Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Guillaume Perrier

L’étrange mot d’originalité

Originalités proustiennes, sous la direction de Philippe Chardin, Paris : Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2010, 297 p., EAN 9782841745180.

« […] de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original1 »
« Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère ceux qui écrivent bien2 »
« Son originalité immense, durable3 »
« Monsieur, je suis un original sans copie4 »
« [La vie] n’est ni belle, ni laide. Je trouve plutôt qu’elle est originale5 »

1L’œuvre de Proust est un objet privilégié pour mener un examen critique de la notion d’originalité dans toute sa diversité, dans toute sa complexité, et pour la ressaisir comme catégorie esthétique à part entière. Longtemps chargé de connotations négatives, synonyme de bizarrerie et d’excentricité, issu d’un adjectif d’abord employé dans l’expression « péché original », le terme a émergé comme catégorie esthétique dès le xviiie siècle6 et l’a emporté progressivement sur son noble rival, l’imitation. Dans cette histoire, Proust représente tout à la fois un épilogue, un événement, un conflit, une synthèse, un dépassement… Les vingt contributions qui composent le volume intitulé Originalités proustiennes, qui offrent accessoirement un panorama de la critique proustienne en 2010, ne sont pas trop nombreuses pour approfondir l’analyse de cette catégorie peu étudiée — aussi rarement réfléchie que fréquemment employée — hormis un colloque comparatiste qui s’est tenu à Fribourg en 19647 et le travail fondamental de Roland Mortier, qui date de 19828.

2Originalité selon Proust, originalité de son œuvre, originalité de sa réception : le pluriel du titre est justifié voire surdéterminé, chacun de ces trois genres d’originalité donnant lieu lui-même, ici, à plusieurs spécifications. L’« Avant-propos » de Philippe Chardin offre un panorama clairement articulé et, pour ainsi dire, un compte rendu anticipé des articles qui composent ce volume très riche. On peut penser néanmoins que l’unité du concept est l’enjeu majeur d’une réflexion qui doit passer par la multiplicité des emplois, la pluralité des acceptions et des points de vue, pour résoudre les contradictions et dissiper les confusions que l’adjectif « original », comme le substantif « originalité », suscite singulièrement. Proust lui‑même n’a pas échappé à certaines hésitations ou incohérences, avant que sa théorie esthétique — le « moi profond » de l’artiste, le style comme « vision », le « nouvel écrivain original » qui transforme la perception du public — ne l’amène à préciser sa conception de l’originalité. Ces variations mêmes témoignent de l’énergie qui anime un tel mot et qui lui donne sa place dans les discours les plus variés sur l’art, les plus spontanés comme les plus réfléchis, les plus naïfs comme les plus avertis.

Persistance de la copie

3Françoise Leriche le rappelle au cours d’une étude lexicologique brève mais déterminante (p. 1189), deux significations de l’adjectif « original » se dégagent assez nettement : un sens premier, philologique et juridique, celui de document original, c’est‑à‑dire de « pièce authentique ayant servi de base à des copies ultérieures », et un sens second : « qui n’est tiré d’après aucun modèle ». C’est ce sens dérivé qui sera exploité par la critique littéraire et la théorie esthétique pour aboutir à l’idée de nouveauté artistique, dégagée en apparence du sens premier. Néanmoins, d’un sens à l’autre, on peut penser que l’idée de copie, si elle a tendance à s’effacer, demeure implicite et active. D’une part, en effet, l’œuvre littéraire, pour être dite originale, n’a pas besoin de donner lieu à des copies. Il suffit qu’elle ne soit pas elle‑même la copie d’une autre œuvre, qu’elle s’écarte suffisamment des ouvrages connus et de leurs codes. D’autre part, au moins depuis l’invention de l’imprimerie, la production et la reproduction technique du livre sont constitutives de l’œuvre littéraire. Le manuscrit original n’est pas l’œuvre — pas davantage du moins que l’un des multiples exemplaires du livre produits par l’imprimeur. Contrairement à d’autres arts comme la peinture, il n’est pas question de chercher à distinguer, pour une même œuvre, l’original des copies10… encore que : la génétique textuelle donne aujourd’hui une pertinence particulière à la question du manuscrit original, dans la mesure où ce dernier laisserait entrevoir l’œuvre conçue par l’écrivain, « l’œuvre originale », au‑delà ou en‑deçà des artefacts éditoriaux. L’idée même d’œuvre originale est alors problématique et Nathalie Mauriac Dyer peut affirmer que, à proprement parler, « seuls les manuscrits sont originaux, l’œuvre est toujours seconde par rapport à eux » (p. 18511). On pense à la célèbre définition de la folie par Michel Foucault, « l’absence d’œuvre12 », et l’on peut se demander si l’œuvre conçue par Proust, proliférante, inachevée et peut‑être inachevable — une œuvre que ses carnets, ses cahiers et ses dactylographies corrigés permettent de deviner — ne serait pas l’expression d’une « folie » propre à l’écrivain, d’une excentricité et d’une originalité absolues, irréductibles au livre publié.

