Oncle Proust & la conjecture du Temps. Portrait de Marcel Proust en logicien prestidigitateur
1L’ouvrage de Thierry Marchaisse constitue une sorte de hapax dans les études proustiennes : tandis que sa démarche et son propos contribuent à l’inscrire dans la lignée des études « philosophiques » de la Recherche qui ont produit depuis les années soixante parmi les ouvrages les plus féconds et les plus novateurs de la critique proustienne (je pense aux ouvrages de Gilles Deleuze, d’Anne Henry, de Paul Ricœur, de Vincent Descombes, d’Anne Simon, pour ne citer que les plus importants, en langue française), il s’inscrit délibérément hors champ — l’ouvrage ne contient quasiment aucune référence à la critique proustienne, hormis Roland Barthes et Gérard Genette —, voire en rupture avec elle. Ainsi, dans un entretien paru dans la Quinzaine littéraire en août 2011, l’auteur affirmait à propos de son ouvrage :
C’est une sorte de chantier interprétatif. Lorsqu’on se pique de faire bouger un siècle de critique proustienne, il faut être modeste ; accepter de bricoler avec ses limites : on ne peut faire qu’ouvrir des voies, proposer des perspectives, ou des appuis nouveaux, pour d’autres chercheurs1.
2Si l’objectif paraît ambitieux, c’est d’abord parce qu’il ignore ou feint d’ignorer que la question de la « philosophie » de et dans la Recherche, de la manière de lire Proust en philosophe ou encore de la manière proustienne de philosopher, est au cœur des interrogations de la critique proustienne actuelle, en rapport avec le statut générique de la Recherche et la question des rapports entre littérature et philosophie2 : « on ne songe guère à consommer de la philosophie dans Proust » proclame la quatrième de couverture. Successeur de François Wahl aux éditions du Seuil, Th. Marchaisse a coordonné de 1986 à 2006 les grandes collections de Sciences Humaines « L’ordre philosophique », « Des travaux », « Poétique », ainsi que les revues Communications et Poétique. Il fut ensuite directeur des éditions Epel, qui ont publié son ouvrage sur Proust, puis fondateur en 2011 de la maison d’édition indépendante et généraliste qui porte son nom. Traducteur de plusieurs ouvrages de philosophie et d’épistémologie, il est l’auteur d’une thèse de littérature sur Proust, dont cet ouvrage présente l’essentiel de la réflexion : Comment Marcel devient Proust relève à la fois du genre de l’étude universitaire, par la rigueur de sa construction et de sa démarche, ainsi que par l’usage d’un vocabulaire spécialisé, et de celui de l’essai plaisant, volontiers provocateur, affichant un souci de simplicité et de vulgarisation.
3Dans un Avant-Propos qui a le grand mérite d’inscrire sa réflexion dans une pratique de lecteur incarné, qu’il décrit comme une expérience « d’acclimatation » et de « familiarisation », Th. Marchaisse annonce :
J’ai commencé à lire Proust en 1972 et n’ai plus cessé depuis de me plonger régulièrement dans À la recherche du temps perdu […]. Je croyais donc bien connaître la Recherche, jusqu’à ce jour de novembre 1993, où j’ai remarqué, pour la première fois, que Proust y présentait discrètement son ouvrage comme une démonstration, aux besoins de laquelle tout avait été soumis dans son esprit. (p. 9)
4L’intérêt principal de l’ouvrage réside en effet dans le récit patient et minutieux qu’il livre d’une « enquête de lecture » : si l’on peut être gêné par une constante dramatisation du processus d’écriture et de ses modalités du côté de Proust, en revanche, la dramatisation du processus de lecture par la découverte progressive d’indices qui ont marqué l’expérience de lecture de Th. Marchaisse et modifié sa perception de la Recherche en constitue la grande force. Ainsi, le constat de départ, qui formule en réalité à l’orée de l’ouvrage sa conclusion, que « la Recherche est une sorte de manuel caché, à l’usage de tous ceux qui aspirent à mener une vie créative » (p. 10), demeure bien faible si on le lit comme le résultat d’un ouvrage qui entend « faire bouger un siècle de critique proustienne » ; il l’est nettement moins, cependant, si l’on considère qu’il est un programme de lecture que son organisation en trois parties suit scrupuleusement et que je m’attacherai à reconstituer en détails.
La ruse d’« Oncle Proust3 »
5Th. Marchaisse prend pour point de départ de son enquête la célèbre lettre de Proust à Jacques Rivière du 6 février 1914 pour mettre en lumière une « stratégie d’effacement » de la composition de la Recherche qui passe par un art de l’allusion plutôt que de l’explication. Néanmoins, le fait de fonder son propos uniquement sur la lettre à Rivière, qui date de 1914, occulte totalement l’évolution du projet proustien : s’il y a bien eu, de la part de Proust, une volonté d’effacement de la composition initiale de la Recherche, conçue comme « un ouvrage dogmatique et une construction4 », cette « stratégie d’effacement » va de pair avec une évolution de sa « philosophie de la composition5 » qui apparaissait plus clairement dans les premiers plans de l’ouvrage, comme le montrent les travaux de la génétique. Pour autant, les questions posées par Th. Marchaisse dans cette première partie n’en sont pas moins pertinentes, notamment en ce qui concerne la nature du projet de Proust : il souligne l’incompatibilité entre la dimension « dogmatique » de la Recherche, annoncée dans la lettre à Rivière, et son ambition heuristique, entre le projet affiché de partir à la recherche de la « Vérité » et le choix de l’usage du je subjectif et personnel.
6Pour tenter d’articuler ces pôles apparemment incompatibles entre lesquels est tendue l’œuvre de Proust, Th. Marchaisse propose de distinguer ce qu’il appelle la « structure de surface » de la Recherche — « c’est‑à‑dire tout ce que dit, pense ou fait son narrateur, [les] personnages qu’il fréquente, tout ce qui lui ou leur arrive » — et sa « structure profonde » — « c’est‑à‑dire ce que dit parfois, pense et surtout fait silencieusement son auteur, [les] moyens logiques qu’il met en place et [les] fins philosophiques qu’il vise » (p. 16). La mise en évidence de cette « dualité structurale » est convoquée « en un sens uniquement logique et contrastif » (ibid.) à partir des outils de la linguistique forgés par Russell et Wittgenstein, puis développés par Chomsky (p. 17). Ce faisant, l’auteur fait l’économie d’une réflexion qui eût pourtant été nécessaire entre les notions de fiction, de narration, d’histoire racontée, et plus encore entre celles de théorie, d’essai et de philosophie. Le recours aux analyses de Barthes et à sa formule désormais célèbre qualifiant la Recherche de « tierce forme6 » — ni essai, ni roman, « ou les deux à la fois » — contribue à rabattre tout le bénéfice de cette nouvelle approche de la question du genre de la Recherche sur la reprise de termes qui restent flous, et dont Th. Marchaisse lui‑même conteste la pertinence pour la réflexion qu’il entreprend de mener ; il note ainsi :
Tout en voyant bien les problèmes littéraires que pose la singularité transgénérique de l’œuvre de Proust, Barthes n’a jamais songé à « interroger » ses conditions de possibilité logiques, ou sa fonction philosophique. (p. 17)
7C’est bien en réalité toute l’ambition de l’ouvrage, comme on le verra par la suite.
