« Que diable est cecy ? » Le Quart Livre en quête de sens
1Les colloques de Rome ont pris une place importante dans l’avancée des travaux rabelaisiens. Après le Tiers Livre en 1996, le Cinquiesme Livre en 19981, c’est le Quart Livre qui a été passé au crible critique en 2011. On ne peut que saluer la rapidité de publication des actes de ce colloque, qui viennent ouvrir la nouvelle collection des éditions Classiques Garnier, intitulée « Les Mondes de Rabelais ». L’organisation de ce colloque était opportune puisque le Quart Livre était alors au programme des différentes agrégations littéraires, la publication rapide des actes l’est tout autant, le Quart Livre faisant encore partie du programme de l’agrégation interne.
2D’emblée, il faut remarquer la diversité d’approches que présentent les vingt‑trois communications rassemblées dans ces actes. Le lecteur y trouvera un certain nombre d’études relevant du cahier des charges attendu pour toute bonne publication rabelaisienne : étude d’un thème ou d’un motif innervant l’ensemble du roman ; relectures ponctuelles d’un chapitre, d’un épisode de cette « fiction en archipel » qu’est le Quart Livre ;recherche de sources, d’intertextes, moteurs privilégiés de l’écriture de Rabelais, ou bien volonté d’identifier certaines des cibles cachées par son écriture volontiers allégorique2.
3Certaines approches moins courantes dans la critique rabelaisienne ont aussi permis de mettre en évidence d’autres aspects de ce singulier Quart Livre ; c’est le cas des trois premiers articles ouvrant le volume sur la question de la traduction du dernier roman rabelaisien.
Traduire le Quart Livre
4La question de la traduction est d’autant plus cruciale que le Quart Livre est le moins — et le plus tardivement — traduit des romans rabelaisiens. Ce retard s’explique par sa position terminale au sein du cycle pantagruélique, les traducteurs commençant toujours par Gargantua et Pantagruel avant de s’atteler au Tiers puis au Quart Livre. On ne dispose pas de statistiques sur l’espérance de vie moyenne du traducteur rabelaisien mais quelques‑uns n’eurent pas le bonheur d’embarquer sur la Thalamège. Le Quart Livre pose des difficultés particulières aux traducteurs : il semble plus sulfureux car la satire religieuse y est plus marquée que dans les précédentes œuvres ; la difficulté de lecture posée par le roman est peut‑être plus grande, qu’elle vienne de l’importante profusion linguistique ou d’une signification encore plus dense, semblant jouer en permanence de plusieurs niveaux de cryptages qui rendent le simple sens littéral du texte souvent ambigu.
5Paola Cifarelli3 utilise certaines de ces explications pour justifier le caractère tardif des traductions italiennes de Rabelais et à plus forte raisondu Quart Livre. Gennaro Perfetto avait traduit les trois premiers livres en 18874 , tout comme Gianni Nicoletti en 1963 ; Gildo Passini fait paraître une traduction intégrale entre 1925 et 1930. À cette première traduction du Quart Livre vont succéder celles de Mario Bonfantini en 1953 et Augusto Frassineti en 1980. P. Cifarelli analyse quelques exemples de difficultés lexicales se posant au traducteur — l’oralité de la langue, les locutions figées — à travers la problématique du dépaysement ou de l’acclimatation linguistique. Elle souligne principalement les limites philologiques de ces différentes traductions qui ne sont jamais accompagnées du texte français en regard.
6On ne peut faire les mêmes réserves philologiques sur les traductions allemandes qu’analyse Heidi Marek5. Après avoir présenté un historique des traductions allemandes de Rabelais en prenant en compte les différents outils interprétatifs — éditions critiques, commentaires — que les traducteurs avaient à leur disposition, elle s’intéresse aux ressources linguistiques déployées par les quatre grandes traductions — et leurs révisions lorsque tel est le cas — du Quart Livre à travers l’analyse comparative de deux passages6 difficilement traduisibles en allemand. Au terme de l’étude, c’est la traduction de Regis (pourtant la première du Quart Livre : sa version intégrale paraît en 1832, suivie d’un volumineux commentaire en deux volumes en 1839 et 1841) qui semble la plus réussie, la plus à même de rendre la polysémie lexicale rabelaisienne. Sa difficulté, provenant de l’usage abondant d’archaïsmes, de régionalismes, peut la rapprocher de l’expérience de lecture qu’offrent les œuvres rabelaisiennes pour le récepteur actuel. L’auteur ne peut que regretter l’indisponibilité de cette traduction dans les librairies...
