Réinventer notre imaginaire politique
1Cet ouvrage est de géographie mentale : Yves Citton y trace avec une vue synoptique les enjeux de notre présent. C’est donc une boîte à outils que l’on a entre les mains, mais en un sens plus littéral que celui proposé par Foucault et Deleuze : si les livres proposent des outils, chaque lecteur se constitue ensuite sa propre boîte à outils. Ici, Y. Citton, codirecteur de la revue Multitudes nous propose la sienne. Il le suggère explicitement en un bref passage de l’introduction, voulant « frayer un autre vocabulaire politique » (p. 14) plus qu’ajouter à notre savoir. C’est donc un livre‑aide, pédagogique presque, dont la finalité est de « donner sens à ce savoir accumulé ». Travail de cartographe autant que de guide, ce livre est celui d’un auteur qui sait à la fois répertorier les grandes problématiques contemporaines, tracer leurs contours et leurs liens, mais qui parvient régulièrement, et un sens de la formule éprouvé, à les faire saisir.
2On aura donc compris à quel genre de livre on a affaire : non pas un livre de recherche qui apporterait quelque nouvelle hypothèse ou de nouveaux éléments. C’est une synthèse, une anthologie personnelle : l’absence de notes au service d’une lecture fluide, puis une bibliographie intitulée « sources et suggestions de lecture », fonctionnent en ce sens.
3Pour un tel exercice de haute voltige, il faut une grande rigueur dans la structure narrative de l’essai. C’est le premier défi relevé par ce livre. Le plan en trois temps est limpide : une première partie, critique et purement descriptive, expose les cinq formes d’insoutenable dont nous souffrons aujourd’hui ; les deux autres parties proposent et tentent de construire des solutions à travers deux formes de politique : une politique des pressions et une politique des gestes. À l’intérieur de chaque chapitre, les distinctions sont annoncées, comptées : on s’y retrouve toujours malgré la profusion des références (in)disciplinaires.
Les cinq formes d’insoutenables
4Sobrement l’ouvrage propose en épigraphe la double signification d’« insoutenable », descriptive et normative : ce qui ne peut être supporté sans fléchir (insupportable) et ce que l’on ne peut justifier (indéfendable). Cela annonce une thèse cruciale du livre : la norme puise ses fondements dans le fait, il existe quelque chose comme une politique objectivement juste. À la lecture du livre, se met en place une démonstration qui propose de soutenir les idées (choix politique) qui pourront nous soutenir dans nos conditions actuelles d’existence (description anthropologique). On retrouve l’intellectualisme éthique d’un Platon ou d’un Spinoza : la bonne politique suppose une bonne connaissance de l’homme, et le mauvais se reconnaît toujours à son ignorance des causes adéquates.
5En un premier temps, l’auteur insiste sur le fait que nous ne vivons pas « une » crise (p. 11‑12) : l’usage du singulier est un coup rhétorique qui nous empêche de comprendre ce qui nous arrive. La crise invite à rêver de l’âge d’or, de l’« avant », elle paralyse l’imaginaire politique doublement : elle somme de « gérer » pendant sa difficile (et soi‑disant inévitable) traversée, elle promet un mieux, ensuite, qui n’est rien d’autre qu’un retour à l’avant (celui qui a mené à la crise). Le schème mental de la crise est donc un diagnostic sadique et inconséquent.
6Au lieu de cette belle unité qui ne veut rien dire, Y. Citton déploie un éventail de cinq formes d’insoutenables, toutes corrélées les unes aux autres : il y a un saccage environnemental qui est insoutenable au sens de l’anglais unsustainable (ça ne peut pas continuer ainsi) ; nous subissons des pressions psychiques insupportables, notamment dans le monde du travail ; les inégalités entre pays et au sein de chaque pays reposent sur des logiques inacceptables qui nourrissent une indignation éthique ; les « solutions » politiques proposées sont devenues indéfendables ; nous subissons un assaut d’images médiatiques intenable.
7La présentation de ces cinq formes d’insoutenable est aussi efficace qu’éclectique dans ses références. Dans ces premières trente pages on découvre une curiosité foisonnante qui se traduit par une réelle diversité référentielle : se côtoient Levinas et Tiqqun, Baudrillard et Césaire, le Viagra et Foxconn. En même temps, ces maux sont bien connus et l’auteur le sait, se contentant de les rappeler, sans s’y attarder outre mesure, pour que le lecteur les ait bien à l’esprit. De fait, ces tableaux ont souvent pour effet de nous faire pleurer en créant un sentiment d’impuissance. En bon spinoziste, Y. Citton ne veut ni rire, ni pleurer, mais comprendre, comprendre pour pouvoir agir. Les deux politiques présentées ensuite (constituant la majeure partie du livre) tiennent ce rôle.
