Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Thomas Golsenne

La connaissance par montage

Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2011, 382 p., 73 ill. n&b, EAN 9782707322005.

1Atlas ou le gai savoir inquiet fait suite à Quand les images prennent position (2009) et à Remontages du temps subi (2010). Cette trilogie de L’Œil de l’histoire constitue le travail majeur du Didi‑Huberman « politique », qui succède au Didi‑Huberman « historien de l’art » ; succession qu’on peut faire remonter à Images malgré tout (2003), livre écrit à la suite de l’exposition Mémoire des camps et de la polémique qui avait suivi la parution du catalogue dans lequel Georges Didi‑Huberman avait écrit un texte sur les quatre photographies du Sonderkommando d’Auschwitz. Depuis, G. Didi‑Huberman a approfondi ses recherches sur les images et la guerre, les images de la guerre et la pensée des images en temps de guerre. S’il s’intéressait depuis plus longtemps à des théoriciens des images et des philosophes du xxe siècle contemporains des deux conflits mondiaux comme Sigmund Freud,Aby Warburg, Walter Benjamin et Georges Bataille, ce n’était encore « que » du point de vue de la critique de l’histoire de l’art traditionnelle afin de mettre en place une « anthropologie des images ». Dans Images malgré tout et dans la trilogie L’Œil de l’histoire, ces penseurs sont réinterrogés d’une nouvelle manière, dans leur rapport à l’histoire non plus seulement comme science, mais comme état de faits actuels qui affecte et leur vie et leur pensée. Quand les images prennent position était ainsi consacré à Brecht et à son Journal de travail, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale ; Remontages du temps subi continuait le travail entrepris dans Images malgré tout sur les images des camps en se concentrant, plus précisément, sur leur traitement par le film et la vidéo ; Atlas ou le gai savoir inquiet reprend la recherche de longue haleine sur Warburg (dont le premier temps fort date de 20021) mais en partant des effets psychopathologiques et épistémologiques de la « Grande Guerre » sur l’historien de l’art allemand. Son attention est cette fois entièrement concentrée sur la dernière œuvre de Warburg, auquel l’ouvrage de 2002 ne consacrait que son dernier chapitre : l’Atlas Mnémosyne.

L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg

2L’atlas est un modèle épistémologique, « une forme visuelle du savoir » (p. 12) qui repose non pas sur l’organicité de la démonstration logique ou l’unité de composition du tableau, mais sur « une impureté fondamentale », « une exubérance, une remarquable fécondité » :

Contre toute pureté épistémique, l’atlas introduit dans le savoir la dimension sensible, le divers, le caractère lacunaire de chaque image. Contre toute pureté esthétique, il introduit le multiple, le divers, l’hybridité de tout montage. (p. 13)

3Le grand mot est lâché : le montage. En quoi le montage constitue‑t‑il une forme du savoir ?

4D’abord il constitue une réserve « inépuisable » de relations, d’analogies entre des images, des objets, des idées (p. 14). Sa seule limite est l’« imagination » de celui qui le constitue et sa curiosité à l’alimenter de matériel. De l’atlas géographique le plus simple à l’atlas Mnémosyne de Warburg, en passant par le principe énoncé par Lautréamont, repris par les surréalistes, de la beauté produite par « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », aucune règle ne vient dicter à l’avance les façons d’occuper la « table de montage » de l’atlas. Cependant, une planche d’atlas n’est pas composée n’importe comment : avec ses anachronismes, ses ruptures d’échelle, ses rapprochements inattendus, l’atlas donne à penser visuellement. Il ne traduit pas, sous une forme synoptique, une pensée formulée par le texte et fournie dans les légendes ; il ne constitue pas un simple « aide‑mémoire » à un discours préétabli. Il précède le texte et le discours : monter des images, c’est déjà penser. La planche d’atlas est un « champ opératoire », un lieu ouvert à toutes les rencontres qui en surdéterminent le sens, comme le corps l’est dans beaucoup de cultures chamaniques (p. 53).