8À la question de l’articulation entre roman et essai ainsi formulée (« comment un traité romanesque est‑il possible ? », p. 18), Th. Marchaisse propose alors une réponse provisoire : la forme de la Recherche serait à rapprocher d’un canular visuel connu sous les traits d’une figure mise au point par Joseph Pastrow en 1901 à partir de laquelle Wittgenstein a forgé les concepts de « changement d’aspect » et de « cécité au sens » (p. 18). Ainsi, la Recherche serait une « tierce forme » empruntant les traits d’un « canard‑lapin discursif » (p. 19).
Do you see a duck or a rabbit, or either7 ?
9L’assimilation de la forme de la Recherche à ce « modèle heuristique » est séduisante, mais elle est affaiblie par une absence d’appui sur le texte : elle est, momentanément du moins, condamnée à rester une image, une métaphore. Plus productive peut‑être serait la mise en évidence du « faire comme si » qu’exemplifie cette figure — en d’autres termes, son statut de leurre, son pouvoir d’illusion. Car en réalité, devant une telle figure, il faut choisir de voir ou le lapin ou le canard, mais voir l’un empêche de voir l’autre ; ce n’est pourtant pas le cas dans la Recherche où,explique Th. Marchaisse, le lecteur est délibérément aveuglé par la « structure superficielle » de la narration qui est censée lui cacher la « structure profonde » de la démonstration, alors que l’inverse n’est pas vrai. Resterait alors à considérer la pertinence de ce canular visuel comme leçon de perception et non comme modèle formel :
En somme ce que nous apprend de plus général la tierce figure de Pastrow est que penser, comme percevoir, a toujours un coût cognitif, qui n’apparaît guère d’ordinaire, mais qui devient manifeste sitôt qu’on s’avise qu’il est des aspects du réel auxquels on ne peut accéder que si et seulement si on en manque d’autres. (p. 19‑20).
10Finalement, Th. Marchaisse voit dans la lettre à Rivière du 6 février 1914 la formulation la plus claire de la « définition proustienne du genre de canard‑lapin discursif qu’est la Recherche » (p. 21) en ce qu’elle décrit précisément l’opération « d’implicitation » (p. 22) à laquelle se livre Proust. Cette « opération logique essentielle et mûrement réfléchie » (p. 23) correspond à la « stratégie d’effacement » de sa démarche et des buts théoriques de l’œuvre. C’est là l’une des thèses les plus fortes de l’ouvrage : l’implicitation constitue selon Th. Marchaisse la logique objective de l’œuvre, et elle est d’autant plus efficace qu’elle fonctionne à un double niveau, puisque cette logique « dogmatique » implicite de la Recherche « s’implicite elle‑même en tant qu’opération » et qu’il est alors logiquement impossible de prendre conscience de l’existence d’une opération de ce genre » (ibid.). Il s’agit d’une propriété paradoxale essentielle pour comprendre la structure profonde de la Recherche :
L’implicitation non seulement concertée, mais forcée, des enjeux théoriques de la Recherche combinée avec le retardement maximal de leur dévoilement formait bel et bien pour Proust une opération‑clé de sa construction et même de son principe moteur. (p. 24)
11C’est en ce sens que Th. Marchaisse peut définir sa propre enquête sur les enjeux de l’œuvre de Proust comme une opération de « désimplicitation ».
12Selon lui, une telle « métalecture » — c’est le terme qu’il emploie — doit s’appuyer sur les passages de la Recherche où il est question de l’œuvre elle‑même, ces moments où le je de l’énonciation devient exceptionnellement « décidable », où c’est l’auteur qui parle, annonce‑t‑il. Outre que cette affirmation pose problème, puisque que décider que c’est Proust qui prend la parole dans tel ou tel passage narratif ne contribue nullement à lever le caractère indécidable du genre de la Recherche, bien au contraire, force est de constater que Th. Marchaisse s’en tient à une démonstration qui fonctionne presque essentiellement hors‑texte. Il s’appuie sur le « seul et unique passage où Proust lève […] le voile sur la structure profonde » (p. 27) ; ce passage, qui fait référence aux seuls personnages non fictifs de l’œuvre, les Larivière, se conclut sur l’affirmation suivante : « ce livre où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration ». Th. Marchaisse y trouve la preuve de sa propre démonstration, et s’autorise ainsi à fournir à la question « Qu’est‑ce que la Recherche ? » la réponse suivante : « une démonstration à la première personne », ajoutant qu’« une telle caractérisation logique est la seule manière de définir le grand récit proustien qui soit à la fois non métaphorique, exacte et suffisamment spécifique » (ibid.). À l’appui de cette « preuve », il convoque d’autres passages de la Recherche où Proust insiste sur l’aspect démonstratif de son œuvre, qu’il met en relation avec les métaphores optiques, usuelles en philosophie pour désigner les démonstrations, la pensée, notamment chez Spinoza (p. 29).
13Ainsi voit‑on se dessiner un portrait de Proust en « une sorte d’hyperwittgensteinien (par anticipation, comme aurait dit Queneau) selon qui il faudrait faire silence sur tout ce que l’on ne peut démontrer » (p. 31), dont le célèbre passage de la « bataille palimpseste8 » apparaît comme une sorte de manifeste autoréférentiel et allusif en forme de mise en abyme de la structure logique de la Recherche, et dans lequel Th. Marchaisse voit — nous ne sommes pas un degré de métalecture près — une sorte d’équivalent de sa propre enquête. Ainsi, les lecteurs de Proust se trouveraient délibérément placés dans la position de « visiteurs ahuris », frappés d’une forme de « cécité au sens » (p. 33), tels les inspecteurs de police de la nouvelle de Poe La Lettre volée, incapables de reconnaître la lettre qu’ils recherchent, posée en évidence sous leurs yeux, mais habilement maquillée9. Th. Marchaisse propose, lui, une comparaison entre la démonstration à laquelle se livre Proust dans la Recherche et une démonstration scientifique au sens où
ce genre de jeu de langage repose sur des règles logiques et des processus linguistiques si complexes qu’à partir d’un certain degré de nouveauté, de difficulté technique et de longueur, il est tout simplement impossible d’y participer si l’on ne sait pas d’avance quel est son enjeu, quel théorème il vise. (p. 35)
14Pour comprendre la nature et la portée des opérations de « brouillage logique » effectuées selon lui par Proust pour dissimuler à la fois sa démonstration et le but de cette démonstration, Th. Marchaisse s’appuie sur l’exemple du mathématicien Andrew Wiles, qui est parvenu à tester la validité de sa démonstration du dernier théorème de Fermat devant un auditoire ignorant de ses objectifs, et simplement averti qu’il se livrait modestement à d’anodins « calculs sur les fonctions elliptiques » présentés comme des tâtonnements sans fin. Cette analogie, introduite avec humour et précaution, mais malgré tout avec la plus grande fermeté, est très stimulante, mais elle me paraît néanmoins achopper sur le fait que la conclusion du Temps retrouvé, de même que les passages évoqués par Th. Marchaisse, font habilement passer la Recherche pour ce qu’elle n’est pas, une démonstration. C’est en ce sens qu’un autre parallèle, toujours avec le domaine des mathématiques, mais abordé par le biais de la fiction, semblerait plus approprié : il s’agit du roman d’Apostolos Doxiadis, Oncle Petros et la conjecture de Golbach, dont le narrateur raconte sous la forme d’un récit mélangeant intrigue policière et raisonnements mathématiques, la vie de son oncle, mathématicien fictif — et joueur d’échec hors pair — côtoyant les plus grands mathématiciens et logiciens du siècle (Gödel, Turing, Ramanujan, Hardy), qui a épuisé toutes ses forces vitales à démontrer la conjecture de Goldbach, en vain.