7Enfin, Bruna Conconi7 s’intéresse au premier traducteur en langue anglaise du Quart Livre, Pierre Le Motteux. Par l’analyse de cette singulière figure d’exilé en Angleterre, elle complète ainsi le riche article d’Olivier Donneau sur la réception de Rabelais par les intellectuels du Refuge8. Le Motteux se différencie des autres figures de protestants lecteurs de Rabelais par son enthousiasme, qui valorise les droits de la fiction, et qui contraste avec l’habituelle réaction ambivalente des intellectuels du Refuge vis‑à‑vis d’un Rabelais tour à tour récupéré et repoussé. B. Conconi travaille en particulier sur la préface (« The Translator’s Preface ») et les explications (« Explanatory Remarks ») de Le Motteux dont elle met en valeur certaines audaces que son traducteur français, César de Missy, n’osera parfois pas reproduire. Tout en usant de diverses stratégies pour rendre les expressions archaïques ou tout bonnement incompréhensibles du roman dans sa traduction, Le Motteux met en valeur le plaisir du texte qui, chez Rabelais, vient de cette difficulté à en comprendre la lettre et le sens profond.
8Ces trois études viennent à point pour compléter les travaux antérieurs sur les traductions rabelaisiennes. Toutes signalent la gageure presque impossible à soutenir que représente la traduction d’un texte d’une telle richesse verbale.
Paroles gelées, dégelées ou des bons mots
9Si aucun article n’a eu pour seul objet de présenter une relecture complète de l’épisode des paroles gelées, ce passage s’est trouvé au carrefour de nombreuses études portant sur la densité verbale du roman en tant que mythe donnant presque à lire de manière métatextuelle une poétique rabelaisienne.
10Au commencement était le bruit. Le riche travail rabelaisien sur la matière sonore des mots est analysé dans l’article de Jean‑Charles Monferran9 qui s’ouvre sur un rapide panorama des divers bruits que le lecteur peut entendre dans ce « roman sonore » (p. 295) qu’est le Quart Livre. Paroles, musiques, chants, bruits de guerre, de coups, bruits du corps, de la ville, de la nature… : la liste des sons n’en finirait pas, qu’ils soient donnés à imaginer par la narration comme cadre sonore ou donnés plus directement à entendre par le biais des onomatopées ou des créations lexicales monstrueuses. Très souvent Rabelais recherche l’harmonie imitative ; dans l’exemple qu’il analyse10, le critique souligne que certains termesdont le sens est loin d’être évident sont utilisés par Rabelais « d’abord et avant tout pour faire du bruit » (p. 301). Le Quart Livre est ainsi un livre cherchant la parole vive, l’oralité ou « l’oraliture », néologisme de Patrick Chamoiseau. Cet article est donc un appel à étudier Rabelais en tant que poète11 ; c’est d’ailleurs ainsi que certains de ses contemporains l’ont considéré.
11Rabelais donne vie à la matière sonore dans son roman, il fait aussi revivre la matière proverbiale comme le montre Maria Proshina12, dans son article sur les énoncés proverbiaux qui parsèment le Quart Livre. Elle étudie comment le parémiographe nourrit l’écrivain chez Rabelais, dans un double mouvement de défigement : il redonne à entendre le sens originel, premier, des énoncés parémiques, « en réactualisant la locution idiomatique, [il] révèle le lien sémantique qui est à la base de la valeur particulière de l’expression » (p. 78) et il leur redonne vie en en faisant dans certains épisodes (les Allianciers, Ruach) la matière vive de sa création. Pleines de surprises, les réinventions proverbiales rabelaisiennes sont dotées d’une forte valeur expressive et comique. Alors que les outils de la linguistique contemporaine viennent nourrir cette étude de fort belle manière, il serait possible de la prolonger en confrontant l’écriture romanesque à la réflexion des contemporains de Rabelais sur les proverbes — et en particulier la préface d’Érasme à ses Adages qui invite aux détournements. Après cette enquête sur les délicates origines des proverbes rabelaisiens, le recueil donne aussi à lire une recherche de Gabriella Macciocca13 sur les traces italiennes dans le vocabulaire médical du Quart Livre. Cet article se referme sur une liste peu convaincante d’emprunts possibles.