5Cette pensée est « déraisonnable ». Si l’ordre de la raison est défini, par G. Didi‑Huberman, comme l’enchaînement logique des causes et des conséquences (linéarité du temps historique, dialectique en trois temps de la philosophie hégélienne, unité formelle et iconographique des images dans la démarche panofskyenne), alors l’atlas de Warburg est d’un autre ordre. « Déraisonnable », il l’est en effet à plus d’un titre : d’abord parce que Warburg l’a mis en œuvre au retour de la clinique de Kreuzlingen, à la fin de sa crise psychotique (Mnémosyne est vraiment l’œuvre d’un « savant fou ») ; ensuite, parce que cette tâche immense, ce projet faramineux — cartographier les tendances psychiques de la civilisation européenne à travers ses images les plus notables — n’avait pas de fin possible ; enfin parce que dans son principe même, dans son fonctionnement, l’atlas warburgien s’ouvre aux ressources d’un « inconscient » des formes et du temps, il s’assimile aux errances de la mémoire, au jeu du refoulé et de son retour.

6Mais cette « déraison » de l’atlas est relative.

Le désordre [d’une planche d’atlas, d’une table d’autel, d’un champ opératoire] n’est déraison que pour celui qui refuse de penser, de respecter, d’accompagner en quelque sorte, le morcellement du monde. La table serait donc un lieu privilégié pour recueillir ce morcellement. (p. 56)

7Le monde en morceaux : que signifie cette idée, d’où vient‑elle ? Non pas, simplement, que le monde est composé d’une infinie variété d’espèces, d’objets, de cultures, qui ne sauraient se comprendre d’un seul mouvement de pensée. Mais plutôt, qu’il est animé de forces contradictoires, dialectiques : d’un côté les forces organiques qui créent les formes, stabilisent les êtres, sont objets de connaissance, astra ; et de l’autre, des forces de décomposition, qui désagrègent les formes, inquiètent les êtres, plongent le savoir dans son contraire, monstra (p. 49) : formes d’Apollon et forces de Dionysos… Ce sont ces dernières qui morcellent le monde en réalités disparates. Ainsi l’atlas, loin de recueillir en une forme organique, « astrale », ces monstra, n’a d’ambition que « d’exposer le désordre » du monde.

8Cette forme « déraisonnable » du savoir, Warburg trouve son « fondement philosophique », d’après G. Didi‑Huberman, chez Nietzsche — d’où le sous‑titre de son livre, « le gai savoir inquiet ». Gai, car le savoir est une « ivresse », la réponse à un « besoin de jouir après une longue période de privation et d’impuissance », comme dit Nietzsche (cité p. 111). Mais inquiet, car c’est à condition de posséder une vision tragique de l’existence, de ne pas séparer ethos et pathos, que le savant nietzschéen pourra renverser les valeurs et devenir plus fort. C’est ainsi qu’« un savoir par images peut trouver sa forme anthropologique à travers la tension — caractéristique chez Goya et mise en œuvre bien avant que Nietzsche n’en donne une formulation philosophique — entre les caprices de l’imagination et le travail de la raison. » (p. 118)

La figure d’Atlas comme Pathos formel

9Pourquoi Goya ? Son nom apparaît ici de manière d’autant plus impromptue qu’aucune image du peintre espagnol ne figure dans l’atlas warburguien. Mais la réflexion sur Goya est l’occasion d’une ligne de fuite de G. Didi‑Huberman qui va l’entrainer jusqu’à August Sander, en passant par Kant et Goethe. Une ligne de fuite qui parcourt l’extension culturelle d’une Pathosformel qui tait son nom, celle du Titan Atlas portant le monde sur ses épaules. G. Didi‑Huberman élabore ici le destin visuel d’une posture et d’une figure, suivant le modèle qu’il avait lui‑même établi pour la ninfa florentine2 : Atlas ou l’anti‑ninfa, son pendant « pathétique ». La première transformation d’Atlas, c’est donc chez Goya qu’on la trouve, selon l’auteur : les « monstres » produits par « le sommeil de la raison », dans la fameuse gravure du Capricho 43, se posent sur le dos de l’artiste endormi, effondré, comme un fardeau. Or,

[i]l faut peut‑être comprendre, dans cette image de fardeau, que là où le titan Atlas devait supporter sur ses épaules le poids du monde extérieur en châtiment de son audace, le peintre Goya reconnaît à présent qu’il devra supporter sur son dos le poids ou la grande tache sombre de tout un monde intérieur — étrange, étranger pourtant —, comme si les visions elles‑mêmes étaient le châtiment, le prix à payer pour une lucidité du sujet à l’égard de ses propres monstres. (p. 124)

10Contemporaine de L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, l’image de Goya est interprétée ici comme une réponse artistique et inquiète à l’esprit des Lumières incarné par Kant, et une annonce de l’éloge romantique de l’ombre, du rêve et de l’imagination. Goya sera ainsi admiré par Gautier, Baudelaire (cités p. 134‑136) et tous ceux qui voient dans ses « caricatures » une analyse lucide des contradictions de la nature humaine, une volonté de concilier l’imagination et la raison, bref, un gai savoir inquiet. De même que Goya, son contemporain Goethe critique la rationalité kantienne et développe une approche de la science en « amateur », où l’art et l’imagination ne sont pas exclus, et dont les collections vertigineuses constituent, en quelque sorte, un modèle possible à l’Atlas de Warburg (p. 137‑162).