15L’histoire d’Andrew Wiles offre peut‑être des analogies avec le cheminement de Proust tels que le retrace et surtout le dramatise Th. Marchaisse, mais au prix de simplifications au regard de l’histoire de la genèse de la Recherche. En outre, le rôle attribué à cette analogie suppose d’effectuer un double saut difficilement franchissable : il me semble que la Recherche ne peut être lue comme une démonstration qu’en acceptant à la fois une illusion mimétique — prendre le livre que se met à écrire le Narrateur à la fin du Temps retrouvé pour la Recherche elle‑même — et un subterfuge logique — poser une équivalence exacte entre la « démonstration » de Proust et une démonstration mathématique. Le modèle du mathématicien fictif Oncle Petros qui « gâche » sa vie à démontrer une conjecture indémontrable et se trouve pris au piège d’une illusion démonstrative me paraît en ce sens plus « proustien » : c’est dans l’échec effectif de la démonstration que se tient justement la fiction et que se déploie son pouvoir heuristique.
« Marcel devient écrivain » ou la « performativité » de la Recherche
16À ce stade de la démonstration de Th. Marchaisse, reste à élucider ce que démontre la Recherche et comment — ce qui n’est pas une tâche aisée, car comme Proust lui‑même le craignait, « il a si parfaitement opéré l’implicitation de la structure démonstrative profonde de son œuvre que celle-ci y est devenue presque illisible » (p. 44). Il faudrait alors s’en remettre à la dernière phrase, dont la force de théorème passe selon Th. Marchaisse inaperçue, au bout de tant de pages et de vérités déjà formulées : en effet, la quantité d’erreurs de perception signalées ont considérablement réduit non seulement la visibilité, mais aussi la portée de la démonstration de Proust, de sorte que la phrase finale du Temps retrouvé, qui « récapitule et donc contient en quelque manière l’œuvre qui la contient » (p. 45), s’en trouve affaiblie dans son statut de théorème. L’idée est séduisante, là encore, pourvu qu’on ait accepté le postulat que la Recherche est une démonstration, et pourvu également qu’on fasse abstraction de l’évolution du projet d’écriture de Proust entre 1914 et 1922 : or ce décalage a justement été analysé par certains critiques dans les termes d’une contradiction entre les « théories » du Temps retrouvé et la matière romanesque qui fait l’épaisseur des volumes du « cycle Albertine », comme l’a montré avec pertinence Vincent Descombes10.
17« S’il y a une vérité au cœur du projet dogmatique proustien, une “croyance intellectuelle” qui soit la cause finale réelle et ultime de son traité romanesque, alors c’est bien l’idée que le temps est la mesure de tout homme » (p. 46) avance Thierry Marchaisse ; cette vérité, dont « la position, le contenu, et même l’obscurité […] sont inséparables dans l’économie théorique de la Recherche » (ibid.) doit advenir au bout de l’œuvre publiée sans être dévoilée avant : elle est énoncée dans la dernière phrase du Temps retrouvé, dont un rapide survol génétique, sans référence et sans date, permet à Th. Marchaisse de lire le dernier mot « Fin », apposé par Proust bien avant l’achèvement de la rédaction des volumes intermédiaires et tracé avant le point final sur le manuscrit comme un « CQFD » qui fait office de preuve à sa propre démonstration.
18Il faut rendre grâce à Th. Marchaisse de devancer les objections qui pourraient s’élever : ainsi, la dernière phrase du Temps retrouvé lui paraît constituer un théorème en forme de platitude, d’« obscure évidence », mais c’est parce qu’il s’agit d’une « vérité dont l’importance est universellement entrevue et pressentie [et dont] la Recherche est précisément conçue pour l’élucider et la transformer en théorème fécond » (p. 49). Pourtant, il peut sembler au contraire que l’énoncé de cette pensée à la fin de sept longs volumes romanesques lui donne une épaisseur absolument non théorétique : cette pensée n’est pas équivalente à son énoncé, elle le déborde, et ce débordement, c’est la Recherche.
19Il s’agit ensuite de dégager « la forme logique de la démonstration proustienne », fondée sur l’articulation de la « structure de surface » et de la « structure profonde » pour comprendre comment la Recherche transforme l’énoncé de sa Vérité finale en théorème (p. 50) : Th. Marchaisse s’attache alors aux rapports étroits qui unissent le sujet de l’œuvre et sa structure. Pour ce faire, il rappelle que la Recherche est le récit d’une vocation, et plus exactement d’une « vocation invisible » non seulement pour son héros‑narrateur, mais surtout pour son lecteur : « l’histoire d’une vocation » constitue en effet le « fil rouge logico‑narratif » (p. 52), rappelé discrètement au fur et à mesure que s’accumulent les échecs et les déceptions du héros‑narrateur et que semble s’éloigner la possibilité que cette vocation s’accomplisse. Ainsi, le sujet de la Recherche est dérobé aux yeux du lecteur comme l’est sa structure démonstrative.
20Après avoir admis la validité de l’objection majeure que l’on peut effectivement faire à sa démonstration — « Je prends bien sûr un risque en identifiant la vie créatrice de Proust à l’expérience de la création qu’il entendait exploiter théoriquement dans son œuvre. Car, ce faisant, j’ai l’air de nier, ou pis d’ignorer, les acquis les plus positifs de la critique proustienne » (p. 53) — Th. Marchaisse revient à son principal objectif, qui est de montrer que la Recherche a une propriété logique jusque‑là non remarquée : sa « nature performative » (p. 54). Le terme est utilisé en référence aux travaux d’Austin, de Benveniste et de Ducrot, pour désigner un « processus énonciatif autoréférentiel qui peut être autovalidant » (p. 55). Th. Marchaisse s’appuie sur les analyses de G. Genette dans Figures III11, elles‑mêmes inspirées de Barthes qui suggérait en 1966 dans son Introduction à l’analyse structurale du récit une « homologie heuristique12 » entre énoncé et récit, homologie explicitée par le « Marcel devient écrivain » proposé par G. Genette comme résumé de la Recherche. Par souci de prolonger le jeu autant que de faire montre d’une fidélité plus grande à la lettre de la Recherche, G. Genette corrigea par la suite cet énoncé en « Marcel finit par devenir écrivain13 ».