12Anne‑Pascale Pouey‑Mounou14 s’intéresse elle aussi à la remotivation rabelaisienne des tournures figées en passant en revue les divers épisodes qui peuvent être subsumés par l’expression « prendre au mot » (l’épisode des paroles gelées bien entendu, la cognée de Couillatris dans le prologue, les Allianciers). À travers cette expression, c’est ainsi la logique du calembour innervant le roman qui est analysée : les jeux de mots aboutissent sur des « jeux de rôles dominés par la figure récurrente du “prédateur pris au mot” » (p. 99). En jouant avec les mots, on joue aussi avec les autres, ainsi la critique passe‑t‑elle d’une problématique du verbe ludique à une « problématique de l’action » (p. 102). Pour terminer, la gratuité du langage questionne le sens en dénonçant les apories. En suivant l’expression « prendre au mot », A.‑P. Pouey‑Mounou montre donc que le Quart Livre est traversé par une herméneutique troublée.
Avoir le (dernier) mot ou de l’utilité des glossaires
13Roman sur le langage, sur l’accès à la parole, le Quart Livre joue en permanence de la polysémie lexicale. Accompagné d’une « Brève Déclaration », outil précieux tout autant que leurre, le Quart Livre témoigne de l’attention que Rabelais a pu accorder à ce (presque) genre littéraire qu’est le glossaire.
14Mireille Huchon15 révèle une nouvelle source de Rabelais : un exceptionnel glossaire qu’Hubert de Suzanne a ajouté à la fin de ses épigrammes de 1538 ; « ce glossaire de quelque neuf cents mots, qui semble avoir échappé à l’attention, revêt un intérêt exceptionnel » (p. 122). Plusieurs mots sont communs à Rabelais et Hubert de Suzanne et semblent indiquer une « connivence des deux hommes dans ces recherches de mots parfois facétieux et obscènes ». Telamonie en particulier, terme présent à la fin du chapitre I dans le Quart Livre de 1548, s’y trouve glosé. Il s’agit d’une tige de pavot, grâce à laquelle on peut conjecturer de l’amour. Ainsi la nef dans laquelle embarquent les compagnons de Pantagruel porte‑t‑elle dans la version primitive du roman le nom d’une plante — et dans la continuation directe du Tiers Livre qui se refermait sur le pantagruelion — permettant de prévoir le sort du futur mariage de Panurge. Outre cette découverte, M. Huchon met en avant les divers termes ou passages qui montrent le goût de Rabelais pour les antiquités romaines ou égyptiennes, les realia antiques pouvant être mises en relation avec la parution en 1552 chez Gryphe d’Antiquitatum variarum autores, recueil « selon toute vraisemblance, établi par Rabelais lui‑même » (p. 113). Sur quoi repose cette paternité éditoriale rabelaisienne mis à part quelques rapprochements ponctuels ? La critique n’en dira, pour l’instant, pas davantage. Rabelais s’intéresse aux mots et aux choses antiques mais aussi, selon M. Huchon, aux expressions alchimiques qui parsèment le roman. Le roman se referme notamment sur la transmutation de la merde de Panurge en safran, plante considérée par les alchimistes comme or végétal.
15D’un glossaire et du mot de la fin il est aussi question dans l’article de Marie‑Luce Demonet16. Elle y présente une riche enquête qui permet d’apporter un éclairage nouveau sur l’avant‑dernier mot du Quart Livre, l’étrange hébraïsme Sela, glosé dans la « Brève déclaration »17 . Le sens de « certainement » est présent à la fois dans les Psaumes et dans le livre d’Habaquq ; le terme renvoie également pour le lecteur français au déictique Cela, qui est aussi une dénomination du « Comment a nom » des dames. En avançant dans son enquête, M.‑L. Demonet montre que dans la tradition rabbinique trois interprétations du terme coexistent, notamment indiquées dans la Biblia hebraica de Sébastien Münster (1534). Étrange drôlerie conclusive que cette manière potentiellement funèbre18 de lever son verre puisque le terme « conjugue le double sens de “certainement” et de “pour l’éternité”, sans exclure non plus la marque de l’élévation » (p. 140). Il se retrouve à ce titre sur de nombreuses stèles funéraires juives. Une autre découverte importante est présentée dans cet article : le glossaire qui referme le Théotimus (1549) de Gabriel du Puy‑Herbault, ouvrage dénonçant le genre romanesque comme parfaitement hérétique. En ajoutant une « Brève déclaration » à son roman, Rabelais visait donc à se moquer « de l’autocommentaire prétentieux de Du Puy‑Herbault » (p. 148). Les jeux linguistiques rabelaisiens sont ainsi matières à règlements de comptes : Postel peut apparaître comme la cible privilégiée des hébraïsmes comiques du Quart Livre, « l’enragé Putherbe » et son compère Le Picart sont, quant à eux, ridiculisés par le dérisoire glossaire adjoint au roman.
