet la sémiologie au cœur de l’opération critique esthétique contemporaine.
Le postulat syntaxique
4L’introduction de J. Game, « D’un art syntaxique », en se focalisant sur la notion de syntaxe, « devenir‑récit » et surtout « image‑phrase7 » pose très précisément et clairement les enjeux théoriques et narratifs de ces effets de récit qui invitent à réactualiser une lecture sémiologique plus métissée et débarrassée de son carcan structuraliste. Le véritable objet de l’ouvrage ne serait donc pas tant le récit que les articulations syntaxiques qui donnent la sensation qu’un récit s’ébauche quelle que soit la modalité d’expression plastique. Directement héritée de Gilles Deleuze et Jacques Rancière, ses propositions sur le devenir‑récit croisées à la notion d’image‑phrase font entrer la notion de texte et de fiction dans le champ d’une épistémè élargie. On peut mettre en parallèle son texte à celui qui ferme l’ouvrage, « Tempo-Barthes : quand la syntaxe saisit la pensée » d’A. Wald Lasowski, dans la mesure où ce dernier traite d’un corpus qui dépasse les marges définies du recueil, les arts et la littérature. Ou plutôt, la mise en application du postulat de J. Game invite à considérer alors la possibilité que le journal intime de Barthes fasse œuvre, que la saisie du présent par le fragment soit un « rapport syntaxique » (p. 165) du sujet à son expérience du monde. Ce rapport chez Barthes se fait sur le mode du « Neutre », comme une captation fugace, sur le modèle d’un « satori » quasi‑photographique, qui conduit à une recomposition ultérieure par une syntaxe proprement musicale chez Barthes (p. 168). A. Wald Lasowski va cependant plus loin quand il avance l’idée que cette syntaxe était une forme de ré‑ordonnancement du divers pour Barthes, une « force différentielle et fragile » source de « jaillissement » et de « transfiguration poétique du monde » (p. 171) qui contaminait toute sa pensée, jusqu’à celle développée dans son cours au Collège de France au sujet du « comment vivre ensemble » (1976‑77). Avec cette perspective englobante d’un récit articulant les faits du monde par des articulations syntaxiques au sens large, le principe peut dès lors aisément s’appliquer à différents médias.
La syntaxe des émotions
5L’analyse de Véronique Fabbri sur la danse (« Syntaxe de la danse ») procède d’une lecture en surplomb qui envisage un « art de la syntaxe qui ne serait pas un art du sens » (p. 86). Si la danse ouvre la possibilité d’une esquisse de récit, en tant qu’elle a lieu, créant ainsi un événement d’où tire son origine la fable ou le drame, elle inverse le rapport de la représentation dramatique, puisqu’elle peut être elle‑même à l’origine du récit et ne pas systématiquement l’illustrer (p. 87). Comparant le poème en prose « Mimique » de Mallarmé8 à partir des analyses de Derrida, à la gestuelle de la danse d’après les descriptions de Rudolf Laban, V. Fabbri procède à une comparaison très fine et néanmoins dense de ce qu’une décomposition de la syntaxe poétique peut avoir en commun avec l’enchaînement des « morphèmes » chorégraphiques (p. 90). Ces deux expériences esthétiques esquissent en effet un « tissage » de récit par équivalences, l’ouvrage de Laban posant littéralement une grille grammaticale sur les mouvements et les gestes dansés qui construisent par associations d’éléments une émotion esthétique et s’appuient sur une « trame des affects » (p. 94). L’influence de Deleuze surtout et Guattari sur les analyses qui suivent sont clairement assumées par V. Fabbri qui intègre à cet art de la syntaxe chorégraphique la « composition des affects » comme élément liant, avec tout ce qu’il peut supposer d’écarts, bégaiements ou ratés. On notera que V. Fabbri monte elle‑même en puissance dans la composition de son très stimulant article en concluant par un chapitre sur l’extase de la danse, ouvrant l’espace chorégraphique et poétique vers un moment transcendant dont la syntaxe apparaît comme l’architecture dynamique. Cette méthode trouve des points d’ancrage dans l’article de Christine Ross autour des variations de la narrativité chez Stan Douglas, « Syntaxe de l’installation vidéo chez Stan Douglas », dont la forme et les thèmes interrogent la notion de possible persistance narrative et historique dans le temps. St. Douglas utilise généralement un procédé technique simple dans ses installations vidéos, basées sur des superpositions comme pour Overture (1986) entre des images du début du xxe siècle, tournées à l’avant d’un train qui roule dans les Montagnes Rocheuses et l’incipit lu en voix off d’À la recherche du temps perdu. Superposition donc d’une image de la modernité technique et d’un texte qui lui est directement contemporain, mais qui joue sur le décalage de perception. En effet, le défilement des images tournant en boucle et le texte ne sont pas totalement synchrones, même si le récit de l’endormissement proustien fait un écho direct aux passages du train dans des tunnels qui mettent brutalement en sommeil l’espace de l’installation. De même les installations dites recombinantes, comme Klatsassin (2006), dont le modèle est le Rashômon de Kurosawa transposé dans le Grand Ouest des pionniers et natifs canadiens, donnent à voir un travail sur l’histoire qui répond directement à la définition de récit et événement historique par Paul Ricoeur (La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, 2000, cité par Chr. Ross, p. 150). Mais Chr. Ross souligne que l’œuvre seule ouvre la voie du sublime, en partageant l’expérience temporelle de ses lacunes par le jeu d’une reconfiguration narrative éclatée.
