« La poésie, c’est autre chose »
1L’essentiel de ce numéro du Bulletin d’informations proustiennes s’aventure sur un sujet proustien central : l’exploration de nombreux liens qui existent entre l’œuvre et la vie de Proust et la poésie. À ce jour, il n’y a ni ouvrage collectif ni étude approfondie sur l’importance générale de la poésie et des poètes dans À la recherche du temps perdu, ce qui est sans doute l’une des raisons pour lesquelles l’équipe Proust de l’ITEM s’est lancée pendant deux années consécutives, depuis octobre 2008, sur ce sujet. Les interventions à l’Institut des textes et des manuscrits modernes ont mis en évidence les pistes qui restent à explorer, et la publication de cinq de ces quinze séminaires dans l’ultime numéro du Bulletin témoigne de la richesse des contributions.
2On le sait, Proust a commencé sa carrière littéraire en écrivant des vers sur des peintres, publiés pour la première fois dans Le Gaulois, le 21 juin 1895, et repris plus tard dans Les Plaisirs et les Jours en 1896. Mais si ce « Proust poète » propose un premier lien direct avec la poésie, c’est plutôt le vaste nombre d’allusions poétiques et l’évocation concrète des poètes qu’on trouve soit dans la Recherche soit dans la Correspondance qui nous montre l’ampleur des rapports qui existent entre l’auteur, sa vie, son œuvre et ce genre littéraire. Finalement — et c’est l’une des réussites de ce numéro du Bulletin —, cette multitude de liens, connections et parallèles fait valoir la nécessité de redéfinir la poésie en soi et en ce qu’elle représente dans la Recherche ainsi que pour Proust et pour son époque. Outre l’argument que chaque article apporte, l’originalité de ces contributions portant sur la poésie réside dans la juxtaposition de ces cinq enquêtes, qui sont autant de manière de cerner la poésie, et d’en questionner l’essence. À la lecture de ce numéro, la poésie ressort continuellement comme une « autre chose1 », formule du poète Eugène Guillevic qui rend involontairement hommage à la place centrale et méconnue que tient la poésie dans l’œuvre de Proust.
« Un autre poète » : de Mallarmé à Baudelaire
3L’article de Bertrand Marchal sur Mallarmé et celui de Matthieu Vernet sur Baudelaire présentent, en apparence, de manifestes ressemblances, même si le point de départ des deux démarches diffèrent en profondeur. Tandis que l’importance de Baudelaire pour l’œuvre de Proust n’a jamais été contestée, ni par la critique ni par Proust lui‑même, qui consacre deux réflexions critiques à Baudelaire (recueillis dans la Pléiade du Contre Sainte-Beuve2), Mallarmé reste un poète dont on a, comme le montre B. Marchal, pour de faux prétextes, bien trop minoré l’influence sur Proust. Certes, on sait que Proust publie « Contre l’obscurité » suite à la publication du « Mystère dans les lettres » de Mallarmé dans la Revue blanche en 1896. Loin d’être une attaque contre Mallarmé, ce texte ne doit pas résumer ou illustrer les rapports qui unissent les deux écrivains. Et B. Marchal de préciser que « Le mystère dans les lettres » ne s’adressait pas spécialement à Proust, mais qu’il s’agissait « plutôt d’une réponse générale à ses détracteurs3 » (p. 58).
4B. Marchal poursuit avec une étude détaillée de ce qu’il appelle non un « Mallarmé et Proust » mais un « Mallarmé selon Proust », car, tandis que Mallarmé reste silencieux au sujet de Proust, on trouve pas moins de cinquante‑trois références à Mallarmé dans l’œuvre de Proust, correspondance comprise. « Proust aime la poésie de Mallarmé, même si ce n’est pas sans réserve » (p. 63). Certes, le Mallarmé de Proust est avant tout un Mallarmé des poésies (Proust ne s’occupant guère des autre écrits), mais Mallarmé fait partie des écrivains qui, à la différence de Balzac ou de Stendhal, ne confondent pas la vie et l’œuvre ; il représente en cela « la limite idéale de l’autotélisme littéraire » (p. 65) aux yeux de l’auteur du Contre Sainte‑Beuve.