16Face à ces deux interprétations à nouveaux frais de la fin du roman, l’article de Valerio Cordiner19, désirant relire les derniers mots panurgiens à plus bas sens par le biais d’un long passage en revue des faits et dits de Panurge depuis le Pantagruel, apporte peu de nouveautés.
Le Quart Livre, produit des lectures d’un philologue
17Nous venons de voir deux glossaires, entre autres sources, ayant pu nourrir la création rabelaisienne, deux autres articles mettent particulièrement en valeur la genèse du Quart Livre à travers les lectures de Rabelais.
18En premier lieu, Romain Menini20 fait part de sa passionnante (re)découverte d’un exemplaire annoté des Moralia de Plutarque publié en 1542 chez Froben. L’existence de notes autographes de Rabelais avait pourtant été mentionnée par Charles Nodier et Charles Perrat mais aucun rabelaisant ne s’était ensuite réellement intéressé aux marges de cet exemplaire « qui constitue, à ce jour, le plus important document qui nous soit parvenu pour étudier la genèse des Tiers et Quart Livre » (p. 184). Rabelais s’y révèle un annotateur à la fois attentif et parcimonieux : quelques mots repris en marge, quelques soulignements. Les opuscules les plus annotés sont ceux pour lesquels Rabelais ne pouvait disposer de traduction latine, à l’exception notable des Préceptes de mariage. Ce n’est, selon R. Menini, pas le travail d’un éditeur‑traducteur — il ne corrige qu’une seule fois le texte — mais celui d’un lecteur curieux qui semble procéder à un repérage, relevant « un mot, une phrase, un passage qu’il altérerait bientôt pour enrichir sa propre œuvre de fiction » (p. 186). Après des remarques d’ordre général sur le volume sont présentés plusieurs exemples convaincants et minutieusement détaillés d’annotations qui semblent prêtes à catalyser les réécritures romanesques.
19Rabelais lecteur d’Hippocrate, le sujet peut a priori sembler éculé, pourtant l’article, particulièrement riche et documenté, de Claude La Charité21 démontre à quel point il était en réalité très mal connu22. C. La Charité dénombre dix références — soit plus que dans tout le reste de l’œuvre — à Hippocrate dans le Quart Livre, qu’il analyse une à une. Sept d’entre elles proviennent des Épidémies, recueil sur lequel va principalement porter l’article. En consultant l’ensemble des éditions hippocratiques (ainsi que les importants commentaires de Galien, Jean d’Alexandrie et Leonhardt Fuchs), le critique constate « qu’il est impossible de ramener les références du Quart Livre aux Épidémies à une seule, voire à quelques‑unes de ces éditions. Selon toute vraisemblance, Rabelais a eu recours à chacune d’entre elles » (p. 238). Parmi les nombreux apports de cet article, nous retiendrons surtout le dialogue intertextuel que l’épitre dédicatoire du Quart Livre noue, par la référence hippocratique, avec le commentaire de Fuchs23 (paru en 1532) sur les gracieusetés que le médecin doit prodiguer au malade, long passage que C. La Charité édite et traduit en annexe (gracieuseté que le critique prodigue au lecteur). Autre démonstration importante présente dans cet article : Rabelais semble avoir très souvent
recours aux index et aux manchettes des éditions. Comme [il] était lui‑même un éditeur rompu à l’art de rédiger des manchettes et de constituer ou compléter des index, il semble avoir fait un usage systématique de ces dispositifs paratextuels que l’imprimerie a facilités et généralisés. (p. 250)
Relectures ponctuelles
20Plusieurs articles portent sur un chapitre ou un épisode précis du roman, qu’il s’agisse de passages auparavant peu explorés ou d’épisodes bien connus sur lesquels ils tentent de porter un regard neuf.