6Dans son article « Entre syntaxe et créativité : ordre et liberté du montage », Pierre Sorlin poursuit et approfondit cette réflexion sur la dimension combinatoire des éléments visuels dans les processus de montage qu’il se propose de formaliser très concrètement. P. Sorlin revient sur les procédés techniques qui accompagnent l’apparition et l’alternance des images : zoom, va‑et‑vient de la caméra, fondus, panoramiques, travellings, ces effets s’additionnent aux combinaisons possibles dans le montage de séquences cinématographiques. Prenant exemple sur Kurosawa, avec Vivre et encore Rashômon, P. Sorlin montre comment le rythme des images, séquences, plans, crée une syntaxe complexe dans laquelle le tempo fait varier la sensation de durée. Mais en étudiant avec détail des séquences de Bergman ou Kurosawa, P. Sorlin démontre que l’art de la syntaxe filmique, le montage, s’il procède selon des règles, ne trouve sa véritable efficacité que dans la dérogation aux enchaînements attendus.
Texturologie
7Dans le même ordre d’idée d’une syntaxe qui prendrait le risque de la déliaison, le texte d’Éric Vautrin sur la « Représentation théâtrale comme texture » place la notion de discontinuité au cœur du théâtre contemporain, qui utilise, au‑delà de « l’interprétation du texte » et de « l’exposition du drame », « la mise en scène ou la performance comme des gestes scripturaux à part entière » (p. 110). À partir de mises en scène de Claude Régy, François Tanguy et Romeo Castellucci, É. Vautrin met en avant les dispositifs accentuant les effets du texte, position de l’acteur, élocution, scénographie dépouillée ou moments d’obscurité qui mettent paradoxalement le texte en lumière, comme une « accentuation des rapports d’intensité » (p. 114). Cette fonction d’auteur du metteur en scène semble encore plus prégnante chez Castellucci où les éléments scénographiques se métamorphosent et sont construits par les facultés de synthèse du spectateur, gardant souvent malgré tout leur part énigmatique (p. 116). Des analyses d’É. Vautrin, riches et précises, émerge l’élégante image de « surfaces textuées » (p. 124) qui donne presque à percevoir un maillage invisible qui tramerait ces mises en scène et leur donnerait une autre « texture » (p. 124), comme autant de nouvelles formes de lisibilité.
8Passant de la scène à la toile, Éric Suchère voit les surfaces peintes comme des espaces textue(l)s qui mettent en scène une « abstraction syntaxique » (p. 44), d’après une expression du critique Tristan Trémeau9. La « grammaire des surfaces » qu’il propose à partir de l’abstraction fait de la texture et ses variations un des éléments de composition syntaxique picturale, depuis les effets de miroir chez Holbein et les reflets chez Vermeer qui participaient déjà d’un jeu sur la surface qui donne au « grain », « ses éclats de signifiants » (citant Jean‑Claude Lebensztejn, « Magie gris‑perle », 1996, p. 39). L’entrée de la peinture dans l’ère moderniste a mis la surface au cœur de la finalité historique de l’art, au point de réduire toute la peinture à l’occupation de cet espace bidimensionnel. Ce fut le point central des recherches des modernistes, jusqu’à Ad Reinhardt et ses Ultimate Paintings, mais cette question persiste (on pense à Bertrand Lavier, évidemment) chez des artistes de la fin du xxe siècle qu’É. Suchère choisit d’analyser plus en détails : l’Américain Jonathan Lasker, l’Allemand Helmut Dorner et enfin le Français Rémy Hysbergue, qui conduit de la littéralité des surfaces peintes (le tautologique Dat is Dot de Lasker, 1999) à un art consommé du sampling (Hysbergue, Pneuma, 2000) qui renvoie là encore à l’art presque antique du collage.