Politique des pressions
8La première solution prend la forme d’une politique des pressions. Pour couper court au sentiment d’impuissance que la systématicité de l’insoutenable pourrait susciter chez le citoyen que nous sommes, il faut voir ce qui, dans ces pressions subies, peut être dévié ou retourné dans le sens d’une encapacitation. Nul besoin de grand soir et d’exhortation vides (« il faudrait »...), les choses se font déjà différemment (p. 51).
9L’auteur remarque ainsi que si nous souffrons de tensions excessives dans nos modes de vie, la solution n’est évidemment pas à chercher vers l’absence de tension. Si la tension est la vie, le moteur de tout devenir, ce ne sont pas les tensions comme telles qu’il faut résoudre, mais les problèmes qu’elles peuvent poser. Une politique des pressions est une capacité à bien diriger celles‑ci pour les rendre créatrices de nouvelles formes d’être ensemble. Le capitalisme regorge d’imagination pour exploiter les tensions en un sens qui ne satisfait qu’une infime minorité, il faut donc être au moins aussi imaginatif et créatif pour les faire aller dans un sens plus politique et démocratique, c’est‑à‑dire dans le sens d’une « modulation collective des tensions qui animent la collectivité ». (p. 59)
10Pour conjurer le sentiment d’impuissance, il faut donc abandonner le schème de l’Action (modèle viril de la rupture unifiée et héroïque, avec l’angoisse du ratage) au profit d’une capillarité des résistances. Cette exigence est rendue nécessaire par la forme même du mal : nous souffrons aujourd’hui d’une « capillarisation des violences » et non d’un grand mal, d’un oppresseur bien défini. La forme de la résistance doit être isomorphe à la forme de la pression : il existe donc un deuxième schème pour résister, pluriel et modeste, qui consiste à multiplier les empêchements de tourner en rond en court-circuitant les violences multiples que nous subissons. Les exemples donnés sont très divers : casseurs lors d’une manifestation (punis très sévèrement à Londres pendant l’été 2011), désobéissance civile, boycott, vélorutionnaires, sit‑in virtuels, etc. Anodines, agaçantes, mineures certainement, ces contre-pressions forment une seconde manière de résister, non seulement moins dangereuse que la première, mais surtout plus efficiente et concrète.
11Pointe alors un troisième domaine (qui ne soit ni Action révolutionnaire, ni petites pressions pacifistes) : la création. Contre la création de dévaleurs du capitalisme, il faut trouver l’énergie de créer autrement : « ce n’est pas par ce qu’elle détruit mais par les œuvres qu’elle contribue à créer qu’une insurrection affirme sa valeur » (p. 76). L’insurrection par l’œuvre serait la meilleure manière de répondre à l’effet le plus radical du capitalisme : nous étouffer, vouloir rendre inopérante notre capacité à ériger des œuvres non préformatées.
12L’accessibilité d’une politique des pressions est aussi permise par la prise de conscience que les pressions subies agissent d’abord en nous. Si je comprends que je suis un rouage consentant, un « joyeux automobile » contribuant activement à reproduire des pressions dont je suis le premier à subir les effets décapacitants, je découvre une zone à ma portée. Ma propre personne est le premier terrain d’action politique : les contre-pressions encapacitantes me concernent en premier lieu, déjà clivé que je suis entre forces réactionnaires et perspectives de libération. Je suis à moi‑même mon premier exploiteur et le participant à des logiques que je déplore (théoriquement) (p. 88‑90).
13Cette première partie sur la politique des pressions est aussi enthousiasmante qu’elle est troublante. On en ressort avec un goût d’incertitude, et l’on se demande : « et alors ? » Les exemples choisis dessinent en creux un complexe d’infériorité : peut‑on lutter efficacement contre les cinq insoutenables décrits en première partie à coup de sit‑in virtuels et autres déplacements à vélo ? Le portrait parfaitement logique que tire Y. Citton de nos moyens politiques réels d’action peut semer un doute sur leur puissance réelle. Oui nous avons nous aussi des moyens de pression, oui nous sommes nombreux, mais les vieux schèmes ne peuvent s’empêcher de ressurgir : faute d’organisation, faute d’un peu de téléologie, tout cela peut‑il avoir un sens, tout cela n’est‑il pas trop éclaté, trop stochastique pour réaliser un autre monde, pour réorienter significativement les logiques insoutenables ?