5B. Marchal dépasse cette question biographique ou esthétique pour se livrer à une stimulante réflexion sur l’intertextualité dans laquelle il se limite au poème mallarméen auquel Proust fait le plus souvent référence dans sa correspondance : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… ». Ce poème est présenté comme un « nœud symbolique », un nœud « où se croisent le fil Elstir, le fil Wagner, voire le fil Maeterlinck » ce qui produit une richesse d’allusions qui fait de Mallarmé « un des modèles auxquels se confronte l’apprenti‑écrivain » (p. 75). B. Marchal montre admirablement les multiples reprises du motif « des vols qui n’ont pas fui » : le cygne, oiseau migratoire qui reste en arrière tout comme l’avion d’Agostinelli, le yacht d’Albertine qui restera en port ainsi que sa Rolls qui ne roulera pas, et la juxtaposition de l’aéroplane et du yacht qui rappelle l’équivalence entre le ciel et la mer et par‑là l’esthétique d’Elstir. Les implications de ce motif sont saisissantes, mais on pourrait, à ce titre, reprocher à B. Marchal de n’avoir pas suffisamment pris en compte le fait que les citations de Proust ne sont pas toujours exactes. Proust adapte en effet par exemple deux vers de « M’introduire dans ton histoire… ». Comme l’a montré Richard Goodkin, ce changement renverse le contenu du passage et l’impact symbolique que R. Goodkin inscrit, à la différence de B. Marchal, dans un questionnement du temps et de la mémoire4.
6Même si l’association du cygne de Lohengrin de Wagner avec le cygne de Mallarmé et l’allusion au « signe » symboliste n’est pas un constat nouveau5, ce qui paraît original, à nos yeux, est le lien établi avec le Traité de la mort de Maeterlinck et par‑là, la découverte que les débats apparemment techniques sur le vol dans la Recherche (RTP, t. III, p. 667‑668 ; t. IV, p. 337‑338) renvoient toujours à un débat esthétique. C’est par la description des avions en tant que « cent vingt chevaux marque Mystère », description qui, dans la Correspondance,est utilisée plusieurs fois pour commenter Le Traité de la mort, que B. Marchal parvient à faire ce lien, qui le ramène ultérieurement au sujet de la « littérature obscure ». Mais Maeterlinck, d’après Proust, même s’il le décrit comme un poète de l’obscurité réussit à travers cette obscurité à nous consoler « d’une mort qui n’est pas celle que nous redoutons, d’une mort d’avant le Christianisme6 ». L’argument du « Contre l’obscurité » semble donc plus complexe et fragmentaire, et considérablement plus en accord avec Mallarmé. Comme le notait déjà Jean‑Yves Tadié dans sa biographie, Proust comprenait Mallarmé « davantage qu’il n’y paraît7 », car finalement la littérature qui est l’objet même de la réflexion théorique du Temps retrouvé est bien, comme le souligne B. Marchal, « une littérature qui n’oublie pas qu’elle est faite de signes » (p. 75), c’est‑à‑dire qu’elle est elle‑même obscure.
Au‑delà du cliché romantique
7C’est en distinguant un Baudelaire explicite et un Baudelaire implicite, dissimulé dans la Recherche, que M. Vernet propose une approche complémentaire à celle de B. Marchal, et questionne, en même temps, les limites d’une dimension intertextuelle. Dans son article « D’un Baudelaire à l’autre, lecture critique du “soleil rayonnant sur la mer” », M. Vernet ne cherche pas rétablir une importance méconnue de Baudelaire, mais plutôt à « démonter » un Baudelaire en apparence central dans la Recherche. Il s’intéresse ainsi au Baudelaire cité dans la Recherche, dans lequel il voit un « Baudelaire cliché » (p. 96), un Baudelaire romantique, un Baudelaire de l’auteur des Plaisirs et les Jours. L’autre Baudelaire, celui qui touche Proust plus profondément est disséminé dans des allusions ; il apparaît « par un admirable effet de mise en abyme, le premier [Baudelaire] se trouve dans le second, décrit à la fois comme une étape essentielle et comme une impasse » (ibid.).
