Modernité du roman africain
1Outre deux varias — sur les œuvres de Fatima Mernissi (Maroc) et de René Philoctète (Haïti) — et un compte rendu, l’essentiel de cette livraison de Présence francophone consiste en un dossier consacré à l’idée de modernité dans les littératures africaines (francophones, en l’occurrence). Il évoque en revanche assez peu le concept de scénographie, sinon dans l’usage de la notion de posture, surtout par Anthony Mangeon. Quoi qu’il en soit, c’est le premier dossier, écrit Justin Bisanswa dans sa présentation, d’une série de numéros spéciaux que devraient ensuite publier d’autres revues (Tangence, Études littéraires, Revue de l’université de Moncton) à propos du même concept de « modernité baudelairienne » (p. 5) dans le « roman francophone ».
2À lire cette présentation et le dossier lui‑même, l’accrochage critique avec le sens baudelairien de la notion n’est pas finalement pas aussi clair qu’on aurait pu le souhaiter, et ce n’est pas l’idée (idéalisante, forcément) de la « beauté mystérieuse » qui nous est très utile pour le comprendre. On saisit néanmoins qu’il s’agit de penser de quelle façon on peut aujourd’hui « concilier l’indépendance revendiquée de la chose littéraire et son articulation à la sphère sociale, selon une logique [sic], y compris dans le refus ou la réaction » (id.). En d’autres termes, — mais on n’est plus, dès lors, sur le terrain baudelairien —, il s’agit, pour le domaine des littératures africaines, de sortir de l’opposition entre « tradition » et « modernité », qui a son origine dans l’ère coloniale, et, au-delà, de sortir de la représentation dualiste qui a structuré nombre de discours opposant des cultures, voire des civilisations. S’il faut en sortir, c’est pour repenser ce qui relève d’une contemporanéité, celle d’un même monde où les discours et les acteurs interagissent. S’ils sont bien dans ce même monde, en revanche l’écrivain et l’artiste n’y sont pas de la même façon que les autres agents, ou, plus précisément, leurs textes et leurs œuvres n’en parlent pas de la même manière que les autres. Telle est, effectivement, la question, aussi pertinente qu’essentielle, qu’il fallait aujourd’hui, pour ce corpus particulier, poser clairement. J. Bisanswa, sur cette base, pose que le roman africain ne trouve pas sa justification dans la représentation du donné socio‑historique, mais dans le fait qu’« il invente un univers, une fable, [qu’]il allégorise les rapports humains », bref qu’il produit des « artefacts linguistiques » (p. 7). Expérience de la singularité, expérience d’un sujet « aux prises avec un langage », donc aussi avec une autonomie et avec une « histoire spécifique de l’écriture romanesque » (p. 8), le texte est moderne, également, de s’interroger lui‑même sur son propre geste, et finalement de ne produire qu’« une vérité moderne : relative, incertaine, fuyante » (p. 14).
3Les contributions présentées ensuite n’échappent pas toujours à la tentation de comprendre cette modernité autrement, en l’occurrence comme « les marques semblant relier directement l’expression romanesque du [au ?] monde de la réalité concrète, qu’elle soit technique, politique ou sociale » (p. 9), monde en phase de « modernisation » au sens courant du mot. Mais il est vrai que l’un et l’autre sens sont liés, du seul fait que la double expérience de la singularité et de l’autonomie n’est pas séparable du processus global par lequel le sujet est redéfini comme individu appelé à s’affranchir, donc à être seul, et par lequel l’artiste est dès lors amené à ne pouvoir exister que par la « fonction auteur ». Cette position moderne est, par essence, incompatible avec la fonction de porte‑parole d’une communauté quelconque, ou de héraut d’une cause : c’est précisément là que se situe la jointure (ou la rupture ?) entre ancienne et nouvelle génération de littérateurs africains, pour utiliser des catégories très sommaires. D’où la nécessité pour la critique de réécrire partiellement l’histoire littéraire africaine, donc de relire les « classiques » autrement (et peut‑être aussi faudra‑t‑il rediscuter, à terme, d’un canon qui a, littéralement, fait son temps).