11La ligne de fuite que trace ainsi G. Didi‑Huberman en suivant les avatars de la figure d’Atlas le conduit finalement au xxe siècle et à une dernière métamorphose. Les penseurs dont G. Didi‑Huberman écrit la généalogie — Warburg, Benjamin en particulier — ont conféré au titan les oripeaux modestes du Juif errant.

La souffrance d’Atlas n’était plus, désormais, celle d’un titan encore capable de dialoguer avec les dieux de l’Olympe [comme Goethe], mais celle d’un petit homme désabusé de toute transcendance : un homme contraint d’« organiser son pessimisme » [selon les mots de Benjamin] devant l’histoire. L’Atlas moderne n’est plus celui qui tente de soulever les astra contre les monstra de ses songes obscurs : c’est celui qui constate, désormais, la puissance des monstres au cœur même du pouvoir de la raison. (p. 166)

12C’est dire si leur pensée se fait moins gaie qu’inquiète. Les deux conflits mondiaux y sont pour quelque chose, et les ultimes planches de Mnémosyne, consacrés aux accords du Latran entre Mussolini et Pie XI et à l’histoire de l’antisémitisme, ont aussi une portée de « prophétie politique » marquée par le sceau de l’inquiétude (p. 180).

La guerre ou la précipitation des images

13Que les guerres aient eu une influence sur ces penseurs est peu dire : Warburg y laissa la raison un moment, Benjamin y perdit la vie. Mais la thèse de G. Didi‑Huberman va plus loin car elle concerne le rapport entre la guerre, la pensée, l’art et les images. Ce n’est pas un rapport de représentation mais de corrélation. Pas de forme qui ne soit, dit l’auteur, « réponse à une guerre, à une douleur historique et à son lot de pathos. » (p. 183) Du moins tel qu’il en ressort de la lecture de Benjamin, de Warburg ou de Brecht, qui écrivait que « la dislocation du monde, voilà le sujet de l’art. » (cité p. 181). Le monde est chaos et c’est pour cette raison, pour diagnostiquer ce chaos, que la connaissance par montage est nécessaire. C’en est fini de l’histoire de l’art idéal, des belles formes, et des savoirs rassurants du positivisme : il n’y aura dorénavant de connaissance que des forces qui disloquent et qui recomposent tragiquement les formes, forces sociales, politiques, mais avant tout, aux yeux de Warburg et de son exégète néo‑freudien, psychiques : le vrai sujet de Mnémosyne, ce sont les « psychomachies », dont la guerre de 14‑18 fournit au savant allemand l’exemple le plus récent, le plus dévastateur. G. Didi‑Huberman consacre de longues pages (p. 184‑247) tant aux recueils photographiques et documentaires de Warburg sur la guerre (90.000 fiches réunies dans la cartothèque de ses archives sur ce seul sujet) et d’autres historiens (comme Marc Bloch), qu’à la crise psychotique qui le heurta de plein fouet au sortir du conflit, de 1918 à 1922. G. Didi‑Huberman pose qu’à force d’étudier la guerre, ses causes et ses effets psychiques, Warburg aura fini par les incorporer ; qu’à force de traquer les « fantômes » et les superstitions, il aura fini par y croire lui‑même ; qu’à force de considérer le conflit armé comme une psychomachie, il aura fini par l’intégrer. Et, au bout du compte, qu’à force de chercher à comprendre les « âmes malades de la guerre » (p. 232), c’est la sienne qui finira par être affectée. C’était le risque pour celui qui défendait une posture de savant empathiquement engagé avec son objet d’étude, c’est‑à‑dire une posture radicalement opposée à celle qu’arborait (et arbore toujours) la norme universitaire, la soi‑disante « objectivité » scientifique. Warburg avait appliqué à la lettre, finalement, ce que Nietzsche, critique féroce de l’objectivité scientifique, appelait la « connaissance du souffrant » (cité p. 248).