8Une contribution plus strictement théorique dans ce numéro du Bulletin d’informations proustiennes (que l’on aurait pu trouver dans une introduction générale ou dans un article proposant un tour d’horizon de la présence de la poésie chez Proust) aurait mis en valeur ce que ce numéro apporte aux questions concernant l’intertextualité, notion qui se trouve à la base des rapports de Proust et de la poésie.
9Néanmoins, quand M. Vernet propose que « le Baudelaire évident, manifeste et récurrent tout au long des Jeunes filles ne fonctionne pas véritablement comme un intertexte habituel » (ibid.), nous comprenons à travers l’analyse remarquable de la présence explicite et implicite du vers « soleil rayonnant sur la mer » ce qu’un « intertexte habituel » signifie dans le contexte de la poésie chez Proust. Une citation explicite ne constitue pas nécessairement un hommage. Loin s’en faut, la citation est souvent le symptôme de l’idolâtrie ; le jeune héros cherche ainsi à revivre des expériences décrites par Baudelaire. L’analyse linguistique subtile découvre que cela ne se passe pas sans ironie de la part du Narrateur à l’égard du jeune homme qu’il fut. M. Vernet s’intéresse alors à l’emploi des guillemets — qui démarque une citation — et dans lesquels il voit « une alerte, l’indication d’un cliché, celle d’un vers trop entendu, ou simplement mal lu » (p. 100). Ainsi la citation devient‑elle une « citation mirage », une autocitation qui trace le développement du héros‑narrateur en signalant que le Baudelaire explicite auquel il fait référence est le Baudelaire mondain, le Baudelaire des salons, le Baudelaire qu’on connaît par l’intermédiaire de la mélodie de Fauré, mais finalement un Baudelaire vide, un signe qui a perdu la plupart de sa signification.
10Où se cache donc le vrai Baudelaire, le Baudelaire implicite et non idolâtré ? Le vrai Baudelaire proustien n’est pas le Baudelaire de la citation, mais celui de l’allusion, lorsque « le texte fait le deuil du Baudelaire romantique » (p. 104). M. Vernet illustre ce glissement à partir de brouillons, l’un sur des réflexions sur le soleil couchant censées se tenir consécutivement à la « danse contre seins » dans le Cahier 43 et l’autre dans le Cahier 57 où Proust aligne deux vers de Baudelaire, montrant ainsi le passage d’un Baudelaire à l’autre, d’un regard (celui du héros) à un autre (celui du Narrateur) :
Autant j’avais aimé le soleil rayonnant sur la mer <autant> j’avais trouvé la plus absurde rhétorique dans des pièces comme Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie *citer tout entier*. Or maintenant je me rappelais, avec quelle passion j’avais souhaité la mort d’Albertine dans les moments où je croyais qu’elle ne reviendrait pas, j’avais tant pleuré cette mort8.
11Ce que M. Vernet n’observe pas, même si le brouillon cité du Cahier 57 confirme parfaitement son argument en reprenant le thème du deuil et de la mort, est par ailleurs que, tout comme Orphée a besoin d’une Eurydice morte9, le héros a besoin d’une Albertine morte pour la pleurer sincèrement. En associant cela aux lignes précédentes, on pourrait même supposer que le Narrateur a besoin de faire le deuil de Baudelaire pour l’apprécier hors des citations ironiques. Cela nous mène à une définition de l’intertextualité poétique qui devient une exercice d’exhumation : l’héros‑narrateur ne peut devenir lui‑même et s’accomplir qu’en faisant une expérience de la perte avec les textes qui l’ont précédés.
12Les fameuses « correspondances » baudelairiennes peuvent donc se comprendre comme le partage d’une expérience esthétique particulière — tout comme dans les mots de Baudelaire qui décrit la musique de Wagner dans les termes suivants :
D’abord il m’a semblé que je connaissais cette musique, et plus tard en y réfléchissant, j’ai compris d’où venait ce mirage ; il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer10.