21Th. Marchaisse s’essaie à son tour au jeu initié par G. Genette, dont la formule ciselée « présume (et donc préjuge) beaucoup trop du résultat de la Recherche » (p. 57), pour produire une variation sur ce qu’il nomme les « énoncés de base » possibles de la Recherche. Partant de la proposition « Où l’on apprend comment le narrateur de cette œuvre est devenu son auteur et surtout comment, en démontrant par là‑même une vérité philosophique majeure, il a réalisé ainsi, contre toute attente, le rêve de sa vie comme la nature de sa vocation », il aboutit à l’énoncé fascinant qui sert de titre à son ouvrage : « Marcel devient Proust ». L’efficacité de cet énoncé tient, dit‑il, à ce qu’il se déploie à la fois d’un point de vue structural et d’un point de vue narratif, dynamique, tandis que les énoncés produits par G. Genette sont au contraire trop restrictifs. Enfin, s’en remettant à Barthes et à son « Vouloir Écrire » de la Préparation du roman, il propose de fixer la formule moins tranchée mais plus fidèle à la fois à la forme et à la source du récit donné dans la Recherche : « Marcel veut devenir écrivain » (p. 59). On pourrait objecter à Th. Marchaisse qu’en passant de « Marcel devient écrivain » à « Marcel veut devenir écrivain », la nature performative de la Recherche, qui avait pourtant été posée comme préalable à cette réflexion, a été sacrifiée. Là encore, l’auteur a prévu l’objection et y pare en précisant que c’est l’homologie heuristique entre énoncé et récit « qui permet d’appliquer à l’échelle macrologique du récit proustien certains concepts, comme ceux de “structure profonde” ou de “performatif” » (ibid.) : l’énoncé source de la Recherche n’est pas en lui‑même performatif, il le devient par ses amplifications. Th. Marchaisse trouve une preuve de la performativité de la Recherche dans les termes mêmes de la lettre à Rivière : « cette évolution d’une pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement, mais la recréer, la faire vivre ».
22En effet, il ne s’agit pas simplement de mettre en évidence la structure démonstrative de la Recherche, ni de constater qu’elle est une recherche de la Vérité, mais plutôt de montrer que ces deux aspects sont inséparables, car cette vérité à laquelle aboutit le récit de la Recherche est précisément celle que sa structure démonstrative transforme en théorème. Th. Marchaisse a bien conscience des réticences que peuvent susciter son analyse, mais il les résout en demandant à son lecteur d’adhérer aux présupposés qui la fondent :
cela ne va pas de soi, et même n’est envisageable que si l’on se place dans la perspective qui est la nôtre ici. Car si on ne voit pas exactement quelle vérité entendait démontrer Proust et, surtout, si l’on néglige les moyens performatifs qu’il s’est donnés à cette fin, les buts théoriques qu’il poursuivait, comme sa forme de rigueur, ne peuvent que prêter à confusion, ou rester toujours plus ou moins métaphoriques. (p. 65)
23Revenant sur la structure de la Recherche, il analyse la référence aux Mémoires de Saint‑Simon et aux Mille et une nuits comme un stratagème pour « érotiser » la structure narrative de l’œuvre et permettre à la fois l’accès à sa structure démonstrative profonde et son effacement. Ainsi, la structure narrative serait un « piège aux alouettes » destiné à masquer la structure démonstrative en même temps qu’à lui donner son caractère performatif. C’est bien la forme de supériorité englobante que Th. Marchaisse accorde à la « structure démonstrative » de la Recherche qui lui fait négliger la portée philosophique et la force autonome de sa « structure narrative » dont l’épaisseur et la complexité romanesques font dévier l’ambition « dogmatique » et « démonstrative » de l’œuvre. Ainsi, cette survalorisation de la structure démonstrative de la Recherche, cette lecture confiante et fidèle de la lettre même des déclarations de Proust et de son Narrateur sur sa « démonstration », s’effectue aux dépens de la fiction, qui est le point aveugle de l’analyse de Th. Marchaisse. Car pour que la performativité de la Recherche fonctionne, il faut y croire — l’auteur a rappelé à juste titre que la performativité ait « processus énonciatif autoréférentiel qui peut être autovalidant » (p. 55). Ce geste critique implique un aveuglement à la fiction qui se traduit très logiquement, selon la logique de l’illusion mimétique, par la proposition suivante : « l’autotransmutation performative » du Narrateur de la Recherche en auteur s’effectue à chaque lecture de l’œuvre « puisqu’elle s’accomplit justement en et par elle » (p. 69). Th. Marchaisse franchit un pas supplémentaire hors du domaine de la fiction en insistant sur la portée universelle de l’accomplissement de cette vocation, qui vaut selon lui pour tout lecteur de la Recherche : si le temps a pu transformer Marcel en Proust, alors l’« autotransmutation performative » peut s’accomplir pour chacun de nous.
24Du côté de la vie de Proust, il date très précisément cette mue : à la suite de Barthes qui avait avancé que la Recherche pose une « énigme de création », en ce qu’elle présuppose une coupure dans la vie de son auteur, liée à une « découverte d’ordre créateur14 », il fait de 1909 l’année où la structure double et performative de la Recherche serait sortie tout armée du cerveau d’un « écrivain mondain insignifiant », le transformant du même coup en auteur génial de la Recherche. La preuve apportée à cette affirmation en forme de coup de force ne s’appuie délibérément pas sur l’analyse génétique des avant‑textes de la Recherche qui permettent de comprendre comment l’œuvre a patiemment émergé du projet d’essai Contre Sainte‑Beuve, mais sur un habile scénario de « fiction théorique15 » qui paraît inspiré par Pierre Bayard :
Changeons le cours du monde et imaginons que la vie créative de Proust, loin de commencer vraiment en 1909 […], se soit tout au contraire arrêtée à cette époque, à la suite d’un accident quelconque, mettons d’un duel de trop. Que saurions‑nous, aujourd’hui de Marcel Proust et de ses écrits ? Qu’en resterait‑il ? À l’évidence, rien. (p. 70‑71)
25Mais faute d’attribuer à la fiction — qu’elle soit théorique ou romanesque — son rôle et son pouvoir heuristique, Th. Marchaisse transforme son argument en pléonasme : si Proust n’avait jamais écrit la Recherche, il ne serait pas l’auteur de la Recherche, c’est‑à‑dire qu’il ne serait pas « Proust ».