14Le portrait de la « politique des pressions » ne réussit pas à nous faire ressortir joyeux et confiant après le coup de massue de la première partie. Il y a comme une asymétrie qui saute aux yeux, un nouveau David contre Goliath... Et après ce sentiment un peu triste (la conscience malheureuse qui comprend les maux mais ne se sent pas la puissance de les changer), on ne sait si on doit en vouloir à l’auteur qui n’aurait pas réussi à proposer de véritables solutions, ou au réel qui semble être sans solution. Puis le verdict tombe sous la plume même d’Y. Citton :
Il serait illusoire d’espérer voir cet insoutenable être renversé par la seule force des micro‑pressions que chacun de nous exerce à travers ses choix de vie quotidiens. Dire que les pressions doivent s’exercer dans la rue, à force de porte‑voix et de slogans rassembleurs, ne fait guère avancer la question — qui est de savoir comment faire pour se retrouver assez nombreux dans la rue. (p.118)
Politique des gestes
15Après le portrait terrible des cinq insoutenables, après la description des mécanismes d’une politique des pressions, nous voilà donc avec deux ingrédients qu’il reste à faire monter, à composer en vue d’une agentivité politique qui paraît encore difficile à cerner à ce moment du livre. Si la politique des pressions ne fait que « préparer le terrain, à long terme et dans l’isolement de chacun », la politique des gestes va‑t‑elle permettre la mise en commun d’une politique alternative possible ?
16La notion de geste s’inscrit dans une double axiomatique : les gestes sont, d’une part, toujours conditionnés, et sont des réactions à des conduites ; mais ils n’ont, d’autre part, la valeur de geste qu’autant qu’ils visent à être conditionnants (p. 146‑147). Dès lors, le geste est à comprendre comme un mouvement à puissance contagieuse qui opère sans ancrage substantiel (peu importe de qui est le geste), pure praxis dont seul compte l’exemplarité, la puissance inaugural à produire des effets (p. 151‑153). La force de conduction est ce qui fait la puissance du geste, dont les propriétés en font l’arme adéquate aux formes actuelles de l’insoutenable.
17En effet, le geste opère selon les mêmes modalités que ce qu’il combat : il a « la puissance d’opérer comme un démutiplicateur de pression à proportion de sa spectacularisation au sein de la sphère médiatique. » (p. 163) Mais la question devient : à quoi cela tient‑il ? L’exemple de l’immolation de Mohammed Bouazizi montre toute l’ambiguïté et la faiblesse relative de nos actes : d’où tirent‑ils leur « capacité à devenir geste » (p. 164) ? Propriété complètement extrinsèque, le geste est‑il autre chose qu’une résultante du système lui‑même, plus que de l’agentivité politique des individus qui l’habitent ?
Un imaginaire politique revivifié ?
18Le livre est passionnant en ce qu’il est conséquent dans la logique qu’il déploie : à tout penser en termes de micro‑interactions et de descriptions des logiques de captation des puissances, on déploie un vocabulaire lui‑même extérieur aux individus — puisqu’on est dans une philosophie de la relation plutôt que de la substance. L’impression pour le lecteur est alors une sorte de chiasme : d’un côté, la construction théorique du concept de geste est passionnante, subtile et intellectuellement excitante, de l’autre, les effets pratiques concrets n’en paraissent que plus improbables et dérisoires. Autant l’art de la formule d’Y. Citton est un bonheur de lecture, autant on est parfois gêné dans la dernière partie du livre par des formules comme :
on ne renversera l’insoutenable qu’en investissant une politique des gestes qui fasse contre-poids aux politiques de la gestion. (p. 157)
19On voit bien l’idée, mais l’impression de pur jeu scolastique (amour des homophonies) peut laisser sceptique.
20Si on est d’humeur boudeuse, on sera désarçonné par la tournure des références au moment où les choses deviennent sérieuses en termes de propositions constructives pour lutter contre l’insoutenable : le grammairien romain Varron et son De lingua latina, le free‑jazz, la neurophysiologie d’Alain Berthoz, la question de l’intraduisible dans le vocabulaire philosophique européen. On repense alors aux maux décrits en première partie du livre, et l’on se dit que l’armada conceptuelle paraît quelque peu scolastique (au sens bourdieusien) face à la puissance concrète et très réelle de l’insoutenable.
21On sort donc de ce livre avec une double impression paradoxale. On espérait revivifier notre imaginaire politique grâce à un vocabulaire qui pose les mots sur les gestes que l’on peut faire non pas demain mais aujourd’hui. C’est le cas, mais les effets encapacitants pour l’imaginaire ne sont peut‑être pas aussi concrets qu’espéré. Le trouble ou la crispation, selon la composition de chacun, risque de gagner le lecteur qui peut ne pas se sentir éclairé sur les possibilités d’agir politiquement aujourd’hui sans s’en remettre aux vieux schémas politiques. Cette déception est peut‑être liée à l’ambition du livre : penser la systématicité de l’insoutenable actuel ? En même temps, ce compte rendu a nécessairement laissé dans l’ombre le fourmillement des références du livre, les détours joyeux et les clefs conceptuelles partagées au détour de chaque page. Or toute cette matière littéraire constitue une expérience effectivement encapacitante. Le foisonnement permet à chacun, tantôt de retrouver une référence aimée, tantôt d’en découvrir une nouvelle : créateur de désir, ce livre l’est assurément. Vivifiant donc, oui. Glaner dans une librairie, cet ouvrage vous y renvoie avec l’avide curiosité de continuer à penser ce qui nous arrive. C’est déjà un geste admirable !