4La persistance, même négative et implicite de l’idée de copie, pourrait expliquer la puissance particulière du qualificatif « original » et du jugement d’originalité, par rapport à la simple nouveauté. Le narrateur du Côté de Guermantes évoque bien un « nouvel écrivain original13 » (cité par Mireille Naturel, p. 97), sans confondre l’emploi des deux adjectifs. Originale, l’œuvre qui aurait le pouvoir presque surnaturel de constituer une origine, c’est‑à‑dire de s’engendrer elle‑même et d’engendrer une multiplicité de copies. « Original : qui porte son origine en soi », selon la définition radicale du Trésor de la langue française (citée par Françoise Leriche p. 11714). Le paradoxe est que la production de copies finit par rendre invisible, ou difficilement perceptible, l’originalité de l’œuvre initiale. D’après l’exemple du narrateur proustien, emprunté à l’histoire de la peinture — ou plutôt à l’histoire de la réception de la peinture : Renoir aurait passé pour un grand peintre du xviiie siècle peu après avoir heurté la sensibilité du public, comme artiste d’avant‑garde. D’abord déconcerté par l’originalité de son œuvre, le public l’intègre ensuite dans une tradition picturale et finit par lui assigner une place non pas avancée, mais reculée, par rapport à son époque réelle. La réception de Bergotte, le grand écrivain fictif de la Recherche, fait l’objet d’une analyse analogue. D’où l’éloge hyperbolique qui consiste à qualifier l’originalité artistique de « durable », voire d’éternelle, comme Proust l’a fait concernant Flaubert : « C’est en elle [la syntaxe] qu’il a logé pour toujours son originalité » ; « [s]on originalité immense, durable » (cité par M. Naturel, p. 96).

5Proust évoque non pas les copies d’imitateurs de Renoir, ou de Bergotte, mais les multiples copies que les spectateurs ou les lecteurs font intérieurement de l’œuvre originale, au point de transformer leur propre vision du monde et d’oublier finalement la cause de cette transformation. Tout l’enjeu d’une réflexion sur l’originalité littéraire, d’un point de vue critique, revient à ne pas oublier ce processus et à définir objectivement la nouveauté et la singularité de l’œuvre. Or, comme le met en évidence Fr. Leriche, l’originalité est affaire de perception. D’après le Dictionnaire de l’Académie dont elle cite plusieurs versions (p. 117), est original « ce qui paraît inventé, imaginé sans aucun souvenir de ce qui précède » (édition de 1798), « ce qui paraît neuf, qui n’est pas emprunté » (édition de 1935). Ces définitions témoignent d’un certain scepticisme, qui peut aller jusqu’au doute radical. On pense au célèbre mot d’esprit du poète anglais Horace Smith (1779-1849) : « l’originalité n’est qu’une imitation […] non détectée15 ». Un autre poète anglais, Edward Young (1683‑1765), pourfendeur de l’imitation et promoteur de l’originalité en art, a fait observer dans Conjectures on Original Composition (1759) que les Anciens, à quelques exceptions près, n’étaient sans doute que des « originaux accidentels16 », c’est‑à‑dire des imitateurs dont les modèles avaient disparu. Proust insiste précisément « sur le bouleversement perceptif que produit l’originalité esthétique » (Françoise Leriche, p. 119). Loin d’être un obstacle à l’intelligence du phénomène de l’originalité littéraire, la perception d’un effet déconcertant et l’invisibilité provisoire de la cause de cet effet, en un mot la surprise17, sont nécessaires à ce qu’on pourrait appeler un effet d’originalité et à son élucidation. Plus généralement, dans les termes de Stéphane Chaudier : « Le mot “originalité” [permet] de saisir comment Proust envisage le rapport entre création et subjectivité » (p. 47).