21Daniel Ménager24 s’intéresse à un de ces passages peu exploités du début du roman : l’échange épistolaire entre Gargantua et Pantagruel. Selon lui, il faut lire ces deux chapitres sous l’angle d’une pensée du don et de la mémoire qui était déjà présente dans les romans précédents. Surtout, il est nécessaire de voir comment Rabelais parvient à se jouer des attentes du lecteur dans ce début de roman, annonçant un voyage paisible parfaitement dénué d’aventures où seule l’expérience de la nouveauté semblera destinée à être traitée. Cette prolepse « qui annonce un voyage sans véritable danger n’est donc pas une maladresse de l’auteur. Elle est plutôt une manière habile de lancer son livre » (p. 278). Ces deux chapitres fonctionnent comme des leurres que la suite du roman viendra démentir.
22La manière dont Rabelais ménage la progression narrative est aussi au centre de la relecture du chapitre XLVIII dans l’épisode des Papimanes par Frank Lestringant25. Dans ce récit d’escale se dévoile progressivement aux yeux du lecteur à partir de l’énigmatique emblème initial — représentant les quatre états sur un esquif à la merci des flots — jusqu’au dialogue final — dans un dispositif comparable à la rencontre des cannibales brésiliens avec Charles ix à leur arrivée à Rouen en 1562 telle que la raconte Montaigne (« Des Cannibales »)26 — une figuration scandaleuse d’adventus dei, qui associe les Papimanes aux Juifs de l’ancienne alliance s’obstinant à attendre le messie. Ce chapitre « scandaleusement polémique » « fait, en quelque sorte, la démonstration de ce qu’il dénonce. […] D’où l’effet comique, mais aussi l’effroi qui en résulte » (p. 229).
23François Rigolot s’attaque à l’épisode de Gaster par sa face escarpée27 en relisant la topique du Mont de Vertu à travers un double intertexte privilégié : le Temple de Vertu de François Habert (1542) et la célèbre lettre de Pétrarque dans laquelle il faisait le récit de son ascension du Mont Ventoux. C’est surtout ce second intertexte que F. Rigolot met en valeur. Plusieurs subtils échos peuvent se lire dans le passage rabelaisien28, les deux ascensions culminant vers des révélations déceptives : l’absence de véritable conversion chez Pétrarque — « parce que l’âme du voyageur découvrait son impuissance à faire taire ses désirs charnels » (p. 291) — et l’ambivalence du dieu Gaster, véritable Janus, conduisant au progrès mais suscitant aussi l’idolâtrie de ses disciples.
24Franco Giacone29 présente une autre recherche d’identification novatrice, non pas intertextuelle comme F. Rigolot, mais historique. Depuis longtemps la critique rabelaisienne30 s’accordait « pour reconnaître dans les Papefigues une allusion aux Vaudois, et plus particulièrement aux Vaudois de Provence afin de les distinguer de ceux du Piémont » (p. 411). C’est ce consensus critique que F. Giacone va contester avant de proposer une autre identification possible du peuple opprimé par les Papimanes. Il démontre que les caractéristiques attribuées par Rabelais aux Papefigues ne correspondent en rien à ce que l’on peut savoir des Vaudois. Pris isolément, certains arguments manquent de souplesse — le personnage rabelaisien n’étant de toute façon jamais un décalque parfait du réel — mais l’ensemble forme une réfutationtrès convaincante et qui prend surtout corps lorsque F. Giacone propose sa relecture des Papefigues. Il suggère de voir les Juifs derrière le masque des Papefigues, plusieurs éléments du passage s’inspirant de la satire anti‑judaïque fréquente à l’époque. Il est assez remarquable de constater que cette nouvelle identification rejoint par le biais d’arguments très différents celle que proposait au même moment M.‑L. Demonet31 dans un volume consacré au programme d’agrégation. Alors que F. Giacone relève dans cet épisode énigmatique plusieurs traits de la satire anti‑judaïque, que Rabelais avait par exemple pu voir en acte dans un des spectacles les plus suivis du carnaval romain, le Palio delli Judei, lorsqu’il était à Rome en 1549, dans la suite de Jean du Bellay, M.‑L. Demonet y voit certaines traces qui pourraient indiquer la mémoire locale du massacre des Juifs de Chinon. Les deux articles sont à confronter. Si la piste vaudoise n’est peut‑être pas à proscrire entièrement32, la relecture judaïque de l’épisode des Papefigues doit dorénavant être prise en compte et sans doute avoir la primeur.