13« Mirage » est une expression récurrente dans l’article de M. Vernet qui met en évidence précisément cet « effet mirage » baudelairien expliquant la prise de distance nécessaire pour l’auteur de la Recherche par rapport au poète admiré. Par‑là, Proust suggère que ce qui lui permet de mettre l’expérience de Baudelaire en « correspondance » avec sa propre expérience de poésie, c’est une nécessité de faire le deuil de l’expérience baudelairienne, de faire valoir l’Eurydice mirage, qui paradoxalement est la seule garantie de la survie de l’originalité de l’expérience poétique.
« Une autre poésie »
14Quand le premier axe de recherche de ce numéro cherche — et trouve — des références à un poète déterminé, un deuxième axe se propose de questionner le statut de la prose dans la Recherche et de préciser ce que Proust a pu entendre par le mot même de « poésie ». Les articles de Michel Sandras sur la présence de la poésie en prose (« Proust et le poème en prose fin de siècle ») et celui de Christine Dupouy (« Le Poète Marcel Proust ») d’après l’expression de Char, remettent en question les relations qui unissent prose et poésie.
15Chr. Dupouy conclut son article avec Barthes, qui dans La Préparation du roman associait le haïku avec la Recherche. L’argument barthésien, d’après lequel il y a beaucoup plus de similarités entre ces formes apparemment antithétiques, illustre formidablement ce deuxième axe de recherche du Bulletin. Le haïku est « bref mais non pas fini, fermé11 », ce qui le rapproche aux yeux de Barthes du roman de Proust. Chr. Dupouy avance un argument comparable, à propos de la conception proustienne de la poésie, conception qui n’est pas « finie, fermée », mais riche de significations. Avec le dit « poème en prose » sur les clochers de Martinville, « la vocation du Je à l’origine semble être poétique » (p. 106), mais ce « poème en prose » ne signale pas seulement un genre littéraire très à la mode à la fin du xixe siècle, mais aussi « une modernité gagnée par l’écrivain sur sa famille, qui lui avait donné une éducation poétique bien conventionnelle », que ce soit dans la Recherche ou dans Jean Santeuil (p. 107).
16M. Sandras prend, quant à lui, pour objet « le poème en prose » auquel Chr. Dupouy fait allusion et en élargit l’extension. Il fait l’hypothèse, qu’il reprend dans son livre Proust et l’euphorie de la prose12, que toute l’écriture de Proust est parsemée de « pièces détachées » que l’on pourrait appeler des poèmes en prose. Ce genre connaît certes un succès évident en cette fin de siècle, et M. Sandras souligne l’admiration de Proust pour cette forme, comme l’illustre son attachement aux poèmes de Barrès ou de Maeterlinck (p. 8213).
17L’originalité de cet article se situe néanmoins dans l’emploi de la notion de « pièce détachée » qui met implicitement en question l’identité de ce genre. Pour M. Sandras, ces morceaux ne sont plus véritablement des « poèmes en prose », mais des poèmes écrits en et dans la prose ou de prose poétique, et s’imposent comme une forme stylistique qui traverse toute la prose de Proust. Comment détecter cette prose poétique au milieu d’une prose non poétique ?
18Tout comme Chr. Dupouy, M. Sandras évoque les moments privilégiés de l’enfance du Narrateur, pendant le temps de la lecture, moments qui n’ont pas lieu lorsque Bergotte « reprenait le fils de son récit », mais quand « il interrompait son récit » en insérant « une invocation, une apostrophe, une longue prière » (RTP, t. I, p. 94). Le cœur de cette forme diffuse n’est cependant pas à chercher dans cette direction, mais plutôt dans celle des ekphrases14. M. Sandras souligne la fréquence de cette figure dans la Recherche qui reprend souvent des motifs particuliers, lesquels donnent lieu à des descriptions poétiques comme lesaubépines ou les arbres fruitiers en fleurs lors d’un déjeuner avec Saint‑Loup et Rachel (RTP, t. II, p. 459). Le critique est alors conduit à faire une distinction entre l’« attitude poétique » qui est l’acte de la contemplation même et l’« exercice poétique », c’est‑à‑dire la création et l’écriture. Cette tension est cruciale pour comprendre la dimension proustienne de la poésie en prose car, à la différence d’un Maeterlinck, l’« attitude poétique » ne précède pas l’ekphrasis. Tout au contraire, ce sont plutôt des moments banals et triviaux, comme le déjeuner avec Saint‑Loup ou l’ivresse du Narrateur à Rivebelle, qui déclenchent des « exercices poétiques » (p. 85).