26Cette « preuve par la vie de Proust » ne peut fonctionner que si l’on admet que le Narrateur de la Recherche et Marcel Proust ne font qu’un : c’est pourquoi Th. Marchaisse insiste sur l’idée que la transformation de Proust en « écrivain », qui a nécessairement eu lieu avant qu’il ne se mette à l’écriture de la Recherche, « lorsqu’il a eu l’idée de son étonnant canard‑lapin discursif, tout à la fois narratif et démonstratif, auto‑allusif et performatif » (p. 77), est lisible dès les premières pages de la Recherche et affleure dans des passages comme la clôture en forme de « paravent » que constitue la promenade désenchantée au bois de Boulogne à la fin de Du côté de chez Swann. Revenant sur les passages de la Recherche où la voix de Proust se fait entendre derrière celle de son narrateur, ainsi que sur l’unique mention du prénom Marcel dans l’œuvre, Th. Marchaisse voit dans l’effacement progressif des traces autobiographiques — qui selon lui, et suivant Françoise Leriche16, tendent à accorder au je proustien un statut proche de celui du je des Méditations de Descartes — « une de ses opérations logiques fondamentales, celle qui consiste à faire en sorte que le narrateur et l’auteur de son œuvre soient distincts pour sa structure de surface et identiques pour sa structure profonde » (p. 79).
27Th. Marchaisse conclut cette étape de sa réflexion sur une idée forte : « l’invention principale de Proust, celle qui lui a permis d’introduire une force probante infinie dans le champ littéraire », c’est le fait d’avoir intégré à sa « démonstration » ses propres conditions de validation, ses hypothèses se trouvant vérifiées par le processus de lecture. La Recherche serait donc un macro‑énoncé « hyperformatif » : ses dimensions et son rythme de publication par volumes ont créé les conditions d’une réception et d’une lecture dans le temps, en lui permettant d’intégrer à l’œuvre les premières réactions critiques qu’elle a suscitées, mais aussi « d’internaliser au sein de sa construction discursive des phénomènes qui ne sauraient être, d’ordinaire, que des phénomènes exologiques » (p. 81). La performativité de la Recherche peut ainsi être comparée à celle du cogito cartésien : ses conditions d’exécution et de réussite ne dépendent que d’elle‑même. La Recherche intègre non seulement ses conditions de possibilité et de réussite, mais aussi tous ses enjeux de pensée. L’hypothèse de départ (la vocation invisible) se vérifie car elle s’accomplit à travers la lecture de la Recherche.
Du « canard lapin » à l’anneau de Möbius
28La dernière section de l’ouvrage appâte le lecteur en proposant de « redécouvrir à notre tour la découverte qui a bouleversé la vie de Proust en 1909 » (p. 86). Fidèle à la logique de sa démonstration, Th. Marchaisse indique qu’il suffit de remonter du résultat de cette « découverte » — la Recherche — à l’idée elle‑même, en observant la structure de l’œuvre. Relisant le Temps retrouvé, il y trouve l’énoncé explicite de cette découverte dans les pages consacrées aux phénomènes des réminiscences et aux enjeux théoriques de la mémoire involontaire. Mais l’hypothèse est repoussée : la mémoire involontaire ne fournit à Proust qu’une « matière première » pour son œuvre, elle est indispensable à la construction de la Recherche, mais elle fait partie de sa structure de surface, et ne soutient pas sa structure logique profonde. C’est un moyen et une fin de la démonstration, non pas son principe de construction. Et surtout, précise Th. Marchaisse, l’inconvénient théorique majeur de la mémoire involontaire tient dans le fait qu’elle abolit le temps, et donc échoue à en rendre l’épaisseur. En revanche, la mémoire volontaire, décriée par le narrateur, est la seule à pouvoir fournir à Proust un fil logique solide. L’idée créatrice qui est à l’origine de la Recherche et fonde sa structure logique ne peut donc être recherchée dans les « théories » exposées dans l’œuvre :
on ne saurait prétendre avoir mis en lumière ce qu’a de profondément satisfaisant pour l’esprit l’œuvre de Proust tant qu’on se laisse trop fasciner par le contenu de ses « croyances objectives. » (p. 91)
29S’appuyant sur les considérations du Narrateur de la Recherche qui définissent le livre à venir comme une œuvre sur le Temps, qui userait non d’une « psychologie plane » mais d’une « sorte de psychologie dans l’espace », il déduit de cette formule l’idée que la structure logique profonde de la Recherche est de nature spatiale, et en propose une traduction topologique. Les figures du cercle, de la boucle, de la sphère ou de l’ellipse, en tant que structures euclidiennes, ne peuvent convenir selon lui à fournir un équivalent topologique à l’œuvre proustienne, qui se laisserait bien mieux saisir sous la forme d’un anneau de Möbius.
L’anneau de Möbius, la « pièce à conviction » de l’enquête (p. 93)
30Cette modélisation de la structure de la Recherche proposée par Th. Marchaisse non seulement concorde avec les analyses données par Barthes17, mais encore elle a été saluée par G. Genette dans son Codicille :
L’œuvre de « Marcel » est, comme dirait le duc de Guermantes, « bel et bien » (ou faute de mieux) celle de Proust, et de ce fait nous ne savons jamais, la relisant après avoir pris connaissance de ces fameuses dernières pages, à laquelle des deux, qui ne font qu’une, nous avons affaire. [...] Ce statut paradoxal [de la Recherche], Thierry Marchaisse m’en semble donner l’image la plus fidèle en le comparant à celui du célèbre ruban de Möbius, dont, par un tour de topologie à la portée d’un enfant de cinq ans muni d’un bâton de colle, le recto et le verso collés bout à bout après torsion ne font qu’un, de sorte que nous ne savons jamais auquel des deux nous avons affaire. De même, entre le personnage et son narrateur semi‑fictionnel — comme, dans le conte chinois, entre l’empereur et le papillon, ou, dans Les Fleurs bleues, entre le duc d’Auge et son double Cidrolin —, nous ignorons toujours lequel des deux habite le rêve de l’autre. Cette analogie, une fois posée, est irrésistible. Je ne vois d’ailleurs aucune raison d’y résister18.
31Là encore, s’expose très clairement sous la plume de G. Genette l’idée — pourtant formulée avec les réserves qui s’imposent de la part d’un critique qui a longuement étudié la Recherche comme un récit de fiction — que l’œuvre de « Marcel » et celle de Proust n’en sont qu’une. Le modèle topologique de l’anneau de Möbius offre cependant l’avantage de mettre en évidence, comme le souligne G. Genette, l’ambiguïté fondamentale de la Recherche, qui joue très exactement sur cette illusion, ce brouillage logique, cette impossibilité à percevoir précisément ce qu’il en est. Ainsi se trouve rejetée la forme précédemment proposée du « canard‑lapin », comme inapte à traduire fidèlement la structure logique de la Recherche en ce qu’elle fournit plutôt une traduction visuelle de l’expérience de lecture qu’offre l’œuvre. Soulignons également que l’image du ruban de Möbius avait été proposée par Antoine Compagnon dans son article « Les romans abandonnés de la Recherche » :
Nous nous faisons une idée de la Recherche en en commençant la lecture, mais la Recherche est un roman qui retarde le plus possible la révélation du genre final auquel il appartient. […] La Recherche réalise une sorte de recouvrement, de recollement topologique de l’avant et de l’après, comme un ruban de Möbius19.