Traversées thématiques
25Venons‑en aux études qui suivent sur l’ensemble du roman un thème précis. Denis Bjaï33 s’intéresse aux différentes prières qui scandent l’évolution du roman. Deux passages retiennent en particulier son attention : la Tempête, et les Papimanes ; il constate que « d’un roman à l’autre se répète et s’approfondit, s’infléchit aussi, toute une réflexion théologique sur un ars orandi authentiquement évangélique, où trouve à s’exprimer l’humble et fervente confiance de la créature en son Créateur » (p. 181). Mariane Closson34, quant à elle, examine la présence du mot « diable » dans le Quart Livre. Selon elle, ces diverses occurrences, parfois surabondantes, relèvent de plusieurs traditions ou stratégies : la tradition théâtrale des diableries35, la tradition de la satire de la croyance superstitieuse « dans laquelle culte des saints et peur des diables sont les deux faces d’une même médaille » (p. 217), et enfin, une stratégie discursive déployée par Rabelais d’attaque contre les calomniateurs.
26Les enjeux à la fois polémiques et spirituels du Quart Livre sont davantage précisés dans l’article d’Olivier Millet36, qui s’attache à étudier les différents moments dans lesquels les Décrétales et le Décret de Gratien font l’objet d’allusions ou de mises en scène satiriques par Rabelais37. Pour cela, les enjeux idéologiques de deux passages — les Chicanous et les Papimanes — sont passés au crible. O. Millet démontre que la critique des Décrétales est un des enjeux idéologiques implicites de l’épisode des Chicanous, personnages assimilés à des clercs et de ce fait protégés des coups par le privilegium canonis (c’est pourquoi seul Frère Jan les roue de coups tandis que les autres compagnons de Pantagruel s’y refusent). Dans l’épisode des Papimanes, la satire rabelaisienne doit être comprise à travers l’actualité pamphlétaire des années 1550‑1551 mais retrouve aussi les critiques de l’idolâtrie présentes chez Érasme et Luther. Cependant, Rabelais se distingue des exagérations luthériennes sur le pape‑Antéchrist :
l’auteur du Quart Livre retient du thème polémique radical la notion de l’idolâtrie, et il va très loin dans la remise en cause de la définition que la papauté donnait d’elle‑même, mais il désamorce en même temps ce que ce thème a de révolutionnaire, voire, chez Luther, d’apocalyptique. Avec l’adoration d’une “idée” du pape, nous avons affaire à une idolâtrie de fantaisie dans tous les sens de ce terme. (p. 321)
27Signalons que l’article s’achève sur de très commodes « notes complémentaires » portant sur les allusions aux Décrétales et au Décret dans le roman.
28Marie‑Madeleine Fragonard38 poursuit ses recherches entamées dans les colloques précédents sur le Tiers Livre et le Cinquiesme Livre39en étudiant le lexique végétal. De manière surprenante, le livre du voyage est celui de la banalité végétale, que ce soit pour le choix des plantes en elles‑mêmes ou le lexique utilisé pour les nommer. M.‑M. Fragonard s’interroge sur l’analogie qui pourrait être faite entre hommes et plantes. Ce symbolisme possible doit, selon elle, être manié avec précaution. Si les formes naturelles semblent pouvoir indiquer une « métaphysique du bonheur » (p. 162), avec une double orientation vers le bas (la régression terrestre) et le haut (le miracle christique), Rabelais n’est pas Candide et les poires du bon chrétien vantées par Homenaz ont une résonance quelque peu antiphrastique. La principale nouveauté du Quart par rapport au Tiers Livre provient de la gastronomie ; le végétal cuisiné a partie liée avec l’excrément et peut agir comme un rappel de la condition mortelle. L’article s’achève sur une référence nouvelle adjointe à l’épais dossier visant à comprendre l’étrange safran d’Hibernie qui conclut le roman : dans son Traité de la vie et de la mort, Francis Bacon « contre le sec et trop froid de la vieillesse, préconise des astringents, dont le safran, qui ont la propriété de resserrer les pores et donc de conserver les esprits vitaux. Les Hiberniens, dit‑il, en usent sur tout leur linge de façon efficace ». Rabelais avait‑il connaissance de cette pratique ? « En teignant ses chausses, Panurge lutte empiriquement contre les principes de corruption, en tout déni de réalité, alors même qu’il témoigne de leurs contraintes » (p. 167).