19Si M. Sandras repère plusieurs de ces « pièces détachées » dans la Recherche ; il montre ce qui les distingue des poèmes en prose « traditionnels », du genre de ceux que Proust admirait, voire écrivait lui‑même, comme dans Les Plaisirs et les Jours. Il souligne la forte altération de ce genre qui passe par une déconnection entre style et sujet (ces « pièces détachées » sont souvent caractérisées par un sens du comique et de l’assemblage d’éléments incongrus qui produisent l’effet d’« un certain maniérisme »). Mais même si le choix d’écrire en prose laisse supposer une certaine hiérarchie dans l’esprit de Proust entre prose et poésie, il ne faut pas oublier, et en cela consiste la thèse de cet article, qu’on ne trouve pas que de l’ironie lorsqu’« une pièce détachée » surgit, car on elle procure une évidente « grâce poétique qui entoure les objets et les êtres » dans la Recherche (p. 92).
20Chr. Dupouy revient également sur cette distinction et constate une tension structurelle entre « poésie » et « poétique » (adjectif que Proust associe volontiers à la musique, à la peinture, à la nature, aux lieux, aux noms, aux rêveries sur les femmes et à l’écoulement du temps). À cela, s’ajoute l’absence complète de personnage qui incarnerait « le Poète » dans la Recherche (p. 108), ce qui rend le passage dans Le Temps retrouvé faisant du baron de Charlus le poète de la mondanité encore plus saisissant :
M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager de la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l’histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance15.
21Charlus apparaît ainsi comme un « double » de l’auteur mais aussi comme une incarnation de Baudelaire, comme le note Chr. Dupouy, en voyant en lui un « peintre de la vie moderne », dont le sujet d’inspiration est à chercher dans le monde qui l’entoure (p. 113).
22Mais cette myriade d’allusions ne vide‑t‑elle pas la notion même de « poésie » de toute signification ? En effet, il semble que le terme n’ait plus de valeur spécifique mais s’associe à une multitude de significations diverses. On pourrait alors s’étonner que Chr. Dupouy n’ait pas porté plus d’attention à l’un des premiers textes de Proust, intitulé « La poésie ou les lois mystérieuses » écrit à l’époque de Jean Santeuil. Ce texte dépeint le poète en homme contemplant un arbre et cherchant à traduire ce qu’il ressent, dans un horizon allant « sans doute au‑delà de l’arbre16 ». Ce texte trouve un écho évident dans le « zut ! zut ! zut !zut ! »du héros à Combray ; Annick Bouillaguet a d’ailleurs souligné que « ces pages [étaient] capitales pour qui s’attache à la conception que l’écrivain avait de la poésie17 ».
23Cet texte met au jour la plurivocité du terme « poésie » sous la plume de Proust — richesse que l’on retrouve dans le croisement des différentes approches de ce numéro. Proust parvient néanmoins à donner corps à un contenu assez énigmatique. En soulignant le côté mystérieux de la poésie, ce premier texte s’intègre parfaitement dans la myriade de connotations auxquelles Chr. Dupouy fait allusion :
L’esprit du poète est plein de manifestations des lois mystérieuses et quand ces manifestations apparaissent, se fortifient, se détachent fortement sur le fond de son esprit, elles aspirent à sortir de lui, car tout ce qui doit durer aspire à sortir de tout ce qui est fragile, caduc et qui peut ce soir périr ou ne plus être capable de leur donner le jour18.
24On retrouve tout à la fois l’adhésion de Proust à un style original, aux contraintes stylistiques qui définissent formellement la poésie, mais aussi la déconstruction de celles‑ci. En juxtaposant « loi » et « mystère », Proust met en question la possibilité de toute caractérisation stylistique, car les lois du poète ne sont pas connues. La Recherche est un roman écrit en prose et Proust n’est pas poète mais écrivain. Le Narrateur remet en question la distinction de genres en imbriquant une forme dans l’autre, un peu à la manière de ce que Barthes avait esquissé dans son rapprochement entre le haïku et la Recherche.