14Après sa guérison, on le sait, Warburg reprend la recherche, renoue avec ses amours Hopi (la fameuse « Conférence sur le serpent » de 1924) et surtout commence, dès 1926, son Atlas Mnémosyne. Tel que G. Didi‑Huberman l’envisage, celui‑ci est la solution trouvée par Warburg non pas pour résoudre le conflit (politique ou psychique) qui l’avait tellement affecté, mais pour le présenter, lui donner une consistance collective.

Mnémosyne aura eu pour ambition de remonter un monde démonté par les désastres de l’histoire, d’en renouer les fils mémoriels par‑delà ses épisodes, d’en renouveler la cosmographie intellectuelle, comme si la sphère portée par le titan mythologique, dans l’Atlas Farnèse, détruite par les temps modernes, devait être entièrement recomposée, redessinée à nouveaux frais par ce voyant du temps que fut Aby Warburg. (p. 254)

La méthode Didi-Huberman

15Le cadre théorique dessiné par G. Didi‑Huberman autour de Mnémosyne est bien plus riche que ce que ces quelques lignes rappellent. Si riche qu’il finit par prendre plus d’importance que ce qu’il encadre, l’Atlas lui‑même. Il aurait été utile par exemple de montrer comment Warburg inversait l’ordre traditionnel du rapport entre l’idée et l’image, dans Mnémosyne ; autrement dit, comment il procédait pour monter ses planches. Car, à part quelques analyses éparses d’une ou deux planches (même pas dans leur intégralité), G. Didi‑Huberman, finalement, ne procède pas à cette analyse. Le très long et passionnant passage sur les foies divinatoires qui figurent dans la planche 1 de Mnémosyne (p. 25‑58) est à cet égard révélateur. Au lieu d’en étudier les relations avec les autres images qui constituent cette planche, G. Didi‑Huberman les en extrait, et analyse les foies divinatoires pour eux‑mêmes, dans toute complexité culturelle et sur la longue durée de leur existence. Ces objets informes et intrigants, sur lesquels les devins babyloniens ou étrusques lisaient toutes sortes de présages, sont assimilés à des « tables d’images » par G. Didi‑Huberman. Il en fait ainsi le modèle réduit de l’atlas lui‑même, une image qui met en abyme l’ensemble qu’elle inaugure. Un tel procédé se retrouve à propos de la figure mythologique d’Atlas, le porteur du monde, qui figure dans la planche 2 de Mnémosyne, dont G. Didi-Huberman l’abstrait pour en faire une figure emblématique de la polarité qui traverserait, pour Warburg, l’existence humaine : monstrueuse et astrale, souffrante et savante (p. 84‑108).

16À force d’insister sur le caractère « ouvert » de l’Atlas, c’est‑à‑dire sur sa surdétermination fondamentale, son inachèvement, son côté work in progress, tout le contraire d’une synthèse, bref sur ce qui en fait un dispositif « inépuisable » (p. 255‑280), G. Didi-Huberman néglige quelque peu la démonstration de détail qui permettrait de se repérer dans les méandres dessinés entre les images de l’atlas warburguien, c’est‑à‑dire, tout simplement, d’y trouver du sens. Or il faut qu’il y ait du sens dans l’Atlas, sans quoi il n’aurait pas plus d’intérêt à nos yeux qu’un pêle‑mêle de souvenirs photographiques rassemblés par un adolescent. Mais ce serait alors restreindre l’angle de vue heuristique que l’auteur projette sur Mnémosyne. Ce même problème de méthode — ce cercle vicieux épistémologique — se retrouve quand G. Didi‑Huberman évoque la postérité de l’Atlas Mnémosyne. Postérité moins savante qu’artistique à ses yeux, et cela mériterait sans doute une plus ample discussion — les noms et les œuvres qu’il cite, de Marcel Duchamp à Walid Raad, d’August Sander à Gerhard Richter, et d’une vingtaine d’autres — tous la plupart présents dans l’exposition Atlas dont G. Didi-Huberman fut le commissaire — le montrent abondamment. L’Atlas serait une des grandes formes privilégiées par les artistes qui pensent le présent et l’histoire comme un vaste « champ de conflits », conflits qui établissent une « iconologie politique » (p. 283‑292). L’art depuis le xxe siècle serait une longue réflexion sur « les désastres de la guerre » (y compris la guerre froide, la guerre contre le communisme ou le capitalisme, la vie comme guerre dans la société néolibérale) — et la place importante occupée par Harun Farocki dans l’exposition et dans les autres ouvrages de G. Didi‑Huberman est à ce titre révélatrice. Mais de nouveau l’auteur se contente d’une évocation dans les grandes lignes et se passe d’entrer dans le détail des œuvres singulières. Sa distinction entre l’atlas et l’archive (p. 14, p. 289‑290) n’est pas tant formelle que théorique et tactique. Théorique, parce qu’elle lui permet de choisir le premier au détriment de la seconde, qui donnerait moins à penser. Tactique, parce que cette distinction, absente du livre de 2002 sur Warburg (L’Image survivante, p. 457, parle de l’Atlas comme « archive entière »), lui permet de se dégager de tous les auteurs (cités en note) qui, depuis dix ans, ont interprété Mnémosyne suivant le modèle archivistique. Or, si G. Didi‑Huberman avait, comme pour les planches de l’Atlas, analysé les œuvres des auteurs qu’il cite une par une, il aurait bien dû écrire que toutes les formes, tous les projets, les modes de présentation de ces artistes ne peuvent s’assimiler à Mnémosyne, ni même se subsumer dans le paradigme général de l’atlas. Il était difficile, voire impossible, de réunir autant de projets si différents sous le seul registre de la catastrophe historique et de la réaction politico‑artistique — comment en effet les morceaux d’anatomie de Giuseppe Penone ou les projets d’atlas systématiques de Douglas Huebler ou de Fischli et Weiss (qui ne sont pas loin tout de même de l’archive) pourraient‑ils se raccorder à la question du désastre ? On a l’impression qu’il pratique le réductionnisme qu’il critique à longueur de pages à propos de Kant ou de Panofsky. C’est qu’il est contraint par l’unité de son objet de départ — Mnémosyne — alors que celui‑ci, paradoxalement, est, d’après G. Didi‑Huberman, une invitation à la multiplicité.