29Aya Iwashita‑Kajiro40 s’intéresse enfin au grotesque41 pictural et architectural dans le Quart Livre. Rabelais avait pu observer cet art au cours de ses voyages en Italie. La critique s’essaye donc à retrouver des traces de l’esthétique grotesque au sein de l’écriture rabelaisienne, que ce soit sur le plan de la construction narrative du roman ou de la rhétorique descriptive (seul l’exemple du pourceau volant est traité).
Îles isolées
30Pour achever ce parcours, nous mentionnerons deux articles difficilement classables tant ils s’arrêtent en des contrées peu abordées lors de ce colloque.
31L’article de Richard Cooper42 est le seul à ne prendre en considération que le Quart Livre de 1548, cet opuscule mal né, dont les motivations de la publication restent toujours sans réponse définitive. Il propose une analyse des gravures, reproduites en annexe, illustrant ce premier état du roman mais son étude n’est pas isolée puisqu’elle aborde le premier Quart Livre dans la continuité des éditions des romans précédents accompagnées de gravures. R. Cooper circule donc d’un roman à l’autre, d’un imprimeur à l’autre, montrant que peu de bois ont été gravés spécialement pour les éditions de Rabelais. Trois états du premier Quart Livre sortis des presses de Pierre de Tours sont comparés avec une contrefaçon réalisée par Claude La Ville. Contrairement à ce que la critique affirme habituellement, R. Cooper juge que ces gravures, même si elles sont polyvalentes et récurrentes, illustrent le texte de manière pertinente. À travers ses illustrations, l’édition de 1548 semble se distinguer « comme l’épave d’un projet lyonnais pour illustrer la suite de la geste pantagruélique » (p. 346).
32Enfin, Jacques Berchtold43 présente un lecteur inattendu du Quart Livre : Jean‑Jacques Rousseau. Il tente de comprendre une allusion à Rabelais présente dans Rousseau juge de Jean‑Jacques44 à l’aide de la conception rousseauiste de l’insularité rapprochée du Quart Livre. Les points de rapprochement sont souvent ténus mais permettent de mettre en valeur certains stéréotypes des fictions insulaires tels qu’ils apparaissent dans l’imaginaire rousseauiste. Le modèle de Robinson domine la réflexion insulaire de Rousseau puisqu’il « offre l’expérience du naufragé heureux d’être captif de l’insularité et du retour occasionné à la nature » (p. 374) mais cet isolement heureux prendra plus tardivement la figure du Panurge sournois de l’épisode des moutons. Pour Rousseau, Panurge semble apparaître comme un avatar dégradé du solitaire opposé « à une communauté d’individus rassemblée autour de Pantagruel qui, de son côté, cherche à s’enrichir en dialoguant […]. On serait effectivement tenté de discerner une polarité équivalente à celle du couple Pantagruel/Panurge dans le couple Diderot/ Rousseau » (p. 370).
33Ce volume présente donc une copieuse lecture du Quart Livre, peut‑être le roman le plus profus de Rabelais. Certains passages ont été peu abordés — Panurge et Dindenault, les îles de Tohu et Bohu, de Cheli ou de Chaneph notamment — tandis que d’autres ont été particulièrement explorés. Les dernières lignes du roman longtemps reçues comme un télos raté, voire une marque d’inachèvement, sont dorénavant lues comme une des plus belles — mais aussi complexes — clôtures romanesques. Quantité de chapitres ou de détails ont reçu un éclairage nouveau. On pourrait trouver qu’il n’y a eu dans ce colloque que peu de propositions de lecture d’ensemble du roman. Ce n’est en rien un signe d’essoufflement critique mais plutôt une des conséquences de l’écriture rabelaisienne, qui encourage à se perdre joyeusement dans les dédales, ouvertures et chausse‑trapes d’une allusion, d’une référence intertextuelle, d’une figure mystérieuse, d’un mot étrange. Même si une cohérence d’ensemble se dessine dans le roman, même si les échos sont nombreux d’un épisode à l’autre, chaque île nouvelle rencontrée offre en quelque sorte un nouveau roman à décrypter45.
34Franco Giacone terminait son avant‑propos du volume en évoquant l’opportunité d’un nouveau colloque romain. S’il permet de nous offrir des articles aussi intéressants et variés à lire, nous ne pouvons que lui laisser le dernier mot : « Un dernier colloque rabelaisien à Rome en 2013 ? Pourquoi pas ! » (p. 11).