« Une autre poéticité »
25Sophie Duval adopte, enfin, une toute autre approche, puisqu’elle s’intéresse à la dimension stylistique de la poésie, à travers la question de la métaphore. Si la métaphore apparaît clairement chez Proust comme « le foyer de la poésie », elle est en même temps une « illusion cratyléenne », « une sorte de métamorphose », c’est‑à‑dire toujours un « entre‑deux » (p. 119). En d’autres termes, la métaphore est avant tout un concept « élastique » (p. 118), comme Gérard Genette d’ailleurs l’entendait, en confondant métaphore et métonymie, tout comme les peintures d’Elstir confondent mer et terre. Aux yeux de S. Duval pourtant, cet « entre‑eux » dérive moins d’une propriété commune qui structure cette alliance de mots — caractéristique propre à la métaphore —, que d’un point de vue personnel qui dirige la métaphore et concilie les inconciliables (p. 119). Cette « incompatibilité » génère un mélange unique entre humour et poésie.
26S. Duval creuse le sillon de sa réflexion de manière remarquable, en arpentant les théories de la métaphore de Genette, Ricœur, Riffaterre et Jakobson, ainsi que les analyses du comique de Freud, la théorie de l’analogie de Foucault, pour mettre en lumière que « la métaphore proustienne a sa source dans la conception de l’ordre cosmique qui a perduré jusqu’à la Renaissance » (p. 123). Elle illustre son argument avec une lecture subtile de la scène où le Narrateur succombe à un état d’ivresse pendant un dîner à Rivebelle, donnant naissance à une grande poésie astrale. S. Duval s’étonne d’ailleurs qu’à l’exception d’un article de Robert MacKenzie, cette scène semble étrangement délaissée par la critique proustienne, même si elle constitue l’un des moments‑clés de la Recherche.
27Vladimir Nabokov remarque, dans Nicolaï Gogol, qu’il n’y a qu’une seule lettre de différence entre les mots « cosmique » et « comique19 », et ce glissement rapide entre les deux « genres » se trouve bien au cœur de l’article de S. Duval, qui expose toute la densité de ce qu’elle appelle le « Cosmicomic proustien » (p. 125). Il s’agit notamment d’une riche imagerie médiévale qui naît dans cet état d’ivresse poétique et qui mène le Narrateur à voir dans la rotondité des tables au restaurant un système concentrique des différents cercles qui s’établissent autour de lui. Ce système est comparé aux « tables astrales » (RTP, t. II, p. 167‑168), analogie cosmique à laquelle s’ajoute également une dimension comique, qui associe astronomie et spiritisme, quand le Narrateur rapproche cette image des « vertus de la table tournante ». La vision de Rivebelle constitue ce que S. Duval appelle une imago mundi proustienne, une analogie « cosmicomique » entre mots et choses, qui rappelle la relation microcosme/macrocosme de la pensée médiévale — avec la différence fondamentale que le microcosme proustien est, par son mélange de poésie et d’humour, « strictement personnel » (p. 127‑128). Il ne s’agit donc pas d’une analogie universelle, mais d’une vision cosmique qui substitue l’analogie ontologique avec l’analogie métaphorique et qui, par‑là, inaugure la modernité.