4Les articles ici rassemblés sont essentiellement des relectures utiles, et d’abord de trois monuments historiques considérables. J. Bisanswa voit dans Kourouma « un esthète du désenchantement » (p. 15), un maître dans « l’art de la narration » (p. 17), selon une formule qui n’est pas banale ici : il s’agit bien de « [faire] reculer indéfiniment l’horizon de la chose représentée » (p. 34), en faisant notamment jouer une « dimension spéculaire » (id.). Même enjeu « métatextuel et métafictionnel » chez Henri Lopes, revisité du point de vue de la réflexivité par A. Mangeon qui analyse avec clarté le débat, interne à l’œuvre, entre des postures distinctes qui sont aussi des manières de s’inscrire dans plusieurs logiques (antinomiques, en l’occurrence), relevant de champs différents. Revisitant, pour sa part, L’Aventure ambiguë de C. A. Kane, monument s’il en est dans l’historiographie des littératures africaines, Élisabeth Mudimbe‑Boyi montre l’intérêt qu’il y a de sortir de la binarité dans laquelle ce roman a été trop souvent enfermé (il est vrai que sa structure prêtait particulièrement le flanc à ce genre de cadenassage), et dès lors aussi, du contexte historique auquel on le ramène encore trop souvent : la contemporanéité dont il était question ci‑dessus trouve ici une exemplaire illustration.
5D’autres contributions éclairent des aspects particuliers de cette modernité. On est davantage dans la description d’une singularité d’auteur avec la présentation de l’œuvre, et de l’écriture (du corps, du cri, de la violence), de Raharimanana par Françoise Simasotchi‑Bronès. Et dans l’exploration d’une autre dimension moderne, celle de l’intertextualité, avec l’analyse que propose Sylvère Mbondobari de la relation entre les récits « policiers » de Tchicaya U Tam’si et de Modibo S. Keita. Pierre Vaucher, doctorant à l’université Laval, amène quant à lui la réflexion vers une autre dimension encore : le caractère allusif, voire lacunaire, de l’énonciation tant du point de vue référentiel (le représenté naturaliste) que du point de vue axiologique (la vérité et les « leçons ») ; en s’intéressant à deux œuvres consacrées au génocide au Rwanda en 1994, — en l’occurrence, et non par hasard, celles de Waberi et de Monénembo, soit les auteurs les plus sensibles à la logique de l’autonomisation du champ, parmi tous ceux qui ont pris part à l’opération « écrire par devoir de mémoire » —, il souligne « l’ambiguïté fondamentale » (p. 89) de deux projets littéraires qui exploitent « l’hétérogénéité du discours, ainsi que sa non‑coïncidence avec le monde » (p. 90). L’ensemble trouve une sorte de conclusion avec la belle analyse, précédée d’un long préambule consacré à l’articulation entre littérature et savoirs, du Feu des origines d’Emmanuel Dongala, par Kasereka Kavwahirehi. Il montre notamment la fonction allégorique, dont parlait J. Bisanswa dans la présentation, à l’œuvre dans ce roman dont les personnages incarnent, sur le papier, non seulement des savoirs, mais aussi des époques et des espaces déterminants ces savoirs, concurrents mais aussi concourant.
6En somme, un dossier riche de perspectives complémentaires, constitué de pertinentes analyses à propos de livres pourtant déjà fort commentés pour certains d’entre eux. Y manque peut‑être, pour la clarté du débat, une double articulation plus explicite. D’abord entre cette conception « baudelairienne » de la modernité (qui, en soi, a tout de même produit un discours essentiellement conservateur à propos de « l’Art pour l’Art ») et la question du désenchantement, voire du dé(sen)gagement idéologique. Ensuite entre les notions de modernité et de post‑modernité, autre cadre conceptuel qui interfère, malgré tout, notamment pour des raisons liées à une périodisation qui n’est pas vraiment prise en compte ici. Il faudra donc revenir à ce concept de modernité, en référence plus appuyée à nombre de publications qui existent à ce sujet (La Modernité, mode d'emploi,Paris : Kimé, 2006, par exemple) ; mais il reste que les études ici réunies posent déjà un certain nombre de jalons assez clairs dans l’analyse de ce qui, me semble‑t‑il, s’exprimerait avec moins d’hésitation sémantique en termes d’autonomisation.