Une affaire de perception

6La question de l’originalité proustienne peut alors revenir à se demander comment sont perçues, ou comment ont été perçues, la nouveauté et la singularité de l’œuvre de Proust. C’est à cette seconde question que répond Pierre‑Louis Rey dans une étude du « volume d’hommage de la NRf » (p. 213‑223), le numéro spécial paru le 1er janvier 1923, quelques semaines après la mort de Proust. La nature et la multiplicité des facteurs mis en avant par les commentateurs sollicités pour l’occasion, pour cerner la singularité de l’œuvre proustienne, font penser à quel point l’originalité est affaire de point de vue et de perspective historique : le travail d’analyse de Proust plus pénétrant que celui de Balzac (Léon Daudet), sa recherche de la vérité plus profonde que celle des naturalistes (Robert De Traz), ses personnages amoureux moins conventionnels que ceux des romans psychologiques des années 1880 (André Maurois), plus mouvants que ceux de Stendhal (José Ortega Y Gasset), ses qualités intellectuelles supérieures à celles de Flaubert (Ernst Robert Curtius). Ni le style de l’écrivain, ni la structure théorico-narrative de la Recherche, qui seront deux grands facteurs de l’originalité proustienne aux yeux des lecteurs de la seconde moitié du xxe siècle, ne sont mis en avant dans ce volume d’hommage. On comprend que la structure globale du roman, dont les trois derniers tomes sont encore inédits18, ne soit pas complètement perceptible aux lecteurs de l’époque ; mais les commentaires sur le style de Proust sont étonnamment peu nombreux19.

7Si l’originalité est affaire de perception, si elle dépend du point de vue adopté par le critique et de l’horizon d’attente sur lequel elle se détache, alors l’esthétique de réception peut être considérée comme l’outil théorique le plus adapté à l’étude de ce phénomène. Aussi Luc Fraisse compare‑t‑il point par point la théorie de Hans Robert Jauss et la conception proustienne de l’originalité, telle qu’elle est esquissée dans le passage du Côté de Guermantes sur le « nouvel écrivain20 ». L’analyse, très serrée, envisage les divers aspects du problème, en insistant sur la différence entre perception du monde et perception de la littérature, qui permet de démarquer sur plusieurs points la réflexion de l’écrivain français et celle du théoricien allemand. D’abord,

là où Jauss affirmera […] que la réaction du public en quelque sorte achève l’œuvre, Proust avançait une idée plus audacieuse et difficile à admettre, selon laquelle notre vision du monde est perpétuellement placée sous influence, c’est‑à‑dire passant d’une influence à l’autre — de Bergotte au « nouvel écrivain », de la peinture académique à celle de Renoir — pour percevoir l’univers sensible qui nous environne. (p. 82)

8La « part active que joue le récepteur dans la constitution du sens », selon Jauss, permet de critiquer « le rôle décidément passif prêté par le narrateur du Côté de Guermantes à ce public qui forme la réception des œuvres, et dont l’horizon d’attente se voit d’abord rompu » (p. 88). D’un certain point de vue, Proust « va plus loin, montrant que l’ingratitude attachée à l’accoutumance fait que le novateur lui‑même [l’artiste original], va être relégué, sous sa propre action, au rang des valeurs […] dépassées » (p. 89). Mais c’est Jauss qui a le dernier mot, dans ce duel théorique à distance, quand il explique que la redécouverte des œuvres du passé sous un nouveau jour — ainsi la relecture de Racine par Bergotte, qu’admire le héros‑narrateur de Proust — est rendue possible par la littérature contemporaine, qui élargit l’horizon d’attente du lecteur (p. 90). L’originalité nouvelle, au lieu de rejeter dans l’ombre les œuvres du passé — l’originalité ancienne — comme un fond homogène et indifférent, contribue à aiguiser le regard du lecteur et à lui faire percevoir toutes les aspérités cachées, toutes les discontinuités de l’histoire littéraire.