28L’image qui illustre à merveille l’ipséité de la métaphore proustienne dans l’ekphrasis à Rivebelle se produit à la fin du passage, notamment au moment de la chute de la phrase, avec l’évocation de « cette voûte céleste conçue selon la science du Moyen Âge » (RTP, t. II, p. 168), car la « voûte », pris dans son sens architectural originel, désigne aussi une partie courbée du corps comme la « voute crânienne ». Cette polysémie qui réunit unité et multiplicité représente « le miracle de la métaphore » proustienne, qui tout en évoquant l’architecture et les lois astrales, si subtilement décrites par M. Bowie20, suggère que cette vision cosmique se passe dans la « voûte intérieure », c’est‑à‑dire enfermée dans la tête du Narrateur. L’expérience de cette subjectivité complète cause le vertige du Narrateur à la fin du Temps retrouvé, constat qui rappelle le propos de Jean Cohen qui dans son ouvrage sur la poéticité cite l’une des premières images que Proust donne de Combray : « cette sorte de pan lumineux […] isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité » (RTP, t. I, p. 43). J. Cohen voit dans le participe « isolé » un moment clé, qui marque « la rupture de la chose avec le monde, de la figure avec le fond21 ». Cet isolement du sujet dans le monde se trouve être au sein même de la métaphore dans la scène de Rivebelle, et l’étroite connexion entre comique et cosmique est renversée par une déconnection totale entre le sujet et le monde qui l’entoure.
29Mais, et S. Duval nous le rappelle, il y a encore plus dans cette « archéologie du poétique », car c’est le texte même qui dans ce jeu devient « une table tournante » et qui « assure la rotation entre cosmologie d’antan et poéticité contemporaine » (p. 121). Il s’agit d’une poésie qui vit « de la mort de Dieu, des anges et des sorcières », une poésie fondée sur une « transparence vacante » et qui utilise une distance comique marquant sa relation avec les vérités du passé pour doubler le sens profond du présent, tout comme Swann qui associe l’exécution de la Sonate de Vinteuil avec les tables tournantes (RTP, t. I, p. 347), réaction qui souligne que « l’humour et la poésie se potentialisent l’un l’autre » chez Proust, mais aussi que « l’un dispense l’autre de la lamentation sur la motivation ontologique perdue » (p. 133).
30Ce bouleversement au sein de la métaphore proustienne pourrait être rapproché de la belle notion de « dépaysement » suggérée par Riffaterre pour décrire l’expérience poétique :
À l’intérieur de ce microcosme [le poème], une logique des mots s’impose qui n’a rien à voir avec la communication linguistique normale : elle crée un code spécial, un dialecte au sein du langage qui suscite chez le lecteur le dépaysement de la narration où les surréalistes voient l’essentiel de l’expérience poétique22.
Tourner autour de la poésie
31Bien que stylistiquement la « communication linguistique » de Proust se situe largement dans la prose, le glissement constant entre prose poétique, allusion explicite ou implicite, usage des guillemets comme marqueur d’ironie ou de deuil, tout comme le passage du cosmique au comique, de la posture poétique à la création, se résument dans cette expérience de « dépaysement ». Ces moments de désorientation et de défamiliarisation évoquent même l’Unheimlichkeit de Freud et ce qu’en fait Derrida, car la poésie devient une présence quasi‑spectrale dans l’œuvre de Proust. Si l’on se rappelle de la racine grecque du mot (ποίησις), c’est l’action et la création qui se trouvent au premier plan de signification. Mais l’esprit du créateur chez Proust n’est pas un esprit vide qui commence à créer à partir de rien : la « table tournante » qu’est la Recherche n’est pas une tabula rasa. Bien au contraire, le créateur de la recherche tourne autour de la littérature qui l’a précédée et influencée, et la mémoire de cette littérature laisse des traces dans sa prose, créant ainsi un certain « effet mirage ». Ou, pour reprendre les mots mêmes de Proust dans « La création poétique » :
La vie du poète a ses petits évènements comme celle des autres hommes. Il va à la campagne, il voyage. Mais […] la vie qu’il partage avec les autres hommes lui sert à un tout autre usage […]23.
32À l’intérieur de la « poésie » proustienne nous trouvons cette incongruité, ce bouleversement, cette déconnection, ce mystère, cette coupure avec la tradition et ses précurseurs — rupture qui reste pourtant toujours fidèle au passé dans lequel elle glisse tout en faisant le deuil de ses modèles littéraires admirés. Cet « autre usage » nous ramène vers la définition avec laquelle nous avons commencé : « la poésie, c’est autre chose », comme le propose Guillevic tout en reconnaissant lui‑même qu’il s’agit d’« une définition évidemment vague, mais juste » — ce qu’on peut également dire du dernier numéro du Bulletin d’informations proustiennes24.