17Ce qui ne retire rien à la qualité des noms mentionnés par l’auteur, ni au mérite de les avoir réunis conceptuellement (et dans une exposition). Il manque curieusement, à mes yeux tout du moins, l’analyse différentielle de ces propositions qui semble pourtant au cœur même de la pensée didi-hubermanienne : ces écarts ne sont que la preuve de la richesse herméneutique de son concept.

18L’Atlas Mnémosyne est donc inépuisable, tant par ses multiples sens que par ses multiples héritiers. Mais il manque d’en détailler au moins un seul. C’est ennuyeux, car le lecteur ne peut que se contenter de trois interprétations de ce manque : soit il doit croire sur parole l’auteur qui affirme la fécondité de l’atlas warburgien ; soit il doit renoncer à une telle analyse, car la logique du montage de Mnémosyne échappera quoiqu’il en soit à toute intelligibilité, le projet étant inachevé et trop lié aux méandres psychiques de Warburg ; soit expliquer l’atlas, en comprendre le fonctionnement, ce serait lui faire perdre ce caractère « déraisonnable », gai et inquiétant, d’un travail laissé dans un flou artistique calculé. En somme, G. Didi‑Huberman invente, fantasme peut‑être plus qu’il n’analyse l’atlas Mnémosyne. C’est son droit philosophique : Gilles Deleuze n’admettait‑il pas lui‑même qu’il trahissait les auteurs qu’il étudiait ? Celui qui invente une philosophie du montage visuel, qui est riche de tant de sources, c’est bien G. Didi‑Huberman et non Warburg. C’est bien le premier et non le second qui a lu Michel Foucault, en particulier L’Archéologie du savoir et Les Mots et les Choses, où Foucault appelle l’« encyclopédie chinoise » de Borgès un « atlas de l’impossible » (cité p. 69) ; il en va de même pour la lecture de Qu’est‑ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari (p. 177), dont le concept de « chaosmos » intéresse forcément G. Didi‑Huberman. Mais curieusement, celui‑ci a encore besoin du réflexe de l’historien des idées pour s’abriter derrière l’autorité d’une grande figure du passé afin de développer une pensée qui n’appartient qu’à lui. Ce faisant, il utilise tout l’arsenal démonstratif (plan très construit, notes de bas de page, bibliographie plus qu’abondante) des auteurs qu’il combat, adoptant formellement l’exact contraire de l’écriture qu’il admire et qu’il défend, celle, fragmentaire ou enchevêtrée à souhait, pesante ou fulgurante, trouée ou érudite, de Warburg. Mais comme le bon chercheur n’est attiré que parce qu’il ignore, sans doute cette contradiction entre l’objet et le style de la recherche de Georges Didi-Huberman n’est‑elle que le signe d’un désir de l’inconnu.