Originalité, mémoire, plagiat

9En quoi consiste finalement l’originalité de Proust aux yeux des commentateurs qui étudient son œuvre en 2010 ? Il faut noter d’abord leur extrême réticence à poser cette question frontalement et à y répondre naïvement, voire à employer à leur propre compte le mot d’originalité. Leur étude passe par une analyse des discours qui incluent le mot ou l’idée ; elle porte sur l’originalité telle que la conçoit Proust, ou telle que la conçoivent ses lecteurs. Mais cela n’en constitue pas moins une réponse à la question que l’on peut se poser légitimement. Kazuyoshi Yoshikawa définit l’originalité de Proust comme une idolâtrie assimilée, comme la transformation d’allusions picturales et littéraires en métaphores (« Originalité et idolâtrie artistique chez Proust », p. 35‑45). M. Naturel part de l’originalité que Proust reconnaît à Flaubert pour reconsidérer la définition du « nouvel écrivain » et pour finalement aborder l’originalité de Proust aux yeux de la critique de l’époque (« Déconstruire pour mieux reconstruire : les rapports nouveaux entre les choses », p. 95‑103). Jacques Body décrypte le rapport de Proust à l’œuvre de Jean Giraudoux, permettant ainsi de mieux comprendre les pages sur le « nouvel écrivain », dont on sait que l’auteur de Nuit à Châteauroux fut le principal modèle (« Proust devant l’originalité de Giraudoux », p. 105‑116). Florence Godeau étudie « L’originalité de la référence homérique dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs » (p. 151‑160). Francine Goujon, la complexité des allusions à Racine, dans « Sodome et Gomorrhe I : Un lieu racinien » (p. 161‑174). N. Mauriac Dyer retrace la genèse du « petit personnage barométrique » cher au héros‑narrateur, en remontant jusqu’à la figure mythologique de Memnon telle que l’évoque Baudelaire (« Memnon barométrique ou Spleen à la manière de Proust », p. 185‑195). Robert Kahn analyse la lecture de Proust par Auerbach, qui apparaît finalement, dans les circonstances tragiques de la Seconde Guerre mondiale et de l’exil, comme une lecture de soi, conforme à la visée du roman proustien (« “Abraham et le petit capucin” : Erich Auerbach lecteur de Proust », p. 239‑250). Anne Simon analyse les ressemblances frappantes entre le garçon de café, fameux exemple de Sartre dans L’Être et le Néant, et le personnage de Legrandin dans la Recherche (« “Legrandin changé en garçon de café” : Proust, original de Sartre », p. 251‑262). Isabelle Serça étudie, à travers la présence proustienne et sa transformation dans l’œuvre de Claude Simon, les rapports entre mémoire et écriture (« Proust et Simon : du temps perdu au temps suspendu », p. 263‑281). Cette série de contributions dépasse largement la section intitulée « De l’originalité comme conquête progressive », consacrée aux rapports de Proust avec ses modèles. Ainsi, la réponse à la question que l’on posait se dégage assez nettement : l’originalité proustienne tient à certaines formes d’intertextualité, ou à ce qu’Antoine Compagnon appelait naguère « mémoire de la littérature21 », une mémoire vivante et protéiforme, qui anime aussi bien Proust que ses lecteurs et ses critiques.

10Y a‑t‑il une contradiction à définir l’originalité de Proust par ses rapports avec l’œuvre d’autres écrivains ? Ne risque‑t‑on pas de confondre le concept d’originalité avec son prédécesseur et son exact opposé dans l’histoire de la poétique, l’imitation ? La question affleure à de multiples reprises dans ce volume. L’œuvre de Proust nous invite à penser la complémentarité entre ces deux termes, non pas leur exclusion réciproque. Citons ici Annick Bouillaguet, qui a consacré la majeure partie de ses recherches à cette question et qui conteste radicalement la célèbre déclaration de Proust selon laquelle le pastiche n’aurait été qu’une « affaire d’hygiène », de purgation du « vice naturel d’idolâtrie et d’imitation » (citée p. 175). L’ambition de Proust n’était pas de faire œuvre originale mais

d’écrire un roman-somme qui contiendrait, sans les dénaturer mais en les faisant siens, ceux qui l’ont précédé […]. Proust ne l’a pas dit, mais il ne l’a pas nié. Il a laissé son lecteur complice, à ce lecteur qu’il voulait « collaborant », le soin de relever ces indices et de les interroger, et lui a ainsi livré une structure secrète de son œuvre cette profonde mémoire de la littérature. (p. 183)