32Th. Marchaisse exige de son lecteur un « saut logique » qui ne va pas de soi en inférant de la validité de la forme du ruban de Möbius comme modèle topologique de la Recherche sa validité en tant qu’idée source de la construction de l’œuvre, dont la découverte aurait permis à Proust de se lancer dans l’écriture. Il s’agirait selon lui d’une « sorte de document impossible », de « fantasme idéologique », « la photographie mentale de l’idée qui a lancé la Recherche dans l’esprit de son auteur, bref, le dessin de son dessein » (p. 96). Sans prétendre pour autant que le ruban de Möbius puisse avoir été l’image mentale qui s’est formée dans l’esprit de Proust, sans en faire ni un modèle parfait ni une simple métaphore de la Recherche, Th. Marchaisse le considère comme « une bonne miniaturisation topologique de la construction de cette œuvre, ou, si l’on préfère, une traduction spatiale correcte de son eidos » (ibid.).
33Ainsi, le ruban de Möbius permet de modéliser la dualité du je proustien, tendu entre deux positions : le je du Narrateur qui n’a pas encore trouvé sa vocation et n’a pas écrit la Recherche (Proust avant 1909 selon l’auteur) et le je de Proust qui a déjà écrit la Recherche. Les « deux Proust », comme les appelle Th. Marchaisse, sont « topologiquement inséparables » (p. 97) comme les deux faces du ruban de Möbius, que l’on considère la « vraie vie » de Proust telle qu’on peut la lire dans la Recherche, ou bien sa « fausse vie », sa vie sociale et mondaine, sa biographie. La découverte de la structure de la Recherche comme anneau de Möbius aurait ainsi permis à Proust de réconcilier Proust avec Marcel, de « sauver » l’un par l’autre en quelque sorte. En ce sens, elle est « la clé d’une construction susceptible d’intégrer la totalité de son expérience » qui lui a permis « de surmonter toutes les disjonctions qui le bloquaient jusque‑là : essai ou roman, vérité générale ou enchantement poétique, intelligence ou sensibilité, histoire ou démonstration, vie dans les ténèbres ou littérature, etc. », mais aussi — et ce point est essentiel — le dire du narrateur et le faire de l’auteur : « C’est là qu’on mesure à quel point le retournement de la Recherche clarifie, en l’hypertrophiant, ce qui fait l’essence de tout énoncé performatif » (p. 98).
34Ce « retournement » désigne le point de torsion visible sur la figure et qui permet de passer d’un côté à son « envers » : ce point de suture est visible dans la Recherche au moment où le texte opère la jonction entre les deux je, celui de la structure narrative superficielle et celui de la structure profonde. Mais le texte ne peut opérer qu’une jointure approximative, aux prix d’incohérences, car il ne peut réellement — c’est‑à‑dire dans le temps réel de la lecture — superposer l’œuvre à venir et celle du Narrateur, le livre presque terminé auquel le Narrateur travaille et la Recherche elle‑même, livre déjà publié que le lecteur est en train d’achever : « ce moment final‑initial décisif où l’avers narratif de la Recherche vient se replier sur son revers logique est presque imperceptible » (p. 101) conclut Th. Marchaisse. Pourtant, dans ce « presque » s’exhibent les coutures apparentes de l’illusion mimétique que nourrit la fiction mise en place dans la Recherche :elles permettent, me semble‑t‑il, de faire tenir ensemble à la fois la possibilité et l’impossibilité de prendre réellement l’œuvre à venir du narrateur fictif pour la Recherche. Le fait que ces points de suture soient nécessairement visibles traduit justement le fait que la Recherche ne peut franchir réellement la frontière de la fiction : elle ne peut que mimer, le plus habilement possible, ce saut entre fiction et réalité et créer les conditions de possibilité de l’illusion dans l’esprit du lecteur.
35Th. Marchaisse accomplit ce « saut » en passant de l’idée abstraite de la structure de la Recherche à l’idée concrète telle qu’elle a pu se former dans l’esprit de Proust, et en cherchant dans le texte de la Recherche le scénario de la découverte de cette idée : si l’idée de son œuvre vient au narrateur chez le prince de Guermantes au cours d’une matinée musicale, c’est donc que la musique a joué un rôle dans la découverte de Proust. N’ayant pas d’appui supplémentaire pour poursuivre sa « métalecture », il s’en remet alors à la biographie de Proust : l’idée de la construction de la Recherche lui serait venue en mars 1909 à la lecture du roman de Romain Rolland, Jean‑Christophe, paru endix‑sept fascicules dans les Cahiers de la Quinzaine entre 1904 et 1912, et qui raconte l’histoire d’une vocation musicale invisible qui n’éclate qu’à la fin du livre. Ce rapprochement avait été suggéré, précise Th. Marchaisse, par Albert Thibaudet dans un article de 1920 intitulé « Un nouveau Jean‑Christophe ? » ; mais Thibaudet avait immédiatement reconnu l’absurdité d’une telle comparaison en la motivant par un simple geste d’opportunisme éditorial. Th. Marchaisse se propose, lui, de motiver par un geste critique fort et provocateur, le rapprochement non assumé par Thibaudet. En quelque sorte, il se substitue à Thibaudet pour écrire l’article qui correspond au titre fixé par le critique et qui n’a jamais été écrit réellement, puisque Thibaudet a désavoué la comparaison aussitôt qu’il l’a eu posée. Ce faisant, Th. Marchaisse montre que le roman de Romain Rolland peut être lu comme un anti‑modèle de la Recherche, qui a échoué là où la Recherche a réussi, justement par son absence de structure logique profonde : Romain Rolland ayant choisi de raconter par le biais de la littérature l’histoire d’une vocation musicale et n’étant pas lui‑même un compositeur qui a accompli sa « vocation », il ne peut s’identifier à son héros, et échoue à fournir à son roman le caractère performatif qui fait la réussite de la Recherche. En ce sens, Jean‑Christophe se condamne au statut d’ouvrage « idéologique » dont les considérations sur la création musicale ne peuvent s’intégrer pleinement au projet romanesque.
36Prolongeant les gestes d’invention critique déjà esquissés jusque‑là, Th. Marchaisse imagine ce qui a manqué à Jean‑Christophe pour être une œuvre réussie : il lui a manqué d’être un livret d’opéra écrit par un compositeur.
C’est d’ailleurs là une possibilité logico-musicale qui est restée inexploitée jusqu’à maintenant, mais dont il n’est nullement exclu qu’un compositeur s’empare quelque jour, afin de réaliser sa propre vocation invisible en la mettant performativement en musique (p. 104)
37propose Th. Marchaisse avec une forme de malice théorique. Ce faisant, il poursuit dans cette logique d’invention poétique :
Je reconnais qu’un tel retournement musical demeure une possibilité créatrice très théorique, et qui était de toute façon aussi inaccessible à Proust qu’à Rolland. Mais il est clair qu’elle a dû néanmoins faire beaucoup rêver et penser Proust à l’époque. (ibid.)