Ouverture d’espaces fictionnels
9Prenant la question à l’envers, Christian Doumet se demande quant à lui « comment dire la musique », elle qui incarne si bien l’art le plus codifié dans le champ de la syntaxe non‑langagière. On retrouve chez Chr. Doumet comme chez V. Fabbri, cette gageure de la transcription des émotions dans un langage expressif compréhensible. L’anecdote fictionnelle tirée d’un texte de Jean Tardieu, celle d’un professeur demandant à son élève de « traduire en bon français » un mouvement de Schubert, sert de fil conducteur à sa démonstration. Face à cette impossibilité (ou absurdité) de transcrire littéralement tant les codes d’une partition que les émotions musicales, l’expérience de la performance reste le seul moment où la syntaxe des émotions trouve toute son opérativité. Chr. Doumet retrouve dans cet antagonisme les fondements de la querelle entre Wagner et Nietzsche, opposant le compositeur qui voyait la musique comme un langage ou celui qui la considérait comme une expérience proprement métaphysique et de l’ordre de l’ineffable (p. 78‑79). La résolution de cette dichotomie entre expérience musicale et langage codifié, quelque peu dramatisée par Nietzsche, se situe pour Chr. Doumet dans une fiction, celle qui se construit autour des êtres absents, évanescents ou « intouchables » et qui caractérise l’essence même de la musique (p. 82). C’est aussi à partir de lacunes que Josephe Mouton, dans « Remarques autour de la narration beuysienne », présente sous la forme de notes (autre mise en œuvre d’un récit laissé à l’état d’inachèvement définitif, ou d’ébauche) l’histoire de l’œuvre de Joseph Beuys. Sous l’angle d’une syntaxe mythographique, il prend la graisse et le feutre, matières fétiches de l’artiste allemand, comme des signes (au sens saussurien) qui se glissent un à un comme des perles sur un fil. Là aussi, la force de la mythographie beuysienne repose sur les zones d’ombre qui déboîtent la cohérence d’un récit complet, mais qui le font pénétrer dans une fiction englobante.
Syntaxe du contemporain
10En conclusion, l’article de Lionel Ruffel, « Narrations documentaires », résume sur un plan plus culturel les enjeux de cet art global de la syntaxe comme une réponse à la sensation que, derrière le nivellement des arts et la mesure de plus en plus égalitaire entre les textes et les images (« la grande parataxe » selon J. Rancière, cité p. 24), « la confusion guette ». D’après L. Ruffel, le régime esthétique documentaire serait le propre du contemporain (p. 26) et il applique en quelque sorte à ce genre la notion de syntaxe toujours prise entre récit vrai et montage fictionnel. Entre fiction et reportage, le genre documentaire tenterait de coller au présent tout en répondant au souci de reconfiguration historique, une question qui traverse la plupart des contributions de l’ouvrage. En plaçant le genre documentaire dans notre contemporanéité, L. Ruffel se demande s’il ne serait pas la typologie narrative par excellence du présent, prenant notamment exemple sur le livre de William T. Vollmann, Poor People (2007).
11Ouvrant des perspectives nouvelles, on pourrait également se demander si le récit journalistique, en tant de « récit aujourd’hui » n’est pas tout aussi déterminant dans les processus d’articulation et d’amplification historiques contemporaines. Mais nous touchons là aux limites, nécessaires, que s’étaient fixées Jérôme Game pour son ouvrage majeur pour l’analyse esthétique des phénomènes narratifs hors du texte, majeur du fait qu’il apporte et recueille des méthodes d’analyses diverses, chacune adaptée à son objet, mais traitant toutes à leur manière du fait narratif sous un angle résolument esthétique qui ne peut qu’enrichir, par sa méthode et sa largeur de vue, l’analyse littéraire.