11L’originalité de Proust est‑elle en cause pour autant ? Conteste‑t‑on à Joyce la qualité d’écrivain original, pour avoir « imité » Homère ? Un pratique extrême de l’imitation ne constitue‑t‑elle pas une nouvelle forme d’originalité ? Oui, à moins que cette dernière catégorie ne soit désormais caduque, comme le suggère A. Bouillaguet. Les travaux de Hélène Maurel-Indart, spécialiste des rapports entre plagiat et la création littéraire, qui signe ici une étude consacrée à « L’obsession de l’originalité ou la hantise du “copiateur” dans Le Temps retrouvé » (p. 65‑77), sont au cœur de cette réflexion. L’obsession proustienne de l’originalité, loin d’exclure l’imitation, implique la figure antagoniste du plagiaire et entretient avec elle des rapports de mimétisme pour le moins troubles, à l’image des rapports du héros-narrateur avec le personnage de Bloch, rebaptisé Jacques du Rozier dans Le Temps retrouvé. Quel jugement la critique littéraire si soucieuse d’originalité aurait-elle émis, si le recopiage de certain livre d’art22 par Proust, dans l’une de ses plus belles évocations de la peinture vénitienne23, avait été découvert à l’époque de la première publication d’Albertine disparue ?

12A. Compagnon, après avoir évoqué la figure d’André Fermigier, éditeur de Proust dans la collection « Le Livre de Poche » dans les années soixante (p. 284‑28624), aborde à son tour le thème de la mémoire littéraire de Proust, en citant Baudelaire et Barthes (p. 292). Mais la littérature joue ici un rôle médiateur, pour évoquer une expérience toute personnelle de la lecture et du souvenir : le rôle déclencheur des bruits matinaux, plus précisément le fracas des poubelles à Paris, dans la remémoration du deuil d’un être cher — nouvelles « Intermittences du cœur ». On pourrait parler ici d’une critique originale, au sens où elle renvoie à la vie même. Ce sens d’« original », le dernier que l’on évoquera ici, se rapproche de « naïf », tel que l’entendaient les poètes de la Renaissance, de l’idée de « naturel », au sens de « fidèle à sa propre nature25 ». Il occupe une place privilégiée dans le spectre sémantique du mot au xviiie siècle et joue un rôle déterminant dans l’émergence de la catégorie esthétique de l’originalité à cette époque26. Il nous rappelle enfin l’équation que le narrateur du Temps retrouvé pose entre la littérature et la vie27.

13Rosalind Krauss, dans un article paru pour la première fois en 1982, a dénoncé l’originalité des avant‑gardes comme un « mythe28 » : avant que l’art post‑moderne n’assume le « discours de la copie », l’art moderne tient et suscite le « discours de l’originalité », « un discours qui ne sert pas seulement l’intérêt des artistes, mais aussi ceux, bien plus larges, d’institutions aussi nombreuses que diverses ». Le mythe moderne consiste ici à falsifier une réalité donnée, par l’inversion exacte de son image, sous la pression de l’idéologie. R. Krauss montre que l’image de l’artiste moderne original cache une pratique effective fondée sur un « système de répétition sans original », un « stéréotype qui ne cesse paradoxalement d’être redécouvert », comme la structure de la grille chez les peintres d’avant‑garde. Le « démon de la théorie » devrait nous souffler qu’il n’y a pas de création originale, mais toujours une pluralité d’œuvres étroitement liées les unes aux autres, intriquées même ; que l’œuvre est toujours seconde, qu’elle diffère tout au plus, par rapport à une multiplicité de discours, d’images, qui la précèdent, l’environnent et la prolongent. Il est nécessaire de poursuivre cette critique politique et théorique de l’originalité, mais également de penser la persistance subjective et personnelle de cette catégorie, sinon dans la réalité objective de l’histoire littéraire, du moins dans l’imaginaire des lecteurs. Les mots « original, originalité » ne finissent pas d’intriguer par la valeur positive, élective, qui continue de leur être associée dans le jugement esthétique, et par leur rémanence dans les discours.