38Où le portrait de Proust en logicien prestidigitateur se mue en portrait de l’écrivain en précurseur avant‑gardiste de la critique créatrice. Ainsi, si l’on pousse la logique jusqu’au bout, on peut considérer que Th. Marchaisse propose de lire la Recherche comme une réécriture réussie de Jean‑Christophe par transposition du sujet de la « vocation invisible puis révélée » de la sphère musicale à la sphère littéraire, et par déplacement narratif et générique du roman à la troisième personne à la « démonstration à la première personne ». Selon les termes de l’auteur, « la relation Rolland-Proust offre un cas de transplantation pascalienne qui n’est pas moins curieux et instructif que le cas Augustin-Descartes identifié par Pascal lui‑même » (p. 105) : ou comment Pascal20 devient Pierre Bayard...
39Assumant désormais pleinement sa démarche de critique créateur, Th. Marchaisse imagine les difficultés rencontrées par Proust en les déduisant des contraintes posées par cette découverte de la forme à donner à son œuvre, ainsi que les moyens trouvés pour surmonter ces difficultés. Il tente ainsi de formuler les questions qu’a dû se poser Proust au fur et à mesure de l’élaboration de son projet d’écriture :
Et ici, Proust a dû commencer à réfléchir à la manière dont il allait mettre en scène son théorème final et coordonner les temps de son projet dogmatique. Car, en tant que récit, sa démonstration devait être écrite au passé, puisqu’elle serait constituée globalement et superficiellement de souvenirs, mais, en tant que démonstration, son récit devrait être pensé d’un bout à l’autre au futur, qui serait son temps logique profond. (p. 106)
40La série de questions suivies d’hypothèses théorico-biographiques, énoncées sur un mode conditionnel, qui proposent des réponses pratiques aux problèmes possiblement rencontrés par Proust, aboutit au constat suivant, énoncé à l’indicatif et élevé au rang de fait : « On voit comment ce dispositif dogmatique si particulier a fini par s’imposer progressivement à Proust » (p. 108). Th. Marchaisse désigne ce geste critique par le nom de « métalecture » : « j’espère d’ailleurs avoir montré que métalire la Recherche est une aventure de pensée à certains égards encore plus palpitante que la lire au premier degré » (p. 109). L’une des grandes déceptions du lecteur de la Recherche « au premier degré » réside en effet dans le constat que la « leçon d’idéalisme » à laquelle semble aboutir l’œuvre et qui est formulée dans le Temps retrouvé n’est au fond que la reprise et le ressassement des thèses en vogue à l’époque, à commencer par celles de l’ancien professeur de Proust, Alphonse Darlu. Car la véritable « leçon d’idéalisme » de la Recherche est à lire au second degré, à déduire : elle repose sur une conception idéaliste de la créativité. Après une mise au point sur l’idéalisme de Proust et ses sources — qui est l’occasion de faire d’une page sur la valeur de vérité de l’inversion sexuelle un « plagiat par anticipation » d’un fragment de la Logique du fantasme de Lacan —, Th. Marchaisse note le décalage qui existe entre l’idéalisme exposé dans le dernier volume et celui qui émerge de la structure logique de l’œuvre.
Le principe idéaliste fondamental de Proust renvoie […] à son expérience de la création, et on peut le faire tenir en une phrase : une seule Idée peut « sauver » toute vie créative. (p. 115)
41Cette Idée qui a permis la création de la Recherche, et donc l’accomplissement de la « vocation » de son auteur, c’est celle du ruban de Möbius : ainsi, les œuvres antérieures, bien que forgées à partir du même matériau littéraire, se trouvent frappées d’un « manque de valeur » ; « le corpus proustien est le lieu d’une véritable mutation épistémologique » (p. 119). Cette mutation tient en particulier au fait que Proust conçoive, selon Th. Marchaisse, la Recherche comme une démonstration, lui conférant ainsi le pouvoir de transformer une hypothèse en théorème : « toute démonstration un peu originale (c’est‑à‑dire qui n’est pas un simple exercice) est en elle‑même un processus créateur, ayant sa valeur théorique propre » (p. 120). Ainsi, dans une démonstration, tous les éléments se trouvent « hypervalués », et pas seulement l’hypothèse démontrée. Tous les fragments de sa pensée repris par Proust dans la Recherche se sont donc trouvés « hypervalués » par leur mise au service de la démonstration effectuée par l’œuvre : à partir de 1909, ce sont non seulement tous les éléments de la vie, mais aussi de l’œuvre de Proust, qui se sont trouvés « enrôlés dans sa démonstration » (p. 121).
42La « leçon » de la Recherche serait donc adressée aux apprentis créateurs dont le chemin de la vocation apparaît semé d’échecs et de renoncements : il faut et il suffit de trouver une Idée créatrice pour devenir créateur. Cependant, une partie de la « leçon » proustienne demeure inexprimable, en ce qu’elle est « surtout une leçon de geste, de pur faire théorique » :
On ne peut prétendre l’avoir saisie qu’en l’appliquant à son tour, c’est‑à‑dire non pas en la répétant, et encore moins en la ressassant, mais en la réinventant performativement à d’autres fins, ou du moins avec d’autres moyens. (p. 125)
43La « leçon » de Proust, donc, ne sépare pas la pensée de l’expérience : c’est ce qui fait qu’elle ne peut tenir dans aucun énoncé et ne peut s’exprimer qu’en s’accomplissant dans un acte créateur.
De quoi Comment Marcel devient Proust est‑il le titre ?
44La relecture de la Recherche menée par Th. Marchaisse sur le mode du déchiffrement, du décryptage, de l’explicitation des mécanismes et des objectifs implicites de l’œuvre, s’est donné pour objectif de mesurer la dimension et la portée philosophiques du projet proustien, en tentant de cerner la nature de son propos philosophique. Ainsi se dégage l’idée que la Recherche propose à son lecteur une « leçon », voire un « manuel », de créativité. Bien qu’aucune référence ne soit faite dans l’ouvrage aux travaux qui se sont penchés sur les liens entre la Recherche et la philosophie, on peut être tenté de rapprocher la conclusion de Th. Marchaisse de l’idée défendue par Joshua Landy dans son ouvrage Philosophy as Fiction: Self, Deception, and Knowledge in Proust21.
45L’ouvrage de Th. Marchaisse repose ainsi la question du genre de la Recherche et de la portée philosophique de l’œuvre littéraire à partir d’outils nouveaux, qui ne sont ni ceux dont disposait Proust, ni ceux dont use généralement la critique proustienne, dans un œcuménisme qui se saisit alternativement des concepts de l’analyse structurale, de la linguistique, de la logique et de la topologie mathématique pour forger une nouvelle catégorie générique inconnue dans les classifications établies par l’histoire littéraire et la poétique :« une démonstration philosophique qui ne serait pas corsetée au sein d’un appareil formel et conceptuel » (p. 131). Il semble cependant que la Recherche ne puisse y entrer qu’au prix de déformations coûteuses. Cela vient peut‑être du fait que l’analyse proposée par Th. Marchaisse fait malgré tout l’économie d’une véritable entreprise de définition des termes dont il use et qu’il propose de tenir pour équivalents : ainsi, l’idée de « théorie » vient‑elle recouper dans le flou de la terminologie adoptée tantôt celle de « structure logique », tantôt celle d’« enjeux philosophiques », tandis que le terme d’essai est ignoré.
46Il me semble qu’en orientant son lecteur sur la piste d’une « enquête » ou d’une lecture philosophique de la Recherche, Th. Marchaisse a contribué à l’égarer davantage. Or les termes de sa conclusion, significativement intitulée « Pour une instrumentalisation de la Recherche », lèvent un coin du voile jeté sur la nature et la portée véritables de sa démarche critique. Commençant par répondre aux objections que sa démarche ne peut manquer de soulever, il s’excuse : « Sans doute aurais‑je pu être plus prudent, et présenter comme des interprétations et des thèses ce que j’ai cru pouvoir établir comme des faits et des vérités » (p. 127). En effet, si l’on est d’abord séduit par l’ambition du propos, par le suspense d’un récit mené sur le mode de l’enquête, par un sens de la formule, qui en rendent la lecture stimulante et agréable, on est vite gêné par le sentiment que la « démonstration » de Th. Marchaisse tourne en boucle, en circuit fermé, parce qu’elle repose sur un mécanisme d’autovalidation qui exige du lecteur, pour y adhérer, d’admettre sans sourciller les présupposés exposés par le titre même de l’ouvrage : « Marcel devient Proust ». Cet « énoncé source » fait tenir ensemble les deux hypothèses que le lecteur doit admettre pour pouvoir valider la démonstration : le Narrateur est l’auteur, la Recherche est performative — et tout le reste est fiction, ajouterais-je...
47Il me semble que le problème soulevé ne relève pas d’un manque de prudence, mais au contraire d’un manque d’audace : l’auteur n’assume ni n’avoue le parti‑pris méthodologique qui fonde en réalité sa lecture et qui, si on se charge de le mettre au jour, en modifie à la fois la portée et le sens. L’ambition affichée de l’ouvrage se mue dans la conclusion en modestie qui en appelle à la participation active du lecteur : « J’espère qu’on se prendra aux règles de mon jeu de langage métadémonstratif, et tout autant pour essayer de l’améliorer que pour le mettre en défaut » (ibid.). Mais quelle est la nature exacte de ce jeu ? Il repose sur l’idée que le champ ainsi dégagé, celui des « Idées à la Proust », reste encore à explorer, en attente de nouvelles « transplantations » :
en explicitant les enjeux philosophiques de la Recherche, c’est‑à‑dire en esquissant la métathéorie de cet instrument d’optique théorique, mon but n’était pas seulement d’en proposer un certain usage possible, mais aussi de contribuer à multiplier ses usages. (p. 128)
48Ainsi, conclut-il, « on doit instrumentaliser l’œuvre de Proust » et on peut le faire de multiples façons : la voie choisie par Th. Marchaisse n’est qu’une manière possible d’instrumentaliser la Recherche, qu’il résume avec malice lorsqu’il reconnaît s’être appliqué « à fabriquer une sorte de Proust “Renaissance”, tout aussi anachronique et fallacieusement logicien que le saint Augustin de Boticelli est astronome et géomètre » (p. 129). Il semble qu’il faille donc donner à ce constat toute sa force critique : Th. Marchaisse signe là un portrait critique et fictif, autrement dit une « fiction critique » qui tire toute sa force heuristique de sa capacité créatrice.
49À y regarder de plus près donc, l’ouvrage ne doit pas être pris pour ce qu’il n’est pas, une démonstration. Il gagne au contraire à être lu pour ce qu’il ne dit pas qu’il est : une fiction théorique. Cette démarche critique, qui s’impose au fil de l’ouvrage, comme malgré l’auteur, s’appuie sur une série d’opérations de transposition et de transplantation génériques, d’expériences critiques reposant sur la spéculation, l’hypothèse théorique et l’invention de scénarios fictifs, qui en font un disciple de P. Bayard, dont il adopte volontiers le ton rigoureux, démonstratif et ludique. Dressons un inventaire des gestes d’invention critique proposés dans l’ouvrage :
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l’application d’outils théoriques, de démarches analytiques, de comparaisons et d’exemples délibérément choisis hors du champ de la critique littéraire traditionnelle ;
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l’invention de formules réduisant la totalité romanesque à un « énoncé source », et le jeu sur les variations possibles de cet énoncé minimal ;
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la mise en œuvre d’une logique possibiliste appliquée à la création poétique comme à la lecture critique ;
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l’évaluation du degré d’échec ou de réussite des œuvres littéraires, et la formulation de propositions concrètes d’amélioration des « œuvres ratées » ;
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la réécriture d’un article critique en vue de le faire correspondre au titre programmatique fixé par son auteur ;
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la mise au jour de filiations secrètes et insolites (Proust et Wittgenstein, Proust et Wiles, Proust et Rolland) qui proposent de redessiner les contours et les lignes de force de l’histoire littéraire, en inversant volontiers son cours chronologique (Proust comme « plagiaire par anticipation » de Lacan) ;
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le repérage de gestes d’invention critique au sein de la démarche de pensée et d’écriture des auteurs (portraits de Proust et de Pascal en précurseurs de la critique créatrice) ;
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la reconstitution imaginaire, mais soumise aux contraintes de la logique interne de l’œuvre à venir, du scénario d’élaboration de son projet d’écriture ;
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le va-et-vient constant entre les positions respectives du lecteur non averti, du lecteur critique et de l’écrivain, construisant un cheminement original qui tente de les tenir ensemble.
50Une fois mise au jour la véritable démarche critique de Th. Marchaisse et les présupposés qui la sous‑tendent, il devient possible d’accepter, comme il le propose, de lire la Recherche comme une autobiographie intellectuelle de Proust, pourvu qu’on prenne cette relecture pour ce qu’elle est vraiment. C’est à cette condition que l’on peut valider l’énoncé qui sert de titre à l’ouvrage : « Marcel devient Proust ». Ainsi peut‑on relire sous un autre jour désormais les phrases tirées de son entretien publié dans la Quinzaine littéraire comme un programme de critique créatrice appliquée à Proust, mais qui ne dit pas son nom :
C’est une sorte de chantier interprétatif. Lorsqu’on se pique de faire bouger un siècle de critique proustienne, il faut être modeste ; accepter de bricoler avec ses limites : on ne peut faire qu’ouvrir des voies, proposer des perspectives, ou des appuis nouveaux, pour d’autres chercheurs.
51Dans cette perspective, qui me paraît particulièrement féconde, je propose de donner pour nouveau titre à l’ouvrage de Thierry Marchaisse : Comment peut‑on lire au xxie siècle la Recherche comme une